Des vœux pour une bonne année
2021
coopérative, solidaire et laïque
Ferdinand BUISSON, Directeur de l’enseignement primaire (1)
« Nouveau dictionnaire de pédagogie et
d'instruction primaire », 1911
Notre école publique laïque est en première ligne puisqu’elle
est la représentante de la République face à la jeunesse et à ses parents. Elle
est bien seule aussi face à une société qui prône la liberté en oubliant la
suite de la devise nationale : l’égalité et la fraternité. Peut-on
toujours garantir la laïcité comme valeur de la République alors que le
dualisme scolaire s’accentue avec le développement d’établissements de diverses
religions, voire d’établissements commerciaux, parfois hors contrats et aussi
hors contrôles. Notre pays pourra-il continuer d’ignorer cette ségrégation
sociale et culturelle qui ne dit pas son nom, tout en parlant de lutte contre
le séparatisme ? Et si la réponse était sous nos yeux, depuis les textes
fondateurs de l’école publique ? Réponse de Ferdinand Buisson… en 1911.
Buisson
et la sécularisation
« La laïcité de l’école à tous les degrés n’est
autre chose que l’application à l’école du régime qui a prévalu dans toutes nos
institutions sociales. Nous sommes partis comme la plupart des peuples, d’un
état de choses qui consistait essentiellement dans la confusion de tous les
pouvoirs et de tous les domaines, dans la subordination de toutes les autorités
à une autorité unique, celle de la religion. Ce n’est que par le lent travail
des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont
distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite
de l’Eglise*.
* La loi de 1905,
liée au contexte de l’époque, ne concerne que la religion catholique, les deux
cultes protestants et le culte israélite.
La
force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis
celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute
société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bientôt obligée
de constituer comme forces distinctes de l’Eglise, sinon indépendantes et
souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire.
Mais
la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur
tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit
d’immixtion, de surveillance, de contrôle et de veto. Telle était précisément
la situation de notre société jusqu’à la Déclaration universelle des droits de
l’homme. La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa
netteté entière l’idée de l’Etat laïque, de l’Etat neutre entre tous les
cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception
théologique. L’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous
les citoyens, la constitution de l’état civil et du mariage civil, et en
général l’exercice de tous les droits civils désormais assuré en dehors de
toute condition religieuse, telles furent les mesures décisives qui
consommèrent l’œuvre de sécularisation.
Malgré
les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime,
malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe
a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’Etat laïque, c’est à
dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée
dans nos mœurs de manière à ne plus en sortir. Les inconséquences dans la
pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de
respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à
tout prendre, la plus laïque, la plus séculière de l’Europe.
Un
seul domaine avait échappé jusqu’à ces dernières années à cette transformation
: c’était l’instruction publique, ou plus exactement l’instruction primaire
(..) L’enseignement primaire public, restait essentiellement confessionnel :
non seulement l’école devait donner un enseignement dogmatique formel, mais
encore, et par une conséquence facile à prévoir, tout dans l’école, maîtres et
élèves, programmes et méthodes, livres, règlements, était placé sous
l’inspection ou sous la direction des autorités religieuses. (..) »
Retour
aux valeurs de la Révolution et de la 1ère République
« Et
pour qu’un gouvernement résolut d’y substituer hardiment le régime de la
laïcité, il fallait que d’une part l’opinion publique fut revenue aux
traditions de 1789 et 1792 et vit d’une vue bien claire la nécessité
d’accomplir dans l’instruction publique la même révolution que dans tout le
reste de nos institutions, et il fallait d’autre part que le gouvernement fut
en mesure de lever les nombreux obstacles préalables qui empêchaient de songer
à cette transformation, c’est à dire qu’il fut maître de l’enseignement public,
qu’il en tint le budget dans sa main, qu’il l’eut rendu gratuit et obligatoire,
qu’il l’eut dégagé de la tutelle des communes et de celle des bienfaiteurs de
toute sorte qui, sous prétexte de le doter plus ou moins richement, se
réservaient le droit de le faire diriger à leur gré. C’est à une date très
récente encore que ces diverses conditions se sont trouvées remplies et que la
loi française a pu établir la laïcité de l’école primaire. On sait après quels
débats acharnés et au prix de quels efforts persévérants la loi du 28 mars 1882
a pu être promulguée. La législation française est la seule qui ait établi le
régime de la laïcité d’une logique complète : laïcité de l’enseignement,
laïcité du personnel enseignant.
Que
faut-il entendre par laïcité de l’enseignement ? Nous estimons qu’il faut
prendre ces mots dans le sens qui se présente le premier à l’esprit, c’est à
dire dans leur acception la plus correcte et la plus simple : l’enseignement
primaire est laïque, en ce qu’il ne se confond plus avec l’enseignement
religieux. L’école, de confessionnelle qu’elle était, est devenue laïque, c’est
à dire étrangère à toute église ; elle n’est plus seulement « mixte quant
au culte », situation qui pendant longtemps a marqué pour ainsi dire, la
transition entre les deux régimes : elle est « neutre quant au culte ».
