samedi 12 décembre 2020

Michel Serres, un philosophe à l'école

 

Dis Michel,

Il existe le Père Noël ?

École Rochechouart (Paris IXe), Michel Serres, 88 ans, a été accueilli par une multitude de questions d’écoliers de maternelle

Michel Serres nous a quittés le 1er juin 2019

Mais c’est en mars de la même année que le grand philosophe, professeur, académicien, écrivain et historien des sciences, passionné d’éducation et d’écologie, a vécu une dernière expérience extraordinaire : pour la première fois de sa vie, il fut confronté à un public ne sachant pas encore lire, 90 écoliers de maternelle, âgés de 3 à 5 ans… « C’est le plus beau jour de ma vie » a-t-il avoué devant enfants « J’ai toujours essayé d’être compris de la plus large majorité. Y arriver avec des enfants de cet âge, ça sauve une vie. »


Michel Serres est accueilli sous le préau où se trouve un auditoire nombreux et attentif. Les questions fusent à l’école Rochechouart « Tu fabriques des livres ? » « Tu as un vélo ? » « Est-ce que tu fais d’autres choses que d’écrire des livres ? ». Les réponses s’enchaînent car le philosophe excelle dans l’exercice de la vulgarisation et il s’adresse à ces petits avec un vocabulaire à leur portée mais sans tricher sur la franchise ni sur la volonté de transmettre. « C’est quoi ton projet en ce moment ? » et Michel Serres de répondre : « Peut-être que je vais disparaître dans quelque temps. Alors j'essaye d'écrire mon dernier livre » (1).

Et voici qu’arrive la question fatale d’un garçonnet de 4 ans : « Est-ce que le Père Noël existe ? ». Derrière les sourcils broussailleux, le regard est perçant : « Je veux te dire un secret. Je ne l’ai jamais rencontré. Je suppose qu’il n’existe pas ». Stupeur… Aucun pleur, aucune larme, certains confirment, d’autres doutent, mais une fillette, sûre d’elle, affirme « C'est parce qu'il se déplace dans le noir. C'est pour ça que tu ne l'as pas vu. », imparable !

Une expérience nouvelle (ou presque)

« On ne peut apprendre aucune philosophie, on ne peut apprendre qu’à philosopher. » Emmanuel Kant

L’instauration du débat à l’école et son inscription dans les programmes officiels en 2002, de la maternelle au cycle 3, ont mis en évidence l’importance de ces pratiques qui, au-delà des objectifs fondamentaux de maîtrise de la langue, visent une meilleure intégration de l’élève à la vie de l’école, ainsi que l’acquisition des compétences participant à la formation de futurs citoyens autonomes et responsables (2)


Un projet pédagogique sur Michel Serres est lancé en 2018 par l’organisme public Paris Lecture. Une malle pleine de livres et d’images se référant à l’univers de Serres, Sales gosses, mutins et mutants, est proposée aux écoles parisiennes volontaires (maternelles ou élémentaires).  


Robert Caron, à l’origine du concept, explique que « Les petits sont souvent confrontés à la complexité. Il n'y a pas de sujet adapté ou pas aux enfants, il n'y a que des sujets intéressants, ou moins », et Hélène Simonot, animatrice Paris Lecture, de compléter « Ils sont trop jeunes pour les concepts, mais ils peuvent accéder à l'œuvre à travers des images, des documents sonores ou vidéos ». Cette dernière fut surprise que ces écoliers en herbe puissent, simplement à partir de photos, reconstituer les grands thèmes chers à Serres : la nature, les écrans, la planète, le savoir. Christelle Vaillant, directrice de l’école maternelle Rochechouart, s’étonna elle-même de l’engouement des enfants : « Ils fouillaient dans les malles de livres avec une vraie curiosité », « Certains enfants m'ont demandé tous les jours cette semaine quand est-ce qu'ils allaient rencontrer Michel Serres ! ».


