Mon maître
Ce Hussard noir de la République
Albert Camus, remise du prix Nobel de littérature, 1957 (Bridgeman Images)
Hommage d’Albert Camus
En
1957, à Stockholm, le grand écrivain Albert Camus reçoit le prix Nobel de
littérature. De retour en France, il écrit une émouvante lettre de remerciements à une personne qui lui est chère. Le destinataire n’est pas son père : simple ouvrier
agricole, ce dernier est mort pendant la Grande Guerre. Albert Camus n’écrit
pas non plus à sa mère, qui est domestique, presque sourde et sait à peine
lire. Alors, vers qui vont ses premières pensées ?
Albert Camus reconnaît son
admiration pour Malraux (à qui il aurait souhaité que cette distinction
revienne) et Martin du Gard, hommes qui changèrent son destin, mais c’est à un
inconnu du grand public qu’il rendra un vibrant hommage : Louis Germain,
son maître de l’école communale de la rue Aumerat (quartier de Belcourt), à
Alger, son instituteur de la classe de CM2 et de certificat d’études dont il
écrira « Sans vous, sans cette main
affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre
enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. »
(1)
Cliquez sur le lien ci-dessous pour écouter le texte
de la lettre
https://youtu.be/-7dDO1QrZDc?t=15
C’est à ce hussard noir de
la République, selon ses termes, qu’Albert Camus dédiera son discours de
Stockholm, à cet ancien combattant de 14/18, à nouveau engagé volontaire en
1939 dans un corps d’Afrique du Nord à l’âge de 58 ans ; à cet instituteur qui gardait gratuitement certains élèves après les cours afin de les préparer au
concours des bourses, seule voie vers le lycée pour ces enfants d’« indigents ».
Peut-être aussi représenta-t-il aux yeux d’Albert, l’orphelin, la figure
paternelle tant regrettée. La tâche du maître pour convaincre la mère de
laisser son fils poursuivre ses études ne fut sans doute pas facile, dans cette
famille où chacun devait subvenir aux besoins de tous. Une correspondance lia ces
deux hommes jusqu’à la fin, l’un s’adressant à « Mon cher Petit » et
l’autre à son « Cher Monsieur Germain ». Aux remerciements appuyés
d’Albert Camus de 1957, Louis Germain répondit par une vibrante profession de
foi en son métier d’instituteur et en l’école laïque (2).
Louis Germain, Album Camus - La Pléiade, 1982
Un lien indéfectible
Pendant de nombreuses
années, depuis Paris, Albert Camus envoie des livres à son ancien instituteur. Le
maître et l’élève continuent à échanger des lettres dans lesquelles, malgré le
Nobel, Louis Germain continue à s’adresser à « Mon Cher Petit ». L’infinie
reconnaissance est redite maintes fois dans leurs échanges épistolaires,
notamment en cette année 1945 où l’instituteur est démobilisé à Paris, avant
son retour en Algérie. Ce n’est qu’en
1952 qu’ils se retrouveront à Alger, chez Catherine, la mère d’Albert.
Louis Germain meurt en 1966,
6 ans après Albert Camus. Ce dernier avait consacré les dernières années de sa
vie à l’écriture d’un roman autobiographique, inachevé à son décès accidentel :
Le Premier Homme. Ce roman ne sera publié qu’en 1994, par sa
fille Catherine, à titre posthume. L’ancien
instituteur ne sut donc jamais qu’il avait inspiré le personnage du roman :
M. Bernard, « qui avait pesé de tout
son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant
dont il avait la charge ». Le « cher Petit » paya ainsi sa
dette, de la plus belle des manières : à travers la littérature …
Le Monsieur
Bernard du roman Le Premier Homme
dont nous parle Albert Camus est l’instituteur de la classe duquel est placé le
personnage-narrateur. S’il s’est évidemment inspiré de Monsieur Germain, on ne
sait pas si Monsieur Bernard est en tout point semblable au personnage réel.
Albert Camus développe longuement la pédagogie de cet instituteur dont il a
gardé le souvenir, un souvenir sans doute quelque peu magnifié dont nous
pourrions, humainement, être porteur nous-mêmes, dans notre vision des maîtres qui nous ont
marqués. (3)
(1) : Lettre de remerciements d’Albert Camus, 19 novembre 1957 :
(2) : Lettre de Louis
Germain, 30 avril 1959 :
« Mon cher petit,
(...) Je ne sais t'exprimer la joie
que tu m'as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si
c'était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et
qui restera toujours pour moi « mon petit Camus».
(...) Qui est Camus ? J'ai
l'impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n'y arrivent pas
tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature,
tes sentiments. Tu y arrives d'autant mieux que tu es simple, direct. Et bon
par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les as données en classe. Le
pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune
occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s'en présente sans cesse.
Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc
bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l'enfant, bien
souvent, contient en germe l'homme qu'il deviendra. Ton plaisir d'être en
classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l'optimisme. Et à
t'étudier, je n'ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n'en
ai eu qu'un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton
inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D'ailleurs, cela se passait
au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même
situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu'il te fallait. Comme ton
frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel
éloge de ta maman.
J'ai vu la liste sans cesse
grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c'est
une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c'est
l'exacte vérité) ne t'avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus: bravo. J'ai
suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et
aussi montée : Les Possédés. Je t'aime trop pour ne pas te souhaiter la plus
grande réussite : celle que tu mérites.
Malraux veut, aussi, te donner un
théâtre. Je sais que c'est une passion chez toi. Mais, vas-tu arriver à mener
à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n'abuses de
tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille
épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. A ce sujet, je vais
te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d'Ecole normale. Il
était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu'il
nous aimait réellement. « La nature tient un grand livre où elle inscrit
minutieusement tous les excès que vous commettez. » J'avoue que ce sage avis m'a
souventes [sic] fois retenu au moment où j'allais l'oublier. Alors dis, essaye
de garder blanche la page qui t'est réservée sur le Grand Livre de la nature.
Andrée me rappelle que nous t'avons
vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission
concernant Les Possédés. C'était émouvant
de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la
malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrai et
t'entendrai. Cela a compensé un peu ton absence d'Alger. Nous ne t'avons pas vu
depuis pas mal de temps...
Avant de terminer, je veux te dire
le mal que j'éprouve en tant qu'instituteur laïc, devant les projets menaçants
ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté
ce qu'il y a de plus sacré dans l'enfant : le droit de chercher sa vérité. Je
vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester
mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu'il était question
de Dieu (c'est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d'autres
non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu'il voulait.
De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui
existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai,
j'ajoutais qu'il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais
bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des
commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique.
A l'École normale d'Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme
ses camarades, était obligé d'aller à la messe et de communier chaque dimanche.
Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l'hostie « consacrée » dans un
livre de messe qu'il a fermé ! Le directeur de l'École a été informé de ce fait
et n'a pas hésité à exclure mon père de l'école. Voilà ce que veulent les
partisans de « l'École libre » (libre.. de penser comme eux). Avec la
composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup
n'aboutisse. Le Canard Enchaîné a
signalé que, dans un département, une centaine de classes de l'École laïque
fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable
attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque
temps ? Ces pensées m'attristent profondément.
Sache que, même lorsque je n'écris
pas, je pense souvent à vous tous.
Madame Germain et moi vous
embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.
Germain Louis »
Source des textes : Albert Camus, Le premier homme.
(3) :
« Camus
présente la pédagogie de Monsieur Bernard comme singulière, différente de ce
qui se faisait dans les autres classes, même si, par certains aspects, elle est
représentative, non pas d’un introuvable modèle républicain, mais d’une certaine
école de la Troisième république. La singularité de la pédagogie pratiquée par
Monsieur Germain est due, en particulier, à la relation fraternelle qu’elle
établit entre le maître et ses élèves. En ce sens, nous semble-t-il, la
pédagogie républicaine de Monsieur Bernard, loin d’être condamnée à la
désuétude, peut continuer d’inspirer l’action et la réflexion pédagogiques.
Elle offre l’exemple d’une pédagogie qui est républicaine et actuelle, en
particulier, parce qu’elle est fraternelle.
Camus se souvient de la classe de Louis
Germain comme d’un lieu poétique et exotique. L’enfant pauvre y découvrait des
horizons inconnus. « Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en
usage dans la métropole, écrit Camus. Et ces enfants qui ne connaissaient que le
sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages
et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner
les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à
bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux
dans le froid glacé […]. Pour Jacques, ces récits étaient l’exotisme
même. »
Toutefois,
Camus, dans son roman, ne fait pas l’éloge de l’école de son temps, mais plutôt
d’un homme singulier. Il n’a jamais prétendu que l’école primaire de
l’époque était toute entière poétique et capable d’intéresser les élèves en les
élevant. On ne peut pas s’appuyer sur Le
Premier Homme pour faire l’éloge du primaire de la Troisième
République. Camus a très nettement distingué son instituteur des autres. Il le
présente comme un maître exceptionnel. « Dans les autres classes, dit-il,
on leur apprenait sans doute beaucoup de choses, mais un peu comme on gave les
oies » (Camus, 2011, p. 164). Camus ne consacre pas son chapitre sur
l’école à une institution, mais à un homme héroïque. Ce caractère héroïque du
personnage se manifeste dès le premier paragraphe du chapitre, avec la phrase
suivante :
« […]
Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait
pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de
cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet. »
WWW.cairn.info›revue-le-philosophoire-2013
Patrick PLUCHOT
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire