Les
conférences du Musée de la Maison d’Ecole
Pierre VAUX, instituteur et
martyr
Conférence de Jaques BROYER, Auditorium
des Ateliers du Jour à Montceau-les-Mines :
Inspecteur
de l’Education Nationale honoraire. Durant ses trente ans de carrière, dans
l’une de ses affectations professionnelles, Jacques BROYER eut en
responsabilité l’école du village de Longepierre. En fouillant quelques années
plus tard tous les aspects de l’affaire judiciaire et son contexte, il a
découvert la vie d’un homme exceptionnel qu’il fait revivre dans son ouvrage.
Le propos : (Texte fourni par le conférencier)
« Ma
première rencontre avec Pierre Vaux date de 1984, lors d’une visite de l’école
de Longepierre installée, contre toute attente, dans un ancien cabaret, celui
du coupable des incendies de 1851 qui ont conduit à envoyer Pierre Vaux,
instituteur de la commune au bagne de Cayenne d’où il n’est jamais revenu.
La
seconde rencontre est dans l’ouvrage
d’Auguste Buchot qui est paru initialement en 1883. Buchot refait alors le
récit des événements de Longepierre pour mettre en lumière la vérité et obtenir
la réhabilitation de Pierre Vaux. Voici, en résumant, les principaux éléments
de l’affaire :
-
Le
drame se noue dans la nuit du 2 au 3 mars 51 avec 2 incendies qui partent
simultanément de deux points opposés du village. On retrouve des traces
d’allumettes.
-
Huit incendies vont se produire au cours des mois
suivants. Pierre Vaux est alors arrêté ainsi que 4 autres personnes, tous élus
républicains en 1848. Ils sont condamnés sur la base d’un faux témoignage en
juin 52 qui prétend que les incendies sont l’œuvre d’une « société
d’incendiaires » qui se réunit chez Pierre Vaux.
-
Les
incendies vont se poursuivre jusqu’en 59. Au total, 65 maisons vont disparaître
sur les 104 que compte alors le village.
Il y aura deux autres procès qui auraient pu conduire à la vérité, les
vrais coupables de ceux de 51 seront arrêtés, le faux témoin avouera ses
mensonges le 7 décembre 55 mais les aveux disparaîtront et c’est à partir de ce
moment que l’on peut parler d’un « crime judiciaire ». Le procès de
52 ne sera jamais révisé. Entre temps, Pierre Vaux est parti au bagne de
Cayenne d’où il ne cesse de crier son innocence et où il meurt en 75 après
avoir connu d’autres épreuves.
Si
l’affaire n’était pas si tragique, on pourrait la comparer aux meilleurs
feuilletons de l’époque dont elle possède tous les ingrédients. Elle nous
révèle un homme hors du commun, immense :
-
Par
son attachement sans borne à la justice et à la vérité, indigné par l’injustice
sociale.
-
Par
son courage à imposer ces valeurs quoi qu’il arrive et face à qui que ce soit,
il se définit lui-même comme « inflexible ».
-
Par
sa rigueur morale
-
Par
sa capacité de résistance aux épreuves et à la souffrance morale et physique,
résistance puisée dans sa prime éducation
-
Par
l’affection qu’il porte à ses proches : c’est un frère et un père attentif
-
Par
sa culture aussi, son aptitude à l’écriture que l’on peut voir dans ses lettres
et quelques écrits de sa main.
A
la lecture du drame, on peut répondre aux questions : « qui a tué
Pierre Vaux ? » et plus ou moins à « qui est Pierre
Vaux ? », en revanche subsiste un ensemble de questions
sous-jacentes.
Comment
cet homme d’origine modeste, est-il devenu cet homme admirable,
exceptionnel ? D’où vient-il ? Quelle a été son évolution personnelle ?
Sa formation morale et intellectuelle ? Pourquoi s’est-il ainsi fracassé
contre l’adversité ? Quelles étaient ses fragilités ?
C’est
à ces questions que nous avons voulu répondre.
