samedi 17 août 2019

Jacques Ozouf dans "Cent ans d'école"



Retour sur une enquête
Suite de l’article  « L’idée républicaine à l’école avant 1914 »


Elève de l’Ecole Normale de Mâcon, promotion 1909-1912 (collection musée)



Image des Maîtres d’avant 1914

La publication du livre Cent Ans d’Ecole par notre musée en 1981 fut l’occasion de réunir un groupe de travail local et d’illustres chercheurs en éducation parmi lesquels participèrent Antoine Prost, Georges Duby, Jacques Ozouf, Pierre Caspard, Serge Chassagne, Yves Lequin ou encore Guy Vincent. Cent ans après les lois Ferry, il s’agissait de conter fidèlement la naissance de l’école de la République et de fixer un instantané des maîtresses et des maîtres de cette époque. Retour sur une enquête…







Jacques Ozouf s’intéresse à l’école depuis les années 1962-1963, date à laquelle il eut l’idée d’entreprendre, par voie postale, une enquête d’opinion rétrospective auprès des instituteurs français ayant exercé avant 1914 (voir l’article https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2018/03/les-hussards-noirs-de-la-republique.html#more). Il avait alors envoyé 20 000 questionnaires et obtenu 4 000 réponses. Il a présenté un certain nombre de résultats en 1967 dans « Nous les maîtres d’école, Autobiographie d’instituteurs de la Belle Epoque » (Juillard).

Questionnaire sur la période avant 1918

Ecole Normale d’institutrices de Mâcon, promotion 1894-1897 (collection musée)





Jacques Ozouf poursuivit ses recherches sur l’école (contenu de l’enseignement, manuels scolaires, journaux pédagogiques, vie associative des instituteurs) dans de nombreux articles et sur l’alphabétisation dans le livre publié en 1977 avec François Furet : « Lire et écrire, l’alphabétisation des français de Calvin à Ferry »  (Editions de Minuit).
A l’occasion du centenaire des lois Ferry, Jacques Ozouf dressa le bilan critique de son enquête initiale pour le groupe de travail du musée de la Maison d’Ecole de Montceau. Peu après, à sa demande, des instituteurs de Montceau et du Creusot vont travailler sur son questionnaire initial afin de l’adapter à la période de l’entre-deux-guerres.
Le musée publiera la réflexion de Jacques Ozouf en 1981 dans « Cent ans d’Ecole » (pages 26 à 32) :

Texte de Jacques Ozouf






Questionnaire sur la période de l’entre-deux-guerres


Ecole de garçons de Gueugnon (71), 1936 (collection musée)







Après ce bilan tout en modestie, Jacques et Mona Ozouf publieront en 1992, La République des Instituteurs, (Paris. Gallimard. Le Seuil), ouvrage qui prendra appui lui aussi sur l’enquête de 1960, l’histoire ne finit jamais vraiment…






Ce livre fut salué par tous et notamment par François Jacquet-Francillon de l’IUFM de Versailles :

« La République des Instituteurs, est le résultat d'une enquête effectuée en 1960 auprès des instituteurs survivants de la belle époque, soit 20 000 personnes alors âgées d'environ 70 à 100 ans : 4 000 réponses, dont la moitié retenue comme échantillon représentatif, formaient une « archive provoquée », recueil d'un imaginaire politique émaillé de références religieuses, culturelles, de réflexions sur des événements, d'impressions sur des hommes, mais aussi d'une masse de souvenirs personnels que les instituteurs avaient voulu ajouter à leur envoi. Ce débordement autobiographique fut, disent les auteurs, une surprise et, finalement, une chance. Une partie de ces textes avait d'ailleurs été présentée en 1967 dans un opuscule savoureux et bien connu : Nous les maîtres d'école.

C'est sur la même base que Jacques et Mona Ozouf explorent aujourd'hui l'univers mental des enseignants de l'école laïque d'avant la grande guerre. N'attendons pas les commentaires et les compliments pour apprécier l'ampleur de ce travail. Après tant de livres où la nostalgie obligatoire retourne sans cesse aux images d'Épinal, il s'agit d'un ouvrage scientifique, où la rigueur de la démarche (« positiviste ») le dispute à un exceptionnel contrôle du style : ni trop, ni trop peu ! Même le dernier chapitre, sous le signe d'une poétique « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », se déprend de la mièvre compassion et renonce aux accents d'un Péguy lecteur du Jean Costes d'Antonin Lavergne (1), personnage dont la pauvreté létale avait sans doute ému les instituteurs visés ici. On n'appliquera donc pas à J. et M. Ozouf cette remarque de Claudel relative à Péguy, précisément (dans une lettre de 1916) : « taché d'encre jusqu'au bout du nez ». Sur l'utilisation des fragments biographiques, ce livre lève d'abord une équivoque. L'enquête créait chez les sujets une disposition affective d'autant plus forte qu'ils étaient séparés de l'époque mémorable par un bon demi-siècle ce que l'un d'eux résume avec la belle dédicace du Roman d'un enfant, de Pierre Loti : « II se fait tard dans nos vies... » (p. 19). Pouvaient-ils ne pas verser dans l'examen de conscience, voire dans le bilan final, peut-être désabusé mais certainement porteur d'une fierté inébranlable ? Certes. Mais nombre d'entre eux décrivent en réalité un itinéraire collectif. Chose remarquable, ils prennent la plume pour évoquer l'Instituteur, avec une majuscule, et en parlant de leur carrière ils pensent autant à celle de leurs collègues proches ou lointains : « nos vies », et non pas « ma vie » ! Si bien que leurs récits sont assortis de vérifications scrupuleuses et parfois de données quantitatives. Ici, l'individu ne s'oppose pas au groupe et les choix personnels ne sont pas aveugles aux régularités sociales. C'est pourquoi J. et M. Ozouf soulignent l'avantage plus que l'inconvénient de cette énonciation, qui, d'après eux, aura de toutes manières formulé les valeurs essentielles du corps enseignant. Voici, par conséquent, une histoire des idées attentive aux acteurs sociaux et, du même coup, jamais phagocytée par la rationalité autoritaire des doctrines savantes et des discours officiels. Avec J. et M. Ozouf, nous ne descendons pas les larges avenues de « l'idée républicaine en France » telle que l'envisageait par exemple C. Nicolet quel que soit l'intérêt de cette entreprise. Nous empruntons plutôt des chemins de traverse où les « idées » sont comprises et reprises par ceux qui s'en servent dans un monde vivant de pratiques, de comportements et de sensibilités. 

La République selon ces instituteurs compose en l'occurrence une figure idéologique singulière, sur la base des utopies fondamentales de la gauche et du principe originel, donc presque hors du temps de la laïcité (nous sommes dans la décennie où le Bloc des gauches s'est annexé les maîtres d'école). S'ils approuvent l'organisation hiérarchique des rapports sociaux, c'est à condition qu'elle soit fondée sur un régime d'égalité - l'égalité sur les bancs de leurs classes ou « égalité des chances », ainsi qu'elle est nommée depuis lors dans le vocabulaire démocratique. S'ils admirent Jaurès, c'est au nom d'un socialisme qui ignore la lutte des classes et l'abolition de la propriété privée. Enfin, s'ils ont une sympathie fort libérale pour les droits individuels, la capacité d'initiative et la liberté, terme qui a leur préférence dans la devise nationale, c'est dans l'optique solidariste d'une communauté fraternelle où chaque membre n'obtient de place qu'en récompense de son travail. Telle est, d'après J. et M. Ozouf, la conception d'un régime républicain réglé sur un idéal d'école, et d'une école qui actualise les valeurs de la République (pp. 118-119) ; au total, un ordre ouvert, mais protégé des rigidités, moral en fin de compte, car la loi y juge avant tout de la conduite de tous. On le comprend, rien ne réjouit ces maîtres comme l'ancien élève qui avoue leur devoir sa bonne situation ; rien, sinon le fait que leurs propres enfants soient enseignants si possible agrégés ! »  

(1) Charles Péguy, Les Cahiers de la quinzaine, 3e cahier de la 4e série, 4 novembre 1902, in Bibliothèque de la Pléiade, œuvres en prose, 1898-1908.




P.P

1 commentaire:

  1. Comme il est sain de rappeler toutes ces valeurs éternelles de la Républiques grâce à des grands plumes.

    Merci.

    Jean Pirou

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