mardi 9 novembre 2021

Emilienne Moreau, institutrice et résistante

 

250 e article du blog

Emilienne Moreau

Héroïne à 17 ans

Emilienne Moreau, 28 novembre 1915, dans le Miroir (picclick.fr)

Entre espoir en l’avenir et rancœur

« Je suis bien jeune, et je sais que j’ai encore des obstacles devant moi pour exercer la profession vers laquelle m’entraînent mes goûts, mais si jamais je deviens institutrice, oh ! Comme aux petits que j’aurai à former le cœur et l’intelligence, j’enseignerai la haine des Allemands, avec quelle foi je leur répéterai, tant que les années aient passé, que, à l’égard de cet abominable peuple, l’oubli et le pardon sont pour toujours impossibles ». Terribles paroles prononcées du haut de ses 17 ans par Emilienne Moreau dans les pages du journal Miroir en 1915 ; paroles à replacer dans un contexte d’occupation et d’exode, dans les régions du Nord, au début de la Grande Guerre. Avec le temps, forgée par les épreuves de la vie, la jeune Emilienne, deviendra une grande Dame, à la vie patriote et militante, à découvrir.



Supplément n° 107 du Miroir, 12 décembre 1915 (picclick.fr) 

C’est à Wingles, dans le Pas-de-Calais, que naît Émilienne Moreau, le 4 juin 1898. Son père, mineur, a pris sa retraite en 1914 après 38 ans de service, bien que seulement âgé de 50 ans. Lorsque la guerre éclate, Émilienne prépare le brevet élémentaire qui lui permettra de réaliser son rêve : devenir institutrice. La famille est installée à Loos-lez-Lens où le père a repris la gérance d’une petite épicerie.

Mémoires d’Emillienne, manuscrit (lemonde.fr)

La bataille fait rage dans cette région, la petite ville est prise par les Allemands en octobre 1914 et se retrouve sur la ligne de front. L’occupation allemande est rude. Le père d’Émilienne décède en décembre de la même année, laissant sa femme seule avec ses trois enfants. Le caractère fort d’Émilienne s’affirme alors et c’est ainsi qu’elle improvise une école dans une cave pour 40 enfants dont l’instituteur avait été mobilisé avant l’occupation. Elle conduit souvent ses élèves sur les terrils afin de ramasser des éclats de charbon si indispensables aux familles pour se chauffer. Elle observe ainsi l’organisation de la défense allemande.

Aux âmes bien nées…

Les informations collectées par Émilienne vont bientôt trouver leur utilité.  En effet, le 25 septembre 1915, le 9e bataillon du Black Watch écossais est chargé de reprendre la ville. Bravant tous les risques, Émilienne traverse les lignes pour alerter les alliés sur les fortins des terrils. Durant toute la bataille, elle accueille un poste médical dans la maison familiale et aide un médecin du bataillon à soigner les blessés. Elle prendra les armes aussi, par deux fois. Aidée de trois soldats écossais blessés, elle éliminera la menace de deux soldats allemands  introduits dans une maison voisine de son infirmerie improvisée. Enfin, acculée seule dans une cave avec un blessé, elle abattra deux fantassins allemands à coup de révolver.


Aquarelle dans un livre pour enfants « The lady of Loos » (reseau-CANOPE.fr)

Loos est libérée, les familles de la ville sont évacuées loin du front. Pour Émilienne, c’est l’heure de gloire. Elle devient le symbole patriotique incarnant la résistance à l’ennemi. Elle est citée à l’ordre de l’armée par le général Foch lui-même et elle reçoit la croix de guerre avec palmes sur la place d’armes de Versailles le 25 novembre 1915. Elle est reçue par le Président Poincaré ce jour-là. L’armée britannique, reconnaissante de son action lors de la reconquête de Loos, lui décerne la Military Medal, la Royal red Cross first class et la Venerable Order of John of Jerusalem (rarement attribuée à une femme) pour ses actes de bravoure.  


Remise de la médaille à Versailles par le général Dessailly, 1915 (gallica-BnF)


(gallica-BnF)

Sous le feu des projecteurs

Désormais, le récit des exploits d’Émilienne va faire le tour des armées et les autorités utiliseront largement son image à travers la propagande pour soutenir le moral de la population et des troupes. Ses toutes jeunes « mémoires » vont être publiées dans Le Petit Parisien durant deux mois consécutifs sous forme d’épisodes (1). De son côté, le réalisateur australien Georges Willoughby va tourner un film relatant ses exploits : The Joan of Arc of Loos-La Jeanne d’Arc de Loos, même s’il est surprenant de voir un Britannique faire référence à Jeanne d’Arc ! Émilienne sera la seule femme décorée de la Médaille militaire pour bravoure durant la Grande Guerre.


Illustration publiée dans « The war illustrated » (reseau-CANOPE.fr)

Émilienne n’oublie pas pour autant son rêve d’adolescente : devenir institutrice. Elle s’installe donc à Paris pour préparer ce précieux brevet supérieur qui lui ouvrira les portes de l’enseignement public. Durant ses études, les instituteurs mobilisés manquant cruellement dans les écoles, elle fait fonction d’institutrice dans une école du XV e arrondissement de Paris jusqu’en 1918. Après la guerre, munie de son diplôme, elle exercera dans sa région natale en pleine reconstruction.