L’enfance
Pierre
Vaux est né à Molaise, devenu hameau d’Ecuelles en 32. Il est né en janvier 21
dans une famille de vignerons car Molaise, siège d’une abbaye, a encore des
vignobles à cette époque. Le milieu est modeste, 4 enfants sont déjà nés mais
la situation s’assombrit avec le décès du père en 22. La même année, un
cinquième enfant arrive. La mère doit trimer dur avec l’aide des proches sur
les terres qu’elle cultive. Deux ans plus tard, elle se remarie avec Emiland Gagey, huilier
et vigneron lui-aussi. De cette union
naîtront encore 4 enfants dont deux survivent. La fille ainée du précédent
mariage meurt aussi à 10 ans. La mort est constamment présente. Pierre Vaux
lui-même a été un enfant fragile, au développement lent, sa mère a eu peur de
ne pas le garder.
-
La famille est certainement un ancrage fort pour sa vie future : comme
toujours à la campagne, en cas de coup dur, les proches, oncles et tantes sont
là. Elle est protectrice. Pierre Vaux a toujours gardé des liens avec son frère
François et son demi-frère Vincent qui comme lui seront instituteurs. Emiland
Gagey est un homme bon qui ne fait pas de différence entre ses enfants et
favorise leur éducation.
- Pierre Vaux parle peu de lui. Sur
cette période, il dit avoir été élevé comme n’importe quel enfant de la
campagne. Cela signifie des conditions matérielles difficiles : on vit
dans une pièce commune, on ne mange, on ne porte sur soi, on n’utilise que ce
que l’on produit et l’on espère qu’il n’y aura pas de maladie ou de catastrophe
naturelle ou encore de crise viticole comme cela arrive régulièrement. On a peu
de contacts avec le monde extérieur et l’on travaille dès le plus jeune âge
pour survivre. L’enfance n’existe pas vraiment. En même temps, si l’on parvient
à l’endurer, cette précarité renforce au physique comme au moral : elle
immunise contre les épreuves. Le travail est au cœur de la vie et du quotidien.
La religion également : la Révolution a entraîné une certaine
déchristianisation des consciences, surtout chez les hommes, mais la Restauration
s’emploie à inverser la tendance, avec maladresse d’ailleurs, car les moines
qui tentent de redonner la foi aux paysans lors des « missions »
régulières au village, par la menace, vont en réalité semer le doute chez plus
d’un. On voit donc les valeurs qui imprègnent la prime enfance : l’effort,
le travail, la solidarité familiale, la foi religieuse où ce qui en tient lieu
pour le moment.
- C’est l’école qui va représenter
une étape majeure dans la vie de Pierre Vaux. Son frère François, né 4 ans
avant lui, l’y a précédé et représente le modèle de l’aîné. Dans cette partie
du département, on scolarise plus qu’ailleurs (paysages ouverts, voies de
communication…On trouve très tôt une école à Molaise par exemple). Toutefois,
en ce premier tiers du 19ème siècle, l’école primaire est encore
dans sa préhistoire. Lorsque Paul Lorain en 1833 sera chargé par Guizot d’un
état des lieux sur la France entière, il va découvrir une situation
catastrophique : les conditions matérielles sont mauvaises, les élèves nombreux
dans un local trop petit n’ont souvent pas de place pour s’asseoir. Les maîtres
n’ont pas eu de formation et se débrouillent avec une méthode
individuelle : les élèves viennent lire, écrire, compter tour à tour avec
le maître et s’ennuient le reste du temps, surtout ceux qui ne reçoivent pas
les trois enseignements car les parents payent plus ou moins cher selon le
nombre de matières enseignées. Comme le maître ne sait pas où donner de la
tête, les meilleurs élèves sont utilisés
comme répétiteurs : compte tenu de son parcours ultérieur et comme son
frère, on peut penser que Pierre Vaux a été un de ceux-là et qu’il y a là une
origine possible de sa vocation.
Pour
débuter la lecture, un manuel existe à peu près partout : la Croisette ou
Croix de Jésus qui sert de support pour apprendre à lire et à écrire à partir
de phrases apprises par cœur. L’entraînement
se fait le plus souvent sur les documents que les élèves apportent, les parents
y tiennent mais cela oblige également à utiliser la méthode individuelle. Un
autre ouvrage est utilisé pour l’entraînement : Simon de Nantua. C’ est
l’ancêtre du Tour de France par deux enfants. Ici, un colporteur parcourt avec un compagnon l’est de la France et prône
le travail et l’éducation partout où il passe. Un troisième manuel est sans
doute aussi en usage : la grammaire de Lhomond, premier ouvrage simplifié
de français destiné aux écoles, très complet qui explique les bases solides du
jeune Pierre Vaux dans ce domaine et restera pour lui un vadémécum y compris au
bagne. Autre point à noter : cette école est le règne du par cœur, pour
l’esprit critique on verra plus tard… Enfin, elle est inséparable de la religion, toutes les demi journées commencent
et finissent par la prière. Le curé veille. Le maître est tenu d’emmener ses
élèves à la messe, lui-même doit interrompre son enseignement pour les
obsèques, baptêmes, mariages… Religion,
travail, éducation : les valeurs du premier âge sont confortées par
l’école.
