samedi 22 juin 2019

Le taille-plume


L’encre et la plume
(Première partie)
Une histoire de taille



Petit problème

Sachant qu’une oie pouvait fournir entre 10 et 12 plumes de qualité et qu’un « écrivain » utilisait en moyenne 5 plumes par jour, combien de personnes étaient-elles employées par la banque d’Angleterre qui consommait en moyenne (dans la première moitié du XIXe siècle) environ 27 millions de plumes de Saint-Pétersbourg par an ?





Si à la fin du 12ème siècle, l’enseignement est quasiment entièrement détenu par l’Église, la naissance des universités va peu à peu bouleverser cet ordre. Les scribes laïcs qui collaboraient avec les moines s’organisent alors en ateliers autour des universités et inaugurent pour ainsi dire la laïcisation de l’écriture pour fournir les documents nécessaires aux études (de la logique, des mathématiques, du droit ou de la philosophie). L’écriture devient désormais accessible à la bourgeoisie marchande qui fait gonfler la clientèle des ateliers laïcs. La demande allant croissant, ces scribes créent des guildes et des confréries de manière à protéger leurs techniques et secrets de fabrication, car l’apprêt des plumes devient un art véritable.



Taille-plume de la fin du XVIIIe siècle Manche en os sculpté, deux lames coulissantes (©couteaux-jfl)


Au 17ème et 18ème siècle le commerce de plumes d’écriture devient une affaire européenne. La Russie, la Lituanie, la Pologne ou la Poméranie se forgent une solide réputation mais les plumes les plus renommées venaient de Hollande : leur panache blanc leur conférait beaucoup d’élégance. En France, les villes d’Orléans et d’Auvillar dans le Tarn-et-Garonne connurent la célébrité. Auvillar fut favorisée par une région aux denses élevages de volailles et sa production s’éleva à la fin du 18ème siècle à plusieurs centaines de milliers de plumes qui s’exportaient jusqu’en Espagne.


Taille-plume (musée du scribe)


La préparation des plumes

Chaque aile d’oie ne donnait que quelques plumes (rémiges) de grande qualité dites  « plumes de marque  » à canon très large. La plume à écrire subissait un traitement assez complexe qui pouvait durer plusieurs jours, et qui consistait à rendre le canon plus dur, pour une meilleure et durable utilisation.



Essuie-plume (musée du scribe)


Ensuite intervenait la taille qui se faisait au couteau de « tailleur », l’entretien incombant par la suite à l’utilisateur grâce au taille-plume « automatique » inventé au 19ème siècle. Les plumes d’oie, de cygne, d’aigle et de dindon étaient utilisées pour les écritures de grosseurs moyenne et grande tandis que celles de canard et de corbeau étaient destinées à l’écriture fine, au dessin et aux travaux minutieux. Au Moyen-âge furent aussi utilisées les plumes de pélican, de faisan ou de paon.
Les plumes dont le tuyau s’oriente vers la droite quand on les tient dans la main qui écrit, proviennent de l’aile gauche et étaient privilégiées par les droitiers (les gauchers existaient-ils ?), mais les plumes de l’aile droite (tuyau orienté vers la gauche) devaient bien être utilisées elles-aussi…



Taille-plume, ébène-bronze-fer (musée du scribe)


Toujours est-il que l’époque la plus favorable pour la collecte des plumes coïncidait avec celle de la mue car les plumes se trouvaient alors dans une période facilitant leur traitement ultérieur.
La plume, recouverte d’une membrane graisseuse renfermant la moelle, avait tendance à ramollir. Il fallait donc procéder à la « clarification » et à la « trempe » afin d’y remédier et durcir la plume.



Encyclopédie Diderot


La taille de la plume

« On commence par raccourcir la plume, arracher les barbules superflues et ôter les duvets. L’instrument ayant été durci, on coupe obliquement l’extrémité du côté du ventre, on en fait autant pour le dos, puis on incise la fente de ce côté avec le tranchant du couteau que l’on glisse dans le tuyau, en prenant bien garde de ne pas trop enfoncer la lame. En effet, il est toujours préférable d’agrandir la fente par éclatement, ce qui présente l’avantage de la garder fermée. Par le canal ainsi formé s’écoulera l’encre. Ensuite, on retourne la plume et on lui fait une grande ouverture sur le ventre, on évide l’extrémité de part et d’autre de la fente. Enfin, pour tailler le bec, on pose le dessous de la plume sur une surface dure et lisse, et on place le canif sur le tranchant à l’endroit où l’on veut couper. »



Taille-plume, ébène-bronze-fer (collection musée)


Ce dernier coup que les maîtres de l’art appellent le  « tact », devait être fait subtilement, de manière vive et nette. Cette taille date du 18ème siècle. Un tel doigté nécessitait une parfaite connaissance de la qualité des différentes plumes, afin de les soumettre à un véritable et difficile travail d’artiste. Ces manipulations qui ne souffraient d’aucune erreur, pour atteindre la perfection exigée par les calligraphes et utilisateurs professionnels de l’époque.



Taille-plume, ébène-bronze-fer (collection musée)



Cinq plumes par jour…

À ce rythme, on imagine la fréquence à laquelle chaque « écrivain » devait tailler sa plume ! Si certains champions « tailleurs » pouvaient tailler, à la main, jusqu’à 100 plumes par heure dans les manufactures, ce n’était pas le cas des néophytes. Des accessoires pour ne pas user trop vite les plumes firent ainsi leur apparition comme par exemple le rafraichissoir à grille ou à lame et le taille-plume à mécanisme simple ou à canivet. Les accessoires les plus sophistiqués étaient même de taille à remplacer un tailleur de plumes ambulant qui, à l’image de l’aiguiseur, sillonnait les rues des villes pour « tailler » à domicile.





La chance des écoliers

La rapide diffusion de la plume métallique, apparue en Angleterre au milieu du 19ème siècle, est venue mettre fin à l’industrie de la plume naturelle et sauva du même coup la tranquillité des institutrices et instituteurs, les délestant de la laborieuse tâche de « taille » des plumes qui les aurait attendus à la suite de l’obligation scolaire et de l’afflux d’élèves !







Les techniques de fabrication de l’encre elles-aussi évoluèrent, les produits utilisés autrefois tels les  pigments naturels, les végétaux, les graisses animales furent peu à peu remplacés par d’autres plus chimiques, grâce aux recherches des plus grands fabricants comme J. GARDOT - ANTOINE - HERBIN - PERINE GUYOT - BLAISE PASCAL - TRIPARD POUX - PARKER -   PELIKAN - KELLERS - UHU - WATERMAN...

Mais ceci est une autre histoire qui vous sera contée dans la deuxième partie…



SOURCES :

COHEN M. et PEIGNOT J., Histoire et art de l’écriture, Éditions Robert Laffont, Paris, 2005
Collectif, Le livre des symboles, réflexions sur des images archétypales, Taschen, Köln, 2010
Sous la direction de GARENFELD B., Stylos, plumes et crayons, Éditions H.F. Ullmann, Potsdam, 2010
JEAN G., L’écriture mémoire des hommes, Éditions Découvertes Gallimard, Paris, 1987
ROBERT B., Les instruments de l’écriture, de l’outil confidentiel à l’objet public, Éditions Alternatives, Paris, 2008
POMEL, Fabienne (dir.). Cornes et plumes dans la littérature médiévale : Attributs, signes et emblèmes.Nouvelle édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010



P.P

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire