dimanche 12 décembre 2021

Jeanne d'Arc dans le roman national

 

Chronique des héros du Roman National

Jeanne d’Arc

Jeanne d’Arc, bibliothèque scolaire Histoire junior Hachette, 1985 (collection musée)


De l’imbroglio historique à la réaction politique

Par nécessité patriotique, la Troisième République va réinterpréter l’histoire et instrumentaliser les héros d’autant plus aisément qu’ils auront leurs origines loin dans le passé. Dans les manuels scolaires, Lavisse en tête, ces héros auront leur spécialité : Gambetta est le modèle du politique, Pasteur celui du savant, Victor Hugo celui de l’écrivain. La palme revient cependant aux actions héroïques et à leurs auteurs. Au lendemain de la défaite de 1870, les défenseurs de la patrie que sont Vercingétorix (voir article du 29 octobre), Roland, Bayard ou encore Hoche, Kleber et Marceau, figures de la Révolution, sont érigés en modèles pour la formation des citoyens amoureux de leur patrie. Alors, Jeanne d’Arc est ressuscitée en cette fin de 19e siècle, après quatre cents ans d’oubli. La récupération de cette figure emblématique par une République laïque pousse l’Église à la canoniser en 1920…  


Jeanne d’Arc dans les manuels scolaires sous la Troisième République

Histoire de France, Léon Brossolette, édition 1909 (CANOPE)

Une nouvelle fois, la nation va chercher la preuve de son existence dans le sacrifice de ses héros, de la même manière que les miracles des saints du Moyen-Âge attestaient de la présence de Dieu. Dans l’interprétation qui oppose catholiques et républicains sur la vie de Jeanne d’Arc, les manuels scolaires laïques vont à minima minimiser son destin divin. Les manuels d’histoire de Léon Brossolette en sont un exemple. Il jette le discrédit sur Jeanne d’Arc en plaidant sa « folie » et répétant qu’elle croyait entendre des voix, ce qui lui vaudra son excommunication. Chaque manuel, chaque auteur eut son expression propre : « elle crut entendre », « il lui semblait », « elle prit pour un ordre de Dieu »…



Le programme d’histoire de 1882 insiste tout particulièrement sur « les récits et entretiens sur les grands personnages et les faits principaux de l’histoire de France », notamment pour le cours élémentaire. C’est l’avènement de l’histoire-mémoire : lecture des récits du manuel et mémorisation du résumé qui le conclut. Pour employer une expression plus contemporaine, on peut dire que certains ouvrages se « radicalise ». Dans son édition de 1897, le manuel écrit par Louis Cons consacre quatre pages à Jeanne d’Arc dans lesquelles la rigueur laïque s’impose : il parle du jugement de Jeanne comme d’un procès inique mené par des ecclésiastiques : « Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, demanda au duc de Bourgogne, de livrer Jeanne aux Anglais pour être jugée par un tribunal ecclésiastique », il ne fait aucune allusion à l’épisode des voix et adopte l’écriture républicaine de « Jeanne Darc ». La fin du récit est sans ambiguïté quant à la personnalité de la pucelle : « On y voit non pas, un personnage vague, rêveur et mystique, mais une intelligence vive et nette (..) avec parfois un sentiment de fierté patriotique ; vraie Gauloise, vraie française. »  

Louis CONS, Histoire de France depuis les origines jusqu'à nos jours à l'usage de l'enseignement primaire, Paris, Ch. Delagrave, première édition, 1881 (Gallica-Bnf)

Même son de cloche chez Aulard et Daubidour dans l’édition de 1900 de leur manuel d’histoire. Ils décrivent une Jeanne providentielle, modeste bergère très pieuse qui « crut voir ou entendre des voix » mais victime de la jalousie des puissants et surtout de l’Église : « Ce tribunal n’était autre que l’inquisition ». Le chapitre se termine par le sort d’une Jeanne « qui mourut fidèle à sa foi et à sa patrie, qui aujourd’hui de toutes parts élève des statues. » L’édition de 1913 ne comportera que deux pages sur elle, non moins exaltées, dont la conclusion sonnait à nouveau comme une charge républicaine : « Ressusciter la France ! C’est l’amour de la patrie qui a fait ce prodige (..) Pour l’entretenir en nous, nous devons honorer la grande héroïne française Jeanne Darc. »

