vendredi 15 octobre 2021

Albert Camus

 

Mon maître

Ce Hussard noir de la République


Albert Camus, remise du prix Nobel de littérature, 1957 (Bridgeman Images)

Hommage d’Albert Camus

En 1957, à Stockholm, le grand écrivain Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature. De retour en France, il écrit une émouvante lettre de remerciements à une personne qui lui est chère. Le destinataire n’est pas son père : simple ouvrier agricole, ce dernier est mort pendant la Grande Guerre. Albert Camus n’écrit pas non plus à sa mère, qui est domestique, presque sourde et sait à peine lire. Alors, vers qui vont ses premières pensées ?



Albert Camus,  photo de classe rue d’Aumerat à Alger, vers 1922 (pinterest)

Albert Camus reconnaît son admiration pour Malraux (à qui il aurait souhaité que cette distinction revienne) et Martin du Gard, hommes qui changèrent son destin, mais c’est à un inconnu du grand public qu’il rendra un vibrant hommage : Louis Germain, son maître de l’école communale de la rue Aumerat (quartier de Belcourt), à Alger, son instituteur de la classe de CM2 et de certificat d’études dont il écrira « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. » (1)

Cliquez sur le lien ci-dessous pour écouter le texte de la lettre

https://youtu.be/-7dDO1QrZDc?t=15

C’est à ce hussard noir de la République, selon ses termes, qu’Albert Camus dédiera son discours de Stockholm, à cet ancien combattant de 14/18, à nouveau engagé volontaire en 1939 dans un corps d’Afrique du Nord à l’âge de 58 ans ; à cet instituteur qui gardait gratuitement certains élèves après les cours afin de les préparer au concours des bourses, seule voie vers le lycée pour ces enfants d’« indigents ». Peut-être aussi représenta-t-il aux yeux d’Albert, l’orphelin, la figure paternelle tant regrettée. La tâche du maître pour convaincre la mère de laisser son fils poursuivre ses études ne fut sans doute pas facile, dans cette famille où chacun devait subvenir aux besoins de tous. Une correspondance lia ces deux hommes jusqu’à la fin, l’un s’adressant à « Mon cher Petit » et l’autre à son « Cher Monsieur Germain ». Aux remerciements appuyés d’Albert Camus de 1957, Louis Germain répondit par une vibrante profession de foi en son métier d’instituteur et en l’école laïque (2)

Louis Germain, Album Camus - La Pléiade, 1982

Un lien indéfectible

Pendant de nombreuses années, depuis Paris, Albert Camus envoie des livres à son ancien instituteur. Le maître et l’élève continuent à échanger des lettres dans lesquelles, malgré le Nobel, Louis Germain continue à s’adresser à « Mon Cher Petit ». L’infinie reconnaissance est redite maintes fois dans leurs échanges épistolaires, notamment en cette année 1945 où l’instituteur est démobilisé à Paris, avant son retour en Algérie.  Ce n’est qu’en 1952 qu’ils se retrouveront à Alger, chez Catherine, la mère d’Albert.

Louis Germain meurt en 1966, 6 ans après Albert Camus. Ce dernier avait consacré les dernières années de sa vie à l’écriture d’un roman autobiographique, inachevé à son décès accidentel : Le Premier Homme. Ce roman ne sera publié qu’en 1994, par sa fille Catherine, à titre posthume. L’ancien instituteur ne sut donc jamais qu’il avait inspiré le personnage du roman : M. Bernard, « qui avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge ». Le « cher Petit » paya ainsi sa dette, de la plus belle des manières : à travers la littérature …

Le Monsieur Bernard du roman Le Premier Homme dont nous parle Albert Camus est l’instituteur de la classe duquel est placé le personnage-narrateur. S’il s’est évidemment inspiré de Monsieur Germain, on ne sait pas si Monsieur Bernard est en tout point semblable au personnage réel. Albert Camus développe longuement la pédagogie de cet instituteur dont il a gardé le souvenir, un souvenir sans doute quelque peu magnifié dont nous pourrions, humainement, être porteur nous-mêmes,  dans notre vision des maîtres qui nous ont marqués. (3)

(1) : Lettre de remerciements d’Albert Camus, 19 novembre 1957 :


(2) : Lettre de Louis Germain, 30 avril 1959 :

« Mon cher petit,

(...) Je ne sais t'exprimer la joie que tu m'as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c'était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus».

(...) Qui est Camus ? J'ai l'impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n'y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d'autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les as données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s'en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l'enfant, bien souvent, contient en germe l'homme qu'il deviendra. Ton plaisir d'être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l'optimisme. Et à t'étudier, je n'ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n'en ai eu qu'un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D'ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu'il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.

J'ai vu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c'est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c'est l'exacte vérité) ne t'avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus: bravo. J'ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée : Les Possédés. Je t'aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite : celle que tu mérites.

Malraux veut, aussi, te donner un théâtre. Je sais que c'est une passion chez toi. Mais, vas-tu arriver à mener à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n'abuses de tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. A ce sujet, je vais te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d'Ecole normale. Il était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu'il nous aimait réellement. « La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tous les excès que vous commettez. » J'avoue que ce sage avis m'a souventes [sic] fois retenu au moment où j'allais l'oublier. Alors dis, essaye de garder blanche la page qui t'est réservée sur le Grand Livre de la nature.

Andrée me rappelle que nous t'avons vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission concernant Les Possédés. C'était émouvant de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrai et t'entendrai. Cela a compensé un peu ton absence d'Alger. Nous ne t'avons pas vu depuis pas mal de temps...

Avant de terminer, je veux te dire le mal que j'éprouve en tant qu'instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu'il y a de plus sacré dans l'enfant : le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu'il était question de Dieu (c'est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d'autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu'il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j'ajoutais qu'il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l'École normale d'Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d'aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l'hostie « consacrée » dans un livre de messe qu'il a fermé ! Le directeur de l'École a été informé de ce fait et n'a pas hésité à exclure mon père de l'école. Voilà ce que veulent les partisans de « l'École libre » (libre.. de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n'aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l'École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps ? Ces pensées m'attristent profondément.

Sache que, même lorsque je n'écris pas, je pense souvent à vous tous.

Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.

Germain Louis »

Source des textes : Albert Camus, Le premier homme.

(3) :

« Camus présente la pédagogie de Monsieur Bernard comme singulière, différente de ce qui se faisait dans les autres classes, même si, par certains aspects, elle est représentative, non pas d’un introuvable modèle républicain, mais d’une certaine école de la Troisième république. La singularité de la pédagogie pratiquée par Monsieur Germain est due, en particulier, à la relation fraternelle qu’elle établit entre le maître et ses élèves. En ce sens, nous semble-t-il, la pédagogie républicaine de Monsieur Bernard, loin d’être condamnée à la désuétude, peut continuer d’inspirer l’action et la réflexion pédagogiques. Elle offre l’exemple d’une pédagogie qui est républicaine et actuelle, en particulier, parce qu’elle est fraternelle.

Camus se souvient de la classe de Louis Germain comme d’un lieu poétique et exotique. L’enfant pauvre y découvrait des horizons inconnus. « Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole, écrit Camus. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé […]. Pour Jacques, ces récits étaient l’exotisme même. »

Toutefois, Camus, dans son roman, ne fait pas l’éloge de l’école de son temps, mais plutôt d’un homme singulier. Il n’a jamais prétendu que l’école primaire de l’époque était toute entière poétique et capable d’intéresser les élèves en les élevant. On ne peut pas s’appuyer sur Le Premier Homme pour faire l’éloge du primaire de la Troisième République. Camus a très nettement distingué son instituteur des autres. Il le présente comme un maître exceptionnel. « Dans les autres classes, dit-il, on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les oies » (Camus, 2011, p. 164). Camus ne consacre pas son chapitre sur l’école à une institution, mais à un homme héroïque. Ce caractère héroïque du personnage se manifeste dès le premier paragraphe du chapitre, avec la phrase suivante :

« […] Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet. »

WWW.cairn.info›revue-le-philosophoire-2013

Patrick PLUCHOT

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