Les élèves de toutes les communions y sont indistinctement admis, mais les
représentants d’aucune communion n’y ont plus d’autorité, n’y ont plus accès.
C’est la séparation, si longtemps demandée en vain, de l’Eglise et de
l’école. L’instituteur à l’école, le curé à l’église, le maire à la
mairie. Nul ne peut se dire proscrit du domaine où il n’a pas entrée :
c’est le fait même de la distinction des attributions qui n’a rien de blessant
pour personne ni de préjudiciable pour aucun service. »
Laïcité
et morale
« Le
culte de la logique, que nous professons, plus peut être qu’un autre peuple,
n’exige-t-il pas que nous disions où commence et où finit la laïcité ?
Suffit-il que le prêtre n’entre pas dans l’école, que le catéchisme n’y soit
pas enseigné ni les prières récitées, pour que l’enseignement lui-même soit
laïque ? Si l’instituteur lui-même a des convictions religieuses, comment ne
les communiquera-t-il pas à ses élèves ? S’il n’en a pas ou s’il les dissimule,
sera-t-il vraiment à la hauteur de sa mission éducatrice ? Ainsi envisagé, le
problème s’élève et s’étend, la question législative et administrative fait
place à la question philosophique et pédagogique. (..) Si par laïcité de
l’enseignement primaire, il fallait entendre la réduction de cet enseignement à
l’étude de la lecture et de l’écriture, de l’orthographe et de l’arithmétique,
à des leçons de choses et à des leçons de mots, toute allusion aux idées
morales, philosophiques et religieuses étant interdite comme une infraction à
la stricte neutralité, nous n’hésitons à dire que c’en serait fait de notre
enseignement national. Ce serait ramener l’instituteur au rôle presque machinal
de l’ancien magister dont les deux attributs distinctifs étaient la férule et
la plume d’oie, l’une résumant toute sa méthode et l’autre tout son art. Si
l’instituteur ne doit pas être un éducateur, quelques titres qu’on lui donne,
quelque position qu’on lui assure, quelque savoir qu’il possède, sa mission est
amoindrie et tronquée au point de n’être plus digne du respect qui l’entoure
aujourd’hui. L’enfant du peuple a besoin d’autre chose que de l’apprentissage
technique de l’alphabet et de la table de Pythagore ; il a besoin, comme on l’a
si heureusement dit, d’une éducation libérale, et c’est la dignité de
l’instituteur et la noblesse de l’école de donner cette éducation sans sortir
des cadres modestes de l’enseignement populaire. Or qui peut prétendre qu’il y
ait une éducation sans un ensemble d’influences morales, sans une certaine
culture générale de l’âme, sans quelques notions sur l’homme lui-même, sur ses
devoirs et sur sa destinée? Il faut donc que
l’instituteur puisse être un maître de morale en même temps qu’un maître de
langue ou de calcul, pour que son œuvre soit complète.
Il
faut qu’il continue à avoir charge d’âmes et à en être profondément pénétré. Il
faut qu’il ait le droit et le devoir de parler autant au cœur qu’à l’esprit, de
surveiller dans chaque enfant l’éducation de la conscience au moins à l’égal de
toute autre partie de son enseignement. Et un tel rôle est incompatible avec
l’affectation de la neutralité, ou de l’indifférence, ou du mutisme obligatoire
sur toutes les questions d’ordre moral, philosophique et religieux. «
Il y a bien deux espèces de neutralité de l’école », disait très bien le ministre de l’instruction publique au cours de la
discussion de la loi de 1882 : « il y a la neutralité confessionnelle
et la neutralité philosophique. Et il ne s’agit dans cette loi que de la
neutralité philosophique. Et il ne s’agit dans cette loi que de la neutralité
confessionnelle ». L’instituteur se doit,
doit à ses élèves et doit à l’Etat de ne prendre parti dans l’exercice de ses
fonctions ni pour ni contre aucun culte, aucune église, aucune doctrine
religieuse, ce domaine étant et devant rester le domaine sacré de la
conscience. Mais on pousserait le système à l’absurde si l’on prétendait
demander au maître de ne pas prendre parti entre le bien et le mal, entre la
morale du devoir et la morale du plaisir, entre le patriotisme et l’égoïsme, si
on lui interdisait de faire appel aux sentiments généreux, aux émotions nobles,
à toutes ces grandes et hautes idées morales que l’humanité se transmet sous
des noms divers depuis quelques mille ans comme le patrimoine de la civilisation
et du progrès.