-
Dans
ce tableau d’une personnalité en construction, on ne peut manquer d’évoquer le
récit familial. Souvenons-nous que la période précédant la naissance de Pierre
Vaux est une période très mouvementée : Révolution, Empire, Restauration.
Il a neuf ans lorsqu’arrive la Monarchie de Juillet. Ses ancêtres encore
vivants en parlent et lui parlent de ce qui a marqué les campagnes. Ce récit doit faire son chemin dans son
esprit, lui suggérer des questionnements, un peu à la manière dont l’évocation
des deux dernières guerres par nos aïeux à fait son chemin dans le nôtre. Il a
contribué à faire son éducation citoyenne.
La jeunesse
Deux
périodes clefs sont à retenir sur cette période qui va de 1835 à 1842 :
- Pierre Vaux, apprend le métier de
sabotier à partir de 1835. Enfant de la campagne, il sait déjà faire beaucoup
de choses de ses mains. Ici, il se spécialise par l’apprentissage d’un métier
du bois qui va lui donner des connaissances utiles le moment venu. La
documentation sur ce métier souligne fréquemment que les sabotiers sont des
gens de fort caractère : ils vivent entre eux, loin des villages encore à
cette époque, s’opposent souvent aux gardes forestiers qui les soupçonnent de
rapiner le bois et de braconner… De retour à la maison, il exercera peu mais il
n’oubliera pas ce métier à Cayenne. Son activité principale reste depuis sa
sortie de l’école, la culture sur l’exploitation familiale. La famille continue
ainsi de le protéger.
- En parallèle, les hivers 39 et 40,
il est sous-maître chez son frère, instituteur à Viry en charolais. Depuis 1833,
une nouvelle page de l’histoire de l’Ecole est en train de s’écrire. François
Guizot a fait voter une loi qui oblige, entre autres, les communes à ouvrir une
école, à l’installer dans les conditions qu’il fixe, à financer le salaire de
l’instituteur (200 francs par mois auxquels s’ajoutent, comme par le passé, un
écolage versé par les parents chaque mois. Guizot a cependant recommandé un
tarif unique sans distinction entre les trois matières fondamentales :
0,50 pour lire, 0,60 pour écrire, 0,75 franc pour compter à Longepierre par
exemple). Il fait publier des séries de manuels dans différents domaines
envoyées gratuitement à toutes les écoles. Enfin, il demande la création
d’Ecoles normales dans les départements. Le travail du sous-maître est
variable : il peut décharger le maître en poste des tâches ingrates (l’apprentissage
de l’écriture, le service du curé… voir le conte d’Erckman-Chatrian Histoire
d’un sous-maître). Il peut servir de répétiteur lorsque l’enseignement reste
individuel, il peut avoir la charge d’une division lorsque la classe est
organisé en sections…A Viry, François a pris son frère sous sa protection et il
le prépare au concours d’entrée à l’école normale à la fois par l’observation
d’une classe, la pratique, l’échange d’idées sans doute sur cette pratique.
L’ancrage définitif de la vocation d’enseignant est bien là. L’ intérêt pour
cette mission sera encore présent à Cayenne où Pierre Vaux apprend à lire aux
indigènes de la colonie.
L’école normale
Celle
où entre Pierre Vaux se situe encore, en 1842, en face de la préfecture
actuelle alors palais épiscopal. C’est un ancien couvent. Elle déménage en 43
rue d’Egypte, parallèle à la Saône, un peu plus bas, dans le même quartier,
toujours dans un ancien couvent.
