vendredi 17 janvier 2020

La conscription : de l'écolier au soldat



La toise oubliée
De  l’écolier au conscrit



Carte postale humoristique, vers 1900 (Delcampe)



La toise du Conseil

C’est l’histoire d’une toise oubliée dans le grenier d’une mairie-école et devenue pièce de musée. Une vieille toise qui a vu des générations d’écoliers et de conscrits défiler en plus d’un siècle et demi. Quel rapport peut-il bien y avoir entre un écolier et un conscrit me direz-vous ? En réalité, l’un devient l’autre avec le même rituel…






Traditions et évolution de Passy (wikicollection.fr)





Le conseil de révision ou la visite médicale du conscrit

A l’instar de l’inspection médicale scolaire qui verra le jour avec la loi Ferry de 1886, les conseils de révision, beaucoup plus anciens, ont vu défiler devant eux, pendant un siècle et demi, des millions de jeunes Français dans le plus simple appareil. Au-delà des plaisanteries habituelles, qu'ont-ils signifié pour les gens de l'époque ? Après 1870, ils étaient la finalité de l’éducation patriotique dispensée à l’école, le moment où il faut servir la Patrie : « Tu seras soldat ! ». L’idée de conseil de révision est liée à la loi de conscription Jourdan de 1798 (an VII) mais ils ne seront officialisés que le 29 août 1805. Ils disparaîtront avec la création des centres de sélection interdépartementaux des années 1960 (1).

Le Conseil de révision est composé : du Préfet, président, d’un conseiller de préfecture, d’un conseiller général, d’un conseiller d’arrondissement, d’un officier général, d’un membre de l’intendance, du commandant de recrutement, d’un médecin civil ou militaire. Les maires n’en font pas partie, mais doivent y assister. On peut leur demander des renseignements sur les jeunes gens appelés, leurs infirmités réelles ou simulées.






Le conseil de révision, tel qu’il fut organisé jusqu’au milieu des années soixante était un passage obligé et redouté par les jeunes qui y étaient soumis : une salle pour le déshabillage intégral, puis une grande salle de mairie où attendent les membres du Conseil, assis derrière une grande table. Alors, c’est le premier parcours du combattant sous l’œil de tous : passage sous la toise, la pesée, le contrôle de la vue, celui de l’audition, la longueur des bras, des jambes, de l’entrejambe et des pieds (surtout vérifier l’absence de pieds plats inaptes à la marche). Le circuit se termine devant le médecin-major et là, tout y passe : le blanc des yeux, la dentition, les réflexes, la souplesse.






Chacun se tient droit, le regard haut malgré la nudité, la mine crispée cependant car, à une époque lointaine, il fallait à tout prix entendre la phrase libératrice « Bon pour le service ! » qui permettait à l’heureux élu d’acheter fièrement colifichets, médailles ou autres cocardes estampillés « Bon pour les filles ! », il pouvait alors faire la fête sous les félicitations des anciens du village. En effet, dès la visite passée, les futurs « appelés » se rendaient au bistrot le plus proche où ils prenaient souvent leur première « cuite », coiffés de chapeaux tricolores et décorés de rubans et cocardes. On raconte aussi que certains tentaient alors une « excursion » dans un lieu peu fréquentable dont je tairai le nom, pour une séance d’amours tarifées…



Traditions et évolution de Passy (wikicollection.fr)

Insigne du conseil de révision (objetdhier.com)

Cocarde du conseil de révision (objetdhier.com)



Heureusement pour certains, ou malheureusement pour d’autres, les cas d’exemption sont rares et limités aux cas d’infirmités rendant absolument inapte au service actif ou auxiliaire. Mais honte à celui qui s’en serait rendu coupable en cas de blessure ou mutilation volontaire, dans le but d’être exempté, la punition est d’un mois à un an d’emprisonnement (2).




"Au conseil de révision" par Randon – Le journal amusant du 27 juin 1874 –«  une vraie cour des miracles où les aveugles voient et les sourds entendent ; où les tors se redressent et les boiteux marchent ; où les myopes déposent leurs lunettes et les éclopés leurs béquilles ; le tout par la grâce du patriotisme ... aidé du médecin-major. »




La toise de Mont-Saint-Vincent
Chef-lieu de canton

C’est de chef-lieu de canton en chef-lieu de canton qu’itinère  le Conseil de révision et chaque bourgade ou village doit s’équiper du matériel nécessaire, en l’occurrence, une toise et une bascule. La toise utilisée à Mont-Saint-Vincent est parvenue jusqu’à nous dans un état plus que précaire mais les principales caractéristiques sont encore visibles : les plaques de fonte identifiant le fabricant et l'inventeur de cet outil « réglementaire », sa date de fabrication (1863) et surtout la plaque indiquant les tailles minimales permettant d’intégrer les différents corps d’armée.  



