La toise oubliée
De l’écolier
au conscrit
La toise du Conseil
C’est
l’histoire d’une toise oubliée dans le grenier d’une mairie-école et devenue
pièce de musée. Une vieille toise qui a vu des générations d’écoliers et de
conscrits défiler en plus d’un siècle et demi. Quel rapport peut-il bien y
avoir entre un écolier et un conscrit me direz-vous ? En réalité, l’un
devient l’autre avec le même rituel…
Le
conseil de révision ou la visite médicale du conscrit
A l’instar
de l’inspection médicale scolaire qui verra le jour avec la loi Ferry de 1886,
les conseils de révision, beaucoup plus anciens, ont vu défiler devant
eux, pendant un siècle et demi, des millions de jeunes Français dans le
plus simple appareil. Au-delà des plaisanteries habituelles, qu'ont-ils
signifié pour les gens de l'époque ? Après 1870, ils étaient la finalité
de l’éducation patriotique dispensée à l’école, le moment où il faut servir la
Patrie : « Tu seras soldat ! ».
L’idée de conseil de révision est liée à la loi de conscription Jourdan de
1798 (an VII) mais ils ne seront officialisés que le 29 août 1805. Ils
disparaîtront avec la création des centres de sélection interdépartementaux des
années 1960 (1).
Le
Conseil de révision est composé : du Préfet, président, d’un conseiller de
préfecture, d’un conseiller général, d’un conseiller d’arrondissement, d’un
officier général, d’un membre de l’intendance, du commandant de recrutement,
d’un médecin civil ou militaire. Les maires n’en font pas partie, mais doivent
y assister. On peut leur demander des renseignements sur les jeunes gens
appelés, leurs infirmités réelles ou simulées.
Le
conseil de révision, tel qu’il fut organisé jusqu’au milieu des années soixante
était un passage obligé et redouté par les jeunes qui y étaient soumis : une
salle pour le déshabillage intégral, puis une grande salle de mairie où
attendent les membres du Conseil, assis derrière une grande table. Alors, c’est
le premier parcours du combattant sous l’œil de tous : passage sous la
toise, la pesée, le contrôle de la vue, celui de l’audition, la longueur des
bras, des jambes, de l’entrejambe et des pieds (surtout vérifier l’absence de
pieds plats inaptes à la marche). Le circuit se termine devant le médecin-major
et là, tout y passe : le blanc des yeux, la dentition, les réflexes, la
souplesse.
Chacun
se tient droit, le regard haut malgré la nudité, la mine crispée cependant car,
à une époque lointaine, il fallait à tout prix entendre la phrase libératrice « Bon pour le service ! » qui
permettait à l’heureux élu d’acheter fièrement colifichets, médailles ou autres
cocardes estampillés « Bon pour les
filles ! », il pouvait alors faire la fête sous les félicitations des anciens du village. En effet, dès la visite passée, les
futurs « appelés » se rendaient au bistrot le plus proche où ils prenaient
souvent leur première « cuite », coiffés de chapeaux tricolores et
décorés de rubans et cocardes. On raconte aussi que certains tentaient alors
une « excursion » dans un lieu peu fréquentable dont je tairai le
nom, pour une séance d’amours tarifées…
Heureusement pour certains, ou malheureusement pour
d’autres, les cas d’exemption sont rares
et limités aux cas d’infirmités rendant absolument inapte au service actif ou
auxiliaire. Mais honte à celui qui s’en serait rendu coupable en cas de
blessure ou mutilation volontaire, dans le but d’être exempté, la punition est
d’un mois à un an d’emprisonnement (2).
"Au conseil
de révision" par Randon – Le journal amusant du 27 juin 1874 –« une
vraie cour des miracles où les aveugles voient et les sourds entendent ; où les
tors se redressent et les boiteux marchent ; où les myopes déposent leurs
lunettes et les éclopés leurs béquilles ; le tout par la grâce du patriotisme
... aidé du médecin-major. »
La toise de Mont-Saint-Vincent
Chef-lieu de canton
C’est
de chef-lieu de canton en chef-lieu de canton qu’itinère le Conseil de révision et chaque bourgade ou
village doit s’équiper du matériel nécessaire, en l’occurrence, une toise et
une bascule. La toise utilisée à Mont-Saint-Vincent est parvenue jusqu’à nous
dans un état plus que précaire mais les principales caractéristiques sont
encore visibles : les plaques de fonte identifiant le fabricant et l'inventeur de cet
outil « réglementaire », sa date de fabrication (1863) et surtout la
plaque indiquant les tailles minimales permettant d’intégrer les différents
corps d’armée.
