L’encre
et la plume
(Première
partie)
Une histoire de taille
Petit problème
Sachant
qu’une oie pouvait fournir entre 10 et 12 plumes de qualité et qu’un
« écrivain » utilisait en moyenne 5 plumes par jour, combien de
personnes étaient-elles employées par la banque d’Angleterre qui consommait en
moyenne (dans la première moitié du XIXe siècle) environ 27 millions de plumes
de Saint-Pétersbourg par an ?
Si à la fin
du 12ème siècle, l’enseignement est quasiment entièrement détenu par
l’Église, la naissance des universités va peu à peu bouleverser cet ordre. Les
scribes laïcs qui collaboraient avec les moines s’organisent alors en ateliers
autour des universités et inaugurent pour ainsi dire la laïcisation de
l’écriture pour fournir les documents nécessaires aux études (de la logique,
des mathématiques, du droit ou de la philosophie). L’écriture devient désormais
accessible à la bourgeoisie marchande qui fait gonfler la clientèle des
ateliers laïcs. La demande allant croissant, ces scribes créent des guildes et
des confréries de manière à protéger leurs techniques et secrets de
fabrication, car l’apprêt des plumes devient un art véritable.
Au 17ème
et 18ème siècle le commerce de plumes d’écriture devient une affaire
européenne. La Russie, la Lituanie, la Pologne ou la Poméranie se forgent une
solide réputation mais les plumes les plus renommées venaient de
Hollande : leur panache blanc leur conférait beaucoup d’élégance. En
France, les villes d’Orléans et d’Auvillar dans le Tarn-et-Garonne connurent la célébrité. Auvillar fut favorisée par
une région aux denses élevages de volailles et sa production s’éleva à la fin
du 18ème siècle à plusieurs centaines de milliers de plumes qui s’exportaient
jusqu’en Espagne.
La
préparation des plumes
Chaque aile d’oie ne donnait
que quelques plumes (rémiges) de grande qualité dites « plumes de
marque » à canon très large. La plume à écrire subissait un traitement
assez complexe qui pouvait durer plusieurs jours, et qui consistait à rendre le
canon plus dur, pour une meilleure et durable utilisation.
Ensuite intervenait la
taille qui se faisait au couteau de « tailleur », l’entretien
incombant par la suite à l’utilisateur grâce au taille-plume « automatique »
inventé au 19ème siècle. Les plumes d’oie, de cygne, d’aigle et de
dindon étaient utilisées pour les écritures de grosseurs moyenne et grande
tandis que celles de canard et de corbeau étaient destinées à l’écriture fine, au
dessin et aux travaux minutieux. Au Moyen-âge furent aussi utilisées les plumes
de pélican, de faisan ou de paon.
Les plumes dont le tuyau
s’oriente vers la droite quand on les tient dans la main qui écrit, proviennent
de l’aile gauche et étaient privilégiées par les droitiers (les gauchers
existaient-ils ?), mais les plumes de l’aile droite (tuyau orienté vers la
gauche) devaient bien être utilisées elles-aussi…
Toujours est-il que l’époque
la plus favorable pour la collecte des plumes coïncidait avec celle de la mue
car les plumes se trouvaient alors dans une période facilitant leur traitement
ultérieur.
La plume, recouverte d’une membrane graisseuse renfermant la moelle, avait tendance à ramollir. Il fallait donc procéder à la « clarification » et à la « trempe » afin d’y remédier et durcir la plume.
La plume, recouverte d’une membrane graisseuse renfermant la moelle, avait tendance à ramollir. Il fallait donc procéder à la « clarification » et à la « trempe » afin d’y remédier et durcir la plume.
La
taille de la plume
« On
commence par raccourcir la plume, arracher les barbules superflues et ôter les
duvets. L’instrument ayant été durci, on coupe obliquement l’extrémité du côté
du ventre, on en fait autant pour le dos, puis on incise la fente de ce côté
avec le tranchant du couteau que l’on glisse dans le tuyau, en prenant bien
garde de ne pas trop enfoncer la lame. En effet, il est toujours préférable
d’agrandir la fente par éclatement, ce qui présente l’avantage de la garder
fermée. Par le canal ainsi formé s’écoulera l’encre. Ensuite, on retourne la
plume et on lui fait une grande ouverture sur le ventre, on évide l’extrémité
de part et d’autre de la fente. Enfin, pour tailler le bec, on pose le dessous
de la plume sur une surface dure et lisse, et on place le canif sur le tranchant
à l’endroit où l’on veut couper. »
Ce dernier coup que les
maîtres de l’art appellent le « tact », devait être fait
subtilement, de manière vive et nette. Cette taille date du 18ème siècle. Un
tel doigté nécessitait une parfaite connaissance de la qualité des différentes
plumes, afin de les soumettre à un véritable et difficile travail d’artiste. Ces
manipulations qui ne souffraient d’aucune erreur, pour atteindre la perfection
exigée par les calligraphes et utilisateurs professionnels de l’époque.
Cinq
plumes par jour…
À ce rythme, on imagine la
fréquence à laquelle chaque « écrivain » devait tailler sa plume !
Si certains champions « tailleurs » pouvaient tailler, à la main,
jusqu’à 100 plumes par heure dans les manufactures, ce n’était pas le cas des néophytes.
Des accessoires pour ne pas user trop vite les plumes firent ainsi leur
apparition comme par exemple le rafraichissoir à grille ou à lame et le
taille-plume à mécanisme simple ou à canivet. Les accessoires les plus
sophistiqués étaient même de taille à remplacer un tailleur de plumes ambulant
qui, à l’image de l’aiguiseur, sillonnait les rues des villes pour « tailler »
à domicile.
La
chance des écoliers
La rapide diffusion de la
plume métallique, apparue en Angleterre au milieu du 19ème siècle,
est venue mettre fin à l’industrie de la plume naturelle et sauva du même coup
la tranquillité des institutrices et instituteurs, les délestant de la laborieuse
tâche de « taille » des plumes qui les aurait attendus à la suite de
l’obligation scolaire et de l’afflux d’élèves !
Les
techniques de fabrication de l’encre elles-aussi évoluèrent, les produits utilisés
autrefois tels les pigments naturels, les végétaux, les graisses animales
furent peu à peu remplacés par d’autres plus chimiques, grâce aux recherches des
plus grands fabricants comme J. GARDOT - ANTOINE - HERBIN - PERINE GUYOT -
BLAISE PASCAL - TRIPARD POUX - PARKER - PELIKAN - KELLERS - UHU -
WATERMAN...
Mais ceci est une autre histoire qui vous sera contée dans
la deuxième partie…
SOURCES :
COHEN M. et PEIGNOT J., Histoire et art de l’écriture,
Éditions Robert Laffont, Paris, 2005
Collectif, Le livre des symboles, réflexions sur des
images archétypales, Taschen, Köln, 2010
Sous la direction de GARENFELD B., Stylos, plumes et
crayons, Éditions H.F. Ullmann, Potsdam, 2010
JEAN G., L’écriture mémoire des hommes, Éditions
Découvertes Gallimard, Paris, 1987
ROBERT B., Les instruments de l’écriture, de l’outil
confidentiel à l’objet public, Éditions Alternatives, Paris, 2008
POMEL, Fabienne (dir.). Cornes et plumes dans
la littérature médiévale : Attributs, signes et emblèmes.Nouvelle
édition [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2010
P.P
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