C’est
le moment déterminant pour l’évolution personnelle de Pierre Vaux, un véritable
bond en avant :
- Sur le plan humain, il retrouve là
des conditions de vie austères auxquelles il n’a pas de peine à
s’adapter : on travaille 12 heures par jour, 6 jours sur 7, on mange mal,
on assume les tâches ménagères en punition (le personnel est réduit car il ne
faut pas que les normaliens deviennent des « messieurs ») on prie et
on ne sort pas… On partage cependant ses jours avec des condisciples. La
rencontre avec d’autres jeunes gens est certainement l’occasion de découvertes
littéraires et de conversations sur les sujets les plus divers qui éveillent
l’esprit. Dans la promo de 42-44, on retrouve plusieurs normaliens qui suivront
un parcours politique similaire comparable à celui de Pierre Vaux. De même dans
la précédente avec un certain Désiré Barodet…
- Sur le plan professionnel, les
élèves sont censés assimiler le fameux Manuel des aspirants aux brevets de
capacité, vaste somme de connaissances dans tous les domaines dont la
pédagogie, la conduite d’une école, ce qui est nouveau dans la formation. On le
complète par l’étude des manuels en usage et par la pratique de classe dans une
école d’application créée en 1843. On peut parler d’une véritable formation au métier.
S’y ajoute une préparation à la fonction de secrétaire de mairie :
rédaction des actes, des courriers, budget…Les élus ne savent pas toujours lire
et écrire.
- Sur le plan intellectuel, outre
l’ouverture sur des connaissances nouvelles,
l’entraînement à la rédaction, même
sur des sujets de religion ou de morale, est bénéfique pour la
construction mentale des élèves et l’éducation de leur esprit critique. Les
quelques auteurs autorisés comme Bossuet, Fénelon, La Fontaine conduisent à
d’autres (lorsque la machine est lancée, on ne l’arrête plus…). Les auteurs du
siècle sont interdits par le pape, y compris d’ailleurs Lamartine , Hugo et
bien sûr tous les grands romanciers de la période considérés comme dangereux.
Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne circulent pas sous le manteau et avec l’aide
des professeurs… A l’EN, on lit beaucoup car après les études, on n’a que ça à
faire. Pour Pierre Vaux, au moins deux auteurs doivent être cités car il en
parle lui-même dans ses écrits :
Lamartine qu’il connaît sans doute avant l’EN et à l’E.N. en personne, il vient
en effet rencontrer les élèves en tant que président du Conseil Général lors de
la remise des prix (« vous êtes les missionnaires de l’intelligence »
leur dit-il en 42). C’est par lui qu’on arrive à Lamennais et au courant du
catholicisme social. C’est par ce courant que Pierre Vaux remet en question la
religion de son enfance et acquiert ses convictions nouvelles : foi en un
Dieu Providence et rejet de la religion établie et des prêtres pour la plupart
du côté des pouvoirs en place, justice sociale, vérité. Lamennais le renforce
aussi dans son adhésion à la valeur travail, à la défense d’un juste équilibre
entre les droits et les devoirs, au combat pour la justice sociale et même à la
libération des peuples. Lamennais invite clairement à affronter ceux qui
détournent les biens et le pouvoir à leur profit, aux prêtres qui couvrent ce
système. Lamennais a gardé une place particulière pour Pierre Vaux, c’est le
seul des porte-parole du catholicisme social qui a refusé de rentrer dans le rang
après la condamnation du pape par deux encycliques. C’est le socle sur lequel
Pierre Vaux fondera son adhésion à la République, son opposition face à ceux
qu’ils considèrent comme des oppresseurs, avec en outre le souvenir idéalisé
des républiques de l’antiquité. Il y a sans doute eu d’autres influences car
Pierre Vaux est un lecteur assidu : Rousseau et les philosophes des
lumières, Michelet, Louis Blanc, Pellico poète et résistant italien. Son fils évoque des auteurs comme Jean Hüss,
Savonarole, Etienne Dolet, Socrate que son père lisait à Cayenne…Pierre Vaux
les a connus au cours de ses études et retrouvés lorsqu’il s’est occupé de la
bibliothèque du gouverneur à Cayenne. Ce sont tous des hommes en rupture, voire
des martyrs.