Cette toise servit vraisemblablement
aux visites médicales des enfants de l’école ouverte au Mont en 1883 avant qu’elle
ne soit remplacée par une toise-bascule plus moderne après les instructions de 1923. Cette
dernière, du reste, fit aussi du profit, puisqu’elle fut utilisée par l’infirmière
scolaire au moins jusqu’en 1994, au dire du directeur de l’époque, c’est-à-dire
moi-même…
(1) : Le
centre de sélection de Mâcon, caserne Duhesme, a été ouvert en 1959 et fermé à
la fin des années 90. Après le changement de majorité à l'Assemblée, provoqué en
juin 1997 par la dissolution, Jacques Chirac promulgue la loi officialisant la
« suspension » et non la suppression du service, le 28 octobre 1997. Le «
rendez-vous citoyen » sera réduit à une Journée d'appel de préparation à la
défense (JAPD) obligatoire, renommée ensuite « défense-citoyenneté ». La
date finale de libération des derniers conscrits est fixée au 30 novembre 2001.
(2) : « Jusqu'à présent le conseil n'a eu affaire qu'à des
maladies bien constatées, qu'à des infirmités probantes ; il a libéré toutes
les myopies et toutes les fluxions, et s'est réservé les fortes poitrines et
les larges épaules ; il a séparé le bon grain de l'ivraie ; tout va pour le
mieux, et le contingent va être complet bientôt ; mais voilà qu'un épi cherche
à se glisser parmi la paille. Un superbe Français, qui ne tient pas à servir le
pays à raison de cinq sous par jour, exhibe une infirmité, afin de se
débarrasser de ce droit, qui est un devoir quand on ne possède pas quinze ou
dix-huit cents francs pour céder ce droit à un de ses compatriotes. Dans ces
graves circonstances, le conseil de révision se prépare à confondre l'imposture,
et à démasquer la fraude. Le jeune Français a fort bien appris son rôle : s'il
est sourd, il n'entend rien ; s'il est muet, il ne parle pas. Mais le conseil
est tout plein d'une sagacité mûrie par l’expérience ; comme le renard de la
fable, il possède en son sac cent histoires, et le conscrit, quoi qu'il fasse,
est toujours mis en défaut.
S'il est
sourd, le préfet, après avoir épuisé la série des pièges ordinaires, monnaie
courante d'habileté administrative, passe au grand jeu, mesurant son attaque
sur la défense. Il interpelle le patient d'une voix de Stentor ; le patient
répond doucement au préfet, qui reprend d'une voix tonnante ; l'interrogatoire
continue, et les demandes croisent les réponses ; mais, au contraire de ce qui
se passait chez Nicollet, où tout allait de plus en plus fort, le ton de la
voix préfectorale devient ici de plus en plus faible ; la voix suit une gamme
descendante ; bientôt ce n'est plus qu'un soupir : le conscrit, entraîné par le
dialogue, répond toujours sans prendre garde à l'affaiblissement progressif du
ton, qui semble s'effiler lentement comme une pyramide. Quand il s'arrête, il
est trop tard, et le préfet, impassible comme la loi, le congédie en lui disant
: « Allez, le conseil vous déclare propre au service militaire. » Si, par
hasard, ce moyen ne suffit pas, le préfet ordonne par signe au conscrit de se
dépouiller de ses vêtements, comme si le conseil voulait passer à l'examen de
ses qualités corporelles. Tandis que le pauvre diable se déshabille, le
chirurgien glisse habilement quelque monnaie dans une de ses poches : alors,
quand il repasse la jambe dans sa culotte, ou le bras dans sa veste, l'argent
s'échappe, tombe, retentit ; l'étourdi, inaccoutumé à ces bruits métalliques,
tourne la tête, et le conseil le nomme soldat à l'unanimité. Ordinairement le
nouveau soldat décharge toute sa colère sur son chapeau, qu'il aplatit à coups
de poings.
Les
myopes de fraîche date se laissent prendre au piège des lunettes en verre de
vitre, avec lesquels ils s'empressent de lire couramment.
Il est
des aveugles qui, la veille, ont tué tous les lapins de M. le maire à l'affût ;
des asthmatiques qui en braconnant, ont mis tous les gardes champêtres sur les
dents ; des poitrinaires qui, chaque dimanche, ne manquent jamais d'assommer
une demi-douzaine de leurs contemporains ; des bègues qui chansonnent M. le
curé et sa servante : mais c'est vainement que tous luttent pour échapper au
pantalon garance ; les conscrits grecs avaient certainement meilleur marché
d'Ulysse, que les conscrits français du conseil de révision.
La loi
n'a point d'oreilles ; il lui faut son nombre d'hommes, et elle les prend où
elle les trouve ; tant pis pour ceux qui sont beaux et bien faits. La
conscription n'est pas comme le paradis ; on voit aisément que c'est une
institution libérale ; s'il y a une foule d'appelés, il y a aussi une foule
d'élus. »
Amédée
Achard, 1841
Prochain article : « La visite
médicale à l’école »
P.P
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