Pendant trois semaines, entre janvier et février 2019, les élèves ont étudié chaque matin en classe la vie et l'œuvre du philosophe, entre naïveté et découverte. Ils ont produit des dessins, émis des idées sous la dictée, réfléchi et réagi aux sollicitations, affiché fièrement leurs représentations sur les murs et les tableaux, en attendant la rencontre. « Il met les doigts sur la tête. C'est comme ça qu'on a des idées ! ». L’intéressé répondra le jour venu en souriant : « Je vais essayer ! ». La conclusion appartiendra aux enseignants :

Merci au centre Paris Lecture pour cette formidable aventure !

Et si par hasard Michel Serres en vient à nous lire ici, sachez que les élèves ont été sensibles à votre esprit facétieux, bienveillant mais aussi mutin, mutant... et parfaitement sale gosse !

(Site Académie de Paris, 27 mars 2019)

 

Michel Serres mourra d’un cancer peu de temps après, le 1er juin 2019. « Il est mort très paisiblement à 19 heures entouré de sa famille », déclara son éditrice Sophie Bancquart.



(1) : Le dernier message de Michel Serres tient en un livre. Le philosophe ne voulait pas que ce livre paraisse de son vivant. « Sans doute », précise son éditrice, « parce que ces textes sont empreints de nostalgie ». Michel Serres avait commencé en 2001 ces réflexions, il y remonte le temps, celui de son enfance et de l’univers dans lequel il s’est forgé. Il nous parle d’histoire comme de géographie. Mais aussi de… rugby, « une école d’altruisme ». Plus qu’un adieu, c’est un legs que Michel Serres nous transmet. « Adichats ! », éd. Le Pommier.


(2) : LES OBJECTIFS DU DEBAT REFLEXIF A VISEE PHILOSOPHIQUE (débat-philo)

« Depuis plusieurs années se multiplient des expériences de débats réflexifs à visée philosophique (débats philo) dans des classes primaires et maternelles en France. Des sites internet ont été ouverts, des livres écrits, des mémoires universitaires rédigés, des colloques organisés.

La démarche du débat-philo se situe parfaitement dans le cadre des programmes officiels de l’Education nationale, notamment à travers la demi-heure de débat hebdomadaire dans les classes prévue par les dernières Instructions Officielles.

Les objectifs sont au moins de quatre ordres :

-       approfondissement d’un thème (en lien transversal avec d’autres activités de la classe) en dégageant la complexité d’une notion

-       structuration de la pensée, construction collective d’une pensée

-       maîtrise du langage

-       écoute de l’autre, respect dans le débat, prise en compte des idées d’autrui.

Le problème soulevé par certains professionnels de la philosophie, notamment au colloque national qui s’est tenu à Montpellier en mars 2003, est de savoir s’il s’agit bien de philosophie ou de simple débat réflexif. Certains pensent qu’il ne saurait y avoir de philosophie sans conceptualisation, chose impossible pour des enfants. Nous répondons à cette objection qu’il ne s’agit évidemment pas pour nous de faire des cours de philo à des élèves de primaire mais d’induire chez eux une démarche réflexive sur des thèmes touchant l’existence. L’enfant se pose aussi des questions existentielles ( la mort, « être grand », la justice, la paix, le bonheur…) et nos débats-philo ont pour objet, dans les contours explicités précédemment, de favoriser l’émergence de la réflexion et de la pensée construite.

Dans ce sens, la pratique du débat-philo nous semble intimement liée à la pratique de l’éducation à la citoyenneté déjà largement développée dans de nombreuses écoles primaires. Là où existe la pratique du débat citoyen (conseils d’élèves réguliers par exemple) le débat-philo apporte un plus, un approfondissement de la discussion collective. Pratiquer ensemble dans les classes les prises de décision collective après débat favorise ensuite, au sein du débat-philo, l’échange sur des thèmes de fond au travers de la construction collective de la pensée. » (a.c-grenoble, IEN.cluse, 2005)

P.P

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