L’EN
confirme ce que nous avons perçu dès l’école primaire et qui a muri durant les
hivers passés à Viry : une passion pour le métier d’enseignant et un goût
affirmé pour les idées. Le premier projet dont il parle à son épouse depuis
Cayenne lorsqu’il songe à s’établir, est celui d’ouvrir une école dans un
village…
Longepierre
Muni de son diplôme du 1er
degré, avec lequel il pourrait briguer une école primaire supérieure, voilà
Pierre Vaux à Longepierre en 1844. C’est désormais un homme accompli. Il est
solide physiquement, grand, les yeux gris comme le décrit la presse lors de son
procès. C’est aussi un homme cultivé, évidemment plus que la moyenne de ses
contemporains. Sans en tirer de l’orgueil, il en est fier. Deux points doivent
cependant être rappelés : d’une part ces hommes très bien éduqués sont mal
payés dans une époque où le statut social passe par le revenu et le degré
d’imposition. Ils perçoivent 200 F par an plus les frais d’écolage payés par
les parents, guère plus qu’un journalier, le kilo de pain coûte alors 0,30 c.
Si l’on se souvient que le vote est censitaire jusqu’en 48, ils n’atteignent
pas, le plus souvent, le seuil nécessaire pour les municipales (seuls 10% des
hommes les plus imposés votent, ce qui placent la plupart des artisans et les
propriétaires moyens devant les instituteurs… pour les niveaux supérieurs
(canton, assemblée nationale) le niveau est encore plus élevé. D’autre part, la
loi Guizot les a placés dans la dépendance du maire et du curé via un comité
local de surveillance, alors que de par leur niveau d’études, ils peuvent
aisément dominer les affaires communales.
A Longepierre, Pierre Vaux est accueilli avec un peu de réticence :
on se méfie de ce normalien sans doute exigeant, porteur d’idées nouvelles sur
l’école et la religion, qui risque de se montrer supérieur à ceux qui tiennent
la commune. D’autres candidats sont sur les rangs pour le poste, certains
conseillers municipaux préfèreraient une seule école, mais privée. Il est
cependant agréé puis il fait sa place dans le village : il devient
secrétaire de mairie, se marie avec Irma Jeannin, il en aura 5 enfants. Tout
semble aller pour le mieux…
Distinguons
deux périodes :
-
De 1844
à 1850 : d’emblée, il met ses convictions en œuvre. Elles sont d’autant
plus fortes qu’elles sont toute neuves. Il se bat pour améliorer son école et
sa situation professionnelle. Il obtient avec fermeté un local plus grand, le
prix unique pour tous les élèves quels que soient les enseignements reçus,
commence à parler de gratuité que l’on pourrait assurer grâce à l’argent que
rapportent les communaux loués depuis 39, une augmentation de son salaire de
secrétaire en mettant sa démission dans la balance (il faut dire qu’il n’est
payé que 80 francs et achète ses fournitures de bureau !). Il prend aussi position sur certaines
décisions municipales (l’usage des terrains communaux pour le seul profit des
propriétaires par exemple puisque ceux-ci ont fait interdire le pacage par les
petits animaux que possèdent les plus pauvres, en plus, c’est la commune qui
paye les impôts fonciers et l’entretien de ces terrai). Dans ces
attitudes, il se heurte forcément à ceux
qui détiennent le pouvoir dans la commune : les élus et les propriétaires.
Bien qu’il continue de chanter à l’église ( par tradition l’instituteur est
chantre), il prend ses distances avec le curé auquel il a confié ses
convictions spirituelles.
Tout
cela avec la détermination que lui donnent ses convictions apprises chez
Lamennais et l’ aisance naturelle que lui donne sa culture.
La
Révolution de 48 arrive. Sans haine pour le Roi, il accueille le
changement « avec bienveillance » dit-il et surtout loyalement.
C’est comme on dit à l’époque « un républicain du lendemain ». Il
voit soudain une voie nouvelle qui s’ouvre dans laquelle il s’engage avec
enthousiasme. Il n’accepte pas que les hommes en place traînent les pieds. Par
exemple, dans la plupart des villages, on a fait la fête sur la place, on a élu
clairement les représentants qui doivent se réunir au chef-lieu de canton pour
préparer les élections. Ici, pas de fête et des élus qui se désignent en
catimini à deux reprises. Pierre Vaux leur fait savoir. Il n’accepte pas non
plus la position hostile du curé : à l’office, on doit désormais chanter
« Dieu sauve la République » au lieu de « Dieu sauve le
roi », le curé fait chanter « Dieu sauve le peuple » ce qui est
chargé de référence aux souffrances de 1789…Pierre Vaux réagit vivement et
quitte sa fonction de chantre.