Émilienne la militante

Émilienne Moreau rentre au parti socialiste en 1930 (SFIO à l’époque). Elle y fait la connaissance de Just Evrard, secrétaire adjoint de la fédération socialiste du Pas-de-Calais qu’elle épouse en 1932. En 1934, elle prend la poste de secrétaire générale des femmes socialistes du Pas-de Calais et la famille vit alors à Lens.

En 1940, l’histoire rattrape Émilienne : cette région de Lens qui a déjà connu l’occupation allemande très dure de 1914 subit un nouveau revers. Les deux départements du Nord-Pas-de-Calais font partie de la « Zone interdite » placée sous l’autorité allemande de Belgique, autant dire qu’ils sont annexés. L’occupant se souvient de son action héroïque de 1915 et Émilienne est aussitôt placée en résidence surveillée dans la ville de Lillers. Elle entre de nouveau en résistance et poursuit ses activités militantes d’avant-guerre dans la clandestinité.


L’Homme Libre, octobre 1940, journal créé par Jean Lebas, maire de Roubaix, mort en déportation. Il en publiera 6 avant son arrestation le 21 mai 1941 (museedelaresistance.org)


L’Homme libre, 25 août 1944 (Musées de la ville de Paris)

Fin 1940, c’est au domicile de la famille Evrard qu’est créée la section socialiste clandestine de Lens et c’est de ce lieu que seront distribués les premiers journaux interdits du parti : L’homme libre, La IV e République, La Voix du Nord. Comme autrefois, ironie du sort, Émilienne fournit de précieux renseignement à l’Intelligence Service britannique. Arrêté en septembre 1941, Just Evrard est heureusement libéré en 1942 et la famille passe en zone Sud. Émilienne devient alors agent de liaison pour le Comité d’Action Socialiste (CAS), puis pour le parti socialiste clandestin. Émilienne, alias Jeanne Poirier ou Émilienne la Blonde, assurera ses missions périlleuses vers la Suisse, Paris, Toulouse ou Marseille, pour le réseau Brutus de la France Libre tandis que Just est désigné pour siéger à l’Assemblée consultative provisoire d’Alger en 1943.


La France au combat, 1945 (collection privée)

Émilienne entre au mouvement « La France au Combat » fondé en octobre 1943 par André Boyer visant à regrouper les organisations à tendance socialiste Vény (groupes d’action) et Brutus (réseau de renseignements).

En mars 1944, elle échappe à l’arrestation du 85 de l’avenue de Saxe. En mai, les arrestations se multiplient et déciment le réseau « La France au Combat ». Elle échappe une nouvelle fois à la souricière du quartier de la Guillotière à Lyon, mais l’étau se resserre et, traquée, elle doit être exfiltrée vers Alger pour siéger à son tour à l’Assemblée consultative. Toutes les tentatives de départ échouent et elle se résigne à rejoindre Londres le 6 août 1944. C’est de là qu’elle se fera le porte-voix des femmes résistantes dans de nombreuses conférences de presse à la BBC dont celle donnée le 15 août 1944, dès son arrivée : « Ce sont, pour la plupart, des femmes qui font les liaisons des groupes de résistance, ce sont des femmes qui portent et distribuent souvent les journaux et les tracts. Ce sont encore des femmes qui, [...] revenaient fourbues, lasses, épuisées, rapportant aux organisations les renseignements sur la concentration des troupes. [...]  La femme française a réagi, j'oserai dire, plus vite que les hommes parce que, mère de famille, elle s'est trouvée aux prises avec toutes sortes de difficultés que ne connaissent pas les hommes. »

Elle reviendra en France en septembre 1944 pour œuvrer, avec son mari, à reformer les sections socialistes du Pas-de-Calais. Elle symbolisera, une nouvelle fois, la résistance féminine et sera décorée de la Croix de la Libération par le général De Gaulle, le 11 août 1945, à Béthune.


Émilienne Moreau à la Libération (fondationresistance.org)


Émilienne Moreau à la Libération, détail (fondationresistance.org)

Elle sera l’une des six femmes à être faite « Compagnon de la Libération » (2). Par la force des choses, la petite institutrice eut un destin qui bouscula son rêve de jeunesse… Elle devint membre du Comité directeur de la SFIO de 1945 à 1963 et conseillère honoraire de l’Assemblée de l’Union Française de 1947 à 1958. Elle décédera le 5 janvier 1971, à Lens, peu de temps après la publication de ses mémoires, les définitives cette fois…


(myheritage.fr)


(Gallica-BnF)

Reconnaissances :

Guerre de 14-18 :



 


Guerre de 39-45 :




(gallica-BnF)

Sources :

- Émilienne Moreau, ses mémoires : La guerre buissonnière : une famille française dans la Résistance, Paris, Solar, 1970.

- Vladimir Trouplin, « Émilienne Moreau-Évrard » in  Guy Krivopissko, Christine Levisse-Touzé, Vladimir Trouplin, Dans l'honneur et par la victoire. Les femmes compagnon de la Libération, Tallandier, 2008.

(1) : 








(2) : Les six femmes que le général de Gaulle a nommées compagnon de la Libération « dans l'honneur et par la victoire » :

Marie Hackin

Berthy Albrecht

Laure Diebold

Marcelle Henry

Simone Michel-Lévy

Émilienne Moreau-Évrard


Émilienne Moreau-Évrard, Nord-Matin, 1970


Patrick PLUCHOT

1 commentaire:

  1. Extraordinaire histoire!
    Bravo au site du Musée de la Maison d'école!

    Ce musée, qui est partie intégrante du patrimoine de notre ville, a aujourd'hui une fonction essentielle pour notre République, en particulier en matière de laïcité.

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