Sa
mission est donc bien définie : elle consiste à fortifier, à enraciner dans
l’âme de ses élèves pour toute leur vie, en les faisant passer dans la pratique
quotidienne, ces notions essentielles de moralité humaine, communes à toutes
les doctrines et nécessaires à tous les hommes civilisés. Il peut remplir cette
mission sans avoir à faire personnellement ni adhésion, ni opposition à aucune
des diverses croyances confessionnelles auxquelles ses élèves associent et
mêlent les principes généraux de la morale. Il prend ces enfants tels qu’ils
lui viennent, avec leurs idées et leur langage, avec les croyances qu’ils
tiennent de la famille, et il n’a d’autre souci que de leur apprendre à en
tirer ce qu’elles contiennent de plus précieux au point de vue social, c’est à
dire les préceptes d’une haute moralité… Plus tard, devenus citoyens, ils
seront peut-être séparés par des opinions dogmatiques, mais du moins ils seront
d’accord dans la pratique pour placer le but de la vie aussi haut que possible,
pour avoir la même horreur de tout ce qui est bas et vil, la même admiration de
ce qui est noble et généreux, la même délicatesse dans l’appréciation du
devoir. »
Vers
un corps enseignant laïcisé
« Quant
à la laïcité du personnel enseignant, elle fut posée dans le principe par la
loi du 30 octobre 1886, qui dit, à l’article 17 : «
Dans les écoles publiques de tout ordre, l’enseignement est exclusivement
confié à un personnel laïque ». Mais la
transition fut ménagée par les dispositions de l’article suivant. Ce fut
seulement dans les départements où une école normale soit d’instituteurs, soit
d’institutrices, aurait fonctionné depuis quatre ans, qu’il ne serait fait
aucune nomination nouvelle soit d’instituteur, soit d’institutrice
congréganiste. Pour les écoles de garçons, la loi fixa un délai à l’expiration
duquel la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste devait
être achevée : la laïcisation devait être complète dans un laps de temps de
cinq ans après la promulgation de la loi. Pour les écoles de filles, comme la
difficulté à se procurer un personnel laïque féminin était plus grande, aucun
délai ne fut imparti par la loi de 1886 ; mais, seize ans plus tard, l’article
70 de la loi de finances du 30 mars 1902 combla cette lacune en ces termes : «
dans les écoles primaires publiques de tout ordre ayant un personnel
congréganiste, la substitution du personnel laïque au personnel congréganiste
devra être complète dans le laps de trois ans à partir du 1er janvier 1903.
Toutefois ce délai pourra être porté à dix ans à compter de la même date pour
les communes où la laïcisation rendra nécessaire l’acquisition ou la
construction d’une maison d’école. »
En
1901, ce ne fut plus dans l’école publique seulement, mais dans l’école privée,
qu’une partie du personnel congréganiste se vit refuser le droit d’enseigner :
l’article 14 de la loi du 1er juillet 1901 interdit l’enseignement aux membres
des congrégations non autorisées. La loi du 7 juillet 1904 alla plus loin et acheva
la suppression totale de l’enseignement congréganiste : elle déclara, dans son
article 1er, que « l’enseignement de tout ordre et de
toute nature est interdit en France aux congrégations », et que « les congrégations exclusivement enseignantes seront
supprimées dans un délai maximum de dix ans ».
Pour
conclure
Le Code de l’Éducation, dans
son premier article de la Loi d’Orientation pour la Refondation de l’École de
la République du 8 juillet 2013 confirme : « Outre la
transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école
de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de
l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des
êtres humains, de la liberté de conscience et de laïcité. »
En somme, il n'y a plus qu'à...
(1) :
Ferdinand Buisson
(1841-1932) est l'un des principaux inspirateurs des réformes scolaires de la Troisième
République et a contribué à leur efficacité en mettant en place les Écoles
Normales Supérieures formant les personnels d'Écoles Normales. Agrégé de
philosophie et républicain, il a refusé de prêter serment à l'Empire. Revenu en
France après la défaite de Sedan, il est nommé en 1871 Inspecteur de
l'enseignement primaire à Paris par le Ministre de l'Instruction publique de
Thiers, Jules Simon. Cependant la décision est rapportée après les vives
attaques de Monseigneur Dupanloup.
Jules Ferry le nomme Inspecteur
général de l'Instruction publique et, en 1879, Directeur de l'enseignement
primaire. Il fonde la Revue pédagogique, le Musée pédagogique et obtient la
création des Ecoles Normales Supérieures de Saint Cloud et de
Fontenay-aux-Roses, dont la mission à l'époque est de former les maîtres des
Écoles normales d'instituteurs. Il dirige la publication d'un vaste
Dictionnaire de pédagogie et d'instruction. Il est nommé en 1896 titulaire de
la chaire de pédagogie de la Sorbonne.
Dreyfusard de la première
heure, il participe à la création, en France, de la Ligue des droits de l'homme
en 1898, dont il sera Président de 1913 à 1926. Il fait aussi une carrière
politique, comme député radical socialiste entre 1902 et 1919. Président de
l’Association nationale des libres penseurs de France, il préside aux travaux
de la commission de préparation de la loi de séparation des Eglises et de
l’Etat en 1905. Pacifiste, il se consacre au rapprochement franco-allemand
surtout après l'occupation de la Ruhr en 1923, en invitant des pacifistes
allemands à Paris et en se rendant à Berlin. Il reçoit en 1927 le prix Nobel de
la Paix, et distribue cette récompense à ses « fils adoptifs », les
instituteurs de France, afin qu'ils puissent travailler au rapprochement des
peuples par l'éducation des enfants.
P.P
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