Il
va devenir peu à peu le référent des républicains locaux qu’il conseille comme
secrétaire lorsqu’ils prennent la mairie. C’est ainsi qu’il fait mettre en
location les dernières parcelles de communaux pour que les pauvres puissent
cultiver et manger. Cela agace un peu plus les propriétaires qui voient
disparaître des terres dont ils disposaient gratuitement et de la main d’œuvre
potentielle pas chère. Il va aussi faire supprimer l’indemnité de 150 F. payée
au curé. La préparation des élections municipales de juillet 48 va achever de
dresser notables et curé contre l’instituteur. Celui-ci prononce au cabaret un
fameux discours digne de Karl Marx.
Cependant, les espérances de 48 n’ont pas duré,
la République s’achève lors des émeutes de fin juin et l’élection de
Louis-Napoléon en décembre . Dès 49 la répression s’abat sur les instituteurs
accusés d’être à l’origine des désordres de juin 48 qui ont scellé la fin de la
révolution. D’une part, on accuse l’école de Guizot et les EN d’avoir mis de
mauvaises idées dans les esprits, d’autre part leur ministre Carnot leur avait
donné pour mission d’expliquer, dès mars 48, aux futurs électeurs les nouvelles
règles du suffrage universel. Pierre Vaux ne tombe pas en 49, c’est un bon
instituteur auquel il est difficile de reprocher quelque chose. En janvier 50,
la Loi de Parieu accentue les mesures de suspension et de révocation. Bonne
occasion pour l’abattre, d’autant que le département et tout particulièrement
le chalonnais sont restés plus républicains que la moyenne nationale, les
différentes élections le montrent. Un préfet à poigne, Leroy, a été tout
spécialement nommé à cet effet. Au printemps 50, Pierre Vaux est victime de ces
mesures : « relations, esprit de désordre », le motif est
maintes fois utilisé contre ses collègues. Lui, avait déjà un dossier depuis
ses débuts à Longepierre, en outre il a sans doute fait deux erreurs :
l’envoi d’un « billet » à l’un de ses collègues secrétaire de mairie
signé « Vaux, républicain rouge » et une participation à une réunion
en faveur de candidats républicains lors d’une élection partielle à Chalon…
-
De 50
à 51 : Pierre Vaux n’a plus de travail ni de logement. Il reprend la
culture avec ses beaux frères sur le lopin de sa femme, travaille dans une
briqueterie. Arrivent les élections municipales de janvier 51. Il est élu maire.
Le préfet nomme un autre homme de sa liste : Gallemard, le cabaretier qui
désormais va tout faire pour se débarrasser de lui et de ses amis entrés en
opposition, en utilisant l’arme du crime. Il n’aura pas de peine puisque ce
sont aussi les intentions du pouvoir en place : se débarrasser de tous les
républicains. Gallemard n’est sans doute qu’un agent indirect du régime par
cupidité personnelle et pour protéger ses propres exactions. C’est dans ce
contexte que commencent les incendies et c’est dans le cadre de l’enquête que
commencent les tracasseries judiciaires contre Pierre Vaux (on l’accuse de
voler du bois, d’avoir falsifié des documents pour défendre les pauvres…en
vain), on le met en garde à vue en mai 51. Comme on n’en tire rien et que les
incendies continuent Gallemard fait jouer sa pièce maîtresse, un pauvre homme
du nom de Balleaut. Gallemard lui dicte l’accusation d’une société
d’incendiaires dirigée par Pierre Vaux. (avril 52) Tous les détails sont faux
et facilement démontables mais ils vont conduire à l’arrestation de Pierre Vaux
en mai 52, à son procès les 24 et 25 juin avec 4 autres républicains et à leur
condamnation aux travaux forcés pour lui-même et 3 d’entre eux.
Les
années à Longepierre révèle un homme fragile :
Il
n’a pour seule arme que sa foi en un Dieu- providence et l’amour de son
prochain, il reste longtemps persuadé que les gens qu’il défend lui sont tous
favorables, qu’il n’a pas d’ennemi. L’ambiance du village est tout autre.
Il
n’a aucun appui, pas d’argent donc facile à abattre. Il est seul. A son procès,
personne ne se lève : ni Lamartine, ni Leroyer, avocat qui deviendra
ministre sous la troisième république. Les autres se cachent ou sont partis.
Il
n’a pas vu les dangers : celui que représentait le personnage cupide et
retors du cabaretier, celui du nouveau pouvoir en place par ses hommes de main,
celui de la situation particulière du département de Saône et Loire, plus
républicain que la moyenne et très surveillé à ce titre.