Extrait du Manuel des Conseils de Révision


Plaque d'identification de la toise-1 (collection musée)

Plaque d'identification de la toise-2 (collection musée)

Plaque d'identification de la toise-3 (collection musée)

Plaque des tailles réglementaires (collection musée)

La toise (collection musée)



Cette toise servit vraisemblablement aux visites médicales des enfants de l’école ouverte au Mont en 1883 avant qu’elle ne soit remplacée par une toise-bascule plus moderne après les instructions de 1923. Cette dernière, du reste, fit aussi du profit, puisqu’elle fut utilisée par l’infirmière scolaire au moins jusqu’en 1994, au dire du directeur de l’époque, c’est-à-dire moi-même…



Toise à bascule pour la visite médicale, après 1920 (collection musée)

Toise à bascule pour la visite médicale, après 1920 (collection musée)



(1) : Le centre de sélection de Mâcon, caserne Duhesme, a été ouvert en 1959 et fermé à la fin des années 90. Après le changement de majorité à l'Assemblée, provoqué en juin 1997 par la dissolution, Jacques Chirac promulgue la loi officialisant la « suspension » et non la suppression du service, le 28 octobre 1997. Le « rendez-vous citoyen » sera réduit à une Journée d'appel de préparation à la défense (JAPD) obligatoire, renommée ensuite « défense-citoyenneté ». La date finale de libération des derniers conscrits est fixée au 30 novembre 2001.



Caserne Duhesme à Mâcon, 134ème Régiment d’Infanterie, vers 1900  (collection privée)



(2) : « Jusqu'à présent le conseil n'a eu affaire qu'à des maladies bien constatées, qu'à des infirmités probantes ; il a libéré toutes les myopies et toutes les fluxions, et s'est réservé les fortes poitrines et les larges épaules ; il a séparé le bon grain de l'ivraie ; tout va pour le mieux, et le contingent va être complet bientôt ; mais voilà qu'un épi cherche à se glisser parmi la paille. Un superbe Français, qui ne tient pas à servir le pays à raison de cinq sous par jour, exhibe une infirmité, afin de se débarrasser de ce droit, qui est un devoir quand on ne possède pas quinze ou dix-huit cents francs pour céder ce droit à un de ses compatriotes. Dans ces graves circonstances, le conseil de révision se prépare à confondre l'imposture, et à démasquer la fraude. Le jeune Français a fort bien appris son rôle : s'il est sourd, il n'entend rien ; s'il est muet, il ne parle pas. Mais le conseil est tout plein d'une sagacité mûrie par l’expérience ; comme le renard de la fable, il possède en son sac cent histoires, et le conscrit, quoi qu'il fasse, est toujours mis en défaut.



Carte postale humoristique, vers 1900 (delcampe)



S'il est sourd, le préfet, après avoir épuisé la série des pièges ordinaires, monnaie courante d'habileté administrative, passe au grand jeu, mesurant son attaque sur la défense. Il interpelle le patient d'une voix de Stentor ; le patient répond doucement au préfet, qui reprend d'une voix tonnante ; l'interrogatoire continue, et les demandes croisent les réponses ; mais, au contraire de ce qui se passait chez Nicollet, où tout allait de plus en plus fort, le ton de la voix préfectorale devient ici de plus en plus faible ; la voix suit une gamme descendante ; bientôt ce n'est plus qu'un soupir : le conscrit, entraîné par le dialogue, répond toujours sans prendre garde à l'affaiblissement progressif du ton, qui semble s'effiler lentement comme une pyramide. Quand il s'arrête, il est trop tard, et le préfet, impassible comme la loi, le congédie en lui disant : « Allez, le conseil vous déclare propre au service militaire. » Si, par hasard, ce moyen ne suffit pas, le préfet ordonne par signe au conscrit de se dépouiller de ses vêtements, comme si le conseil voulait passer à l'examen de ses qualités corporelles. Tandis que le pauvre diable se déshabille, le chirurgien glisse habilement quelque monnaie dans une de ses poches : alors, quand il repasse la jambe dans sa culotte, ou le bras dans sa veste, l'argent s'échappe, tombe, retentit ; l'étourdi, inaccoutumé à ces bruits métalliques, tourne la tête, et le conseil le nomme soldat à l'unanimité. Ordinairement le nouveau soldat décharge toute sa colère sur son chapeau, qu'il aplatit à coups de poings.



Carte postale humoristique, vers 1900 (delcampe)



Les myopes de fraîche date se laissent prendre au piège des lunettes en verre de vitre, avec lesquels ils s'empressent de lire couramment.
Il est des aveugles qui, la veille, ont tué tous les lapins de M. le maire à l'affût ; des asthmatiques qui en braconnant, ont mis tous les gardes champêtres sur les dents ; des poitrinaires qui, chaque dimanche, ne manquent jamais d'assommer une demi-douzaine de leurs contemporains ; des bègues qui chansonnent M. le curé et sa servante : mais c'est vainement que tous luttent pour échapper au pantalon garance ; les conscrits grecs avaient certainement meilleur marché d'Ulysse, que les conscrits français du conseil de révision.



Fantaisie d’Eloi Ouvrard (père de Gaston Ouvrard), comique troupier avant son fils, 1898 (collection privée)



La loi n'a point d'oreilles ; il lui faut son nombre d'hommes, et elle les prend où elle les trouve ; tant pis pour ceux qui sont beaux et bien faits. La conscription n'est pas comme le paradis ; on voit aisément que c'est une institution libérale ; s'il y a une foule d'appelés, il y a aussi une foule d'élus. »
Amédée Achard, 1841

Prochain article : « La visite médicale à l’école »

P.P

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