Il
n’a pas de formation politique. Il n’appartient à aucun club, n’a pas lu les
penseurs révolutionnaires comme Marx ou Proudhon qui commencent à produire des
analyses utiles pour l’action. Il n’a pour l’heure que celles de Lamennais. Or,
l’opposition de Lamennais « riches contre pauvres » n’est pas
opératoire car les pauvres dans la France rurale de 1840 ne sont pas
ouvertement opposés aux riches, leur principal souci est de ne pas tomber dans
l’indigence et dès qu’ils le peuvent de grappiller un peu de propriété par tous
les moyens ; en attendant ils sont soumis aux riches dont ils dépendent
pour vivre ( comme métayers, journaliers ou manouvriers). Egalement, Lamennais l’a convaincu qu’il suffit aux
pauvres de vouloir gagner puisqu’ils
sont les plus nombreux. Marx démontrera qu’il faut aussi tenir compte des
contradictions de classes et d’intérêts, de ce qu’il appelle « l’aliénation ».
Admiré par les jeunes gens de l’époque, Lamartine a fait les mêmes erreurs.
Il
est fier, inflexible. A plusieurs reprises, il lui aurait suffi de se mettre en
retrait pour se sauver.
Dans
ses fragilités, se trouve aussi la grandeur de Pierre Vaux.
Pour conclure et se souvenir
Pour conclure et se souvenir
Il
faudra du temps à Pierre Vaux pour comprendre qui sont les vrais
coupables de sa chute et que les hommes en place ne reconnaîtront jamais son
innocence. Cela leur est impossible. Il restera donc au bagne jusqu’à sa mort.
Il écrira depuis Toulon, Brest et Cayenne des lettres touchantes à son épouse,
à ses enfants, à des proches. La séparation de ses proches est une terrible
épreuve. Il y raconte sa vie, ses espoirs et ses moments de tristesse profonde.
Les mots sont une manière de dire sa souffrance et de la tenir un peu à
distance. Au passage, on peut noter que la langue qu’il utilise est d’une rare
élégance. Les lettres à Irma et le mémoire qu’il rédige pour sa défense nous
donnent enfin quelques éléments sur sa personnalité. Au bagne, il a un emploi
protégé grâce à la protection du gouverneur qui a très vite compris à la fois
le crime judiciaire contre cet homme et ses immenses qualités, il va d’ailleurs
l’aider dans ses démarches pour faire émerger la vérité à partir de 1855. Cette
éventualité restant inenvisageable pour le pouvoir, il finit par faire venir sa
famille, comme la loi l’y autorise après 8 ans de peine et une installation à
demeure. Il n’a alors plus grand espoir quant à sa situation. Leur vie n’est
pas du tout celle que la publicité dans la presse la décrit à propos de ces
nouveaux bagnards qui vont faire du territoire un eldorado. Elle est très
difficile, marquée pour la famille par de terribles épreuves : maladies, malnutrition,
décès… Le martyre continue sous une autre forme. Ses fils et sa fille
survivants raconteront tout cela à leur retour car tous vont rentrer après le
décès de Pierre Vaux en Janvier 1875.
Il
meurt après avoir été torturé depuis un procès inique jusqu’aux silences
méprisants du pouvoir à son égard, sans
même savoir qu’une grâce lui a été accordée juste avant la chute de l’Empire.
Mais peu lui importait la grâce puisqu’il criait son innocence. La troisième
république mettra encore 22 années pour l’innocenter et le réhabiliter au terme
d’un combat ardent de Pierre-Armand Vaux, le fils aîné. Il faudra aller jusqu’à
modifier la loi existante à l’Assemblée nationale. La cour de cassation,
aussitôt saisie après le vote, a été à la hauteur de sa tâche : J.P. Manau
prononce un réquisitoire émouvant en décembre 1897, il critique alors de
manière ferme les magistrats de 52 et 55. Manau prononcera aussi le
réquisitoire en faveur de Dreyfus en 1906
et rappellera, avec émotion, l’affaire Pierre Vaux à cette occasion.
Grâce à ce nouvel éclairage sur Pierre Vaux que
j’ai voulu apporter, puissions-nous désormais garder en mémoire l’homme immense
et porteur de valeurs toujours actuelles. »
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