François-Alphonse AULARD et Antonin DEBIDOUR, Récits familiers sur les plus grands personnages et les faits principaux de l'histoire nationale, Paris, ed Cornély, 1896 (CANOPE)

Désiré Blanchet et Jules Pinard, dans leur Cours complet d’histoire de France, notent aussi l’apparition providentielle de Jeanne d’Arc à un moment critique de notre histoire, mais doutent qu’elle ait entendu des voix et nient le caractère surnaturel de ses actes : « elle étonna tout le monde par des actions qui semblaient surnaturelles », bien que « l’accusée fut touchante et admirable. »

Cours complet d’histoire de France, édition 1896 (collection musée)

Comment ne pas parler d’Ernest Lavisse, chantre du nationalisme populaire et du patriotisme de la Troisième République. Il explique, quant à lui, que les fameuses voix qu’elle avait entendues ne provenaient pas des trois anges, mais qu’elles disaient à Jeanne que ces anges allaient l’accompagner dans sa mission, curieuse nuance. En réalité, il n’hésita pas à magnifier le rôle de cette héroïne de la nation dont les derniers mots, selon lui, ne furent pas pour Dieu, mais destinés à l’évêque qui l’avait condamnée au bûcher. Néanmoins, Jeanne Darc crut entendre ses voix. Dans l’édition de 1936, Jeanne n’est plus guidée par la providence, mais par une mission plus politique : unifier les français à travers le sacre de Charles VII : « Pendant la cérémonie, Jeanne se tint debout près de Charles VII : « Gentil roi, lui dit-elle à la fin, vous êtes le vrai roi, celui auquel le royaume doit appartenir. » Dès lors, en effet, tous les Français le regardèrent comme leur « vrai roi ». »


Ernest Lavisse, Histoire de France, Cours élémentaire, Armand Colin, 1913 (p. 70-79).

Pour clore ce chapitre, notons le manuel de Guillermit et Guillemain de la collection Les classiques catholiques réservé aux écoles confessionnelles. Les programmes de 1923 sont passés par là, de même que la sainteté de Jeanne d’Arc. Alors que les autres ouvrages laissent plus de place à l’image et moins au récit, ce manuel est écrit dans la tradition par des enseignants catholiques (Guillermit est chanoine et supérieur du collège Saint-Louis) pour un enseignement catholique. Huit pages sont consacrées à Jeanne et reprennent en détail son parcours : il est rappelé la guerre de Cent Ans et la situation catastrophique de la France, sa mission divine, son arrivée à Chinon, la libération d’Orléans, le sacre du roi à Reims, sa trahison et son procès. Au fil des pages, Jeanne d’Arc n’est pas décrite comme « hallucinée », mais comme choisie par Dieu : « Elle avait treize ans quand l’archange Saint-Michel, Sainte Catherine et Sainte Marguerite lui apparurent et lui ordonnèrent, au nom de Dieu, d’aller trouver le roi Charles VII (..) elle fut d’abord effrayée (..) Ses voix la rassuraient ; « Dieu te viendra en aide ! » lui disaient-elles. » La dimension religieuse est très présente aussi dans les illustrations dans lesquelles Jeanne tient la croix de Jésus et a une sorte d’auréole.

Les programmes pétainistes de 1940 exacerberont plus encore les visées nationalistes et Jeanne d’Arc en sera la figure de proue tout comme Vercingétorix.

A. GUILLERMIT et H. GUILLEMAIN, Histoire de France, édition École et Collège, 1934 (pinterest)

Jeanne d’Arc : entre mythe et réalité

Manuscrit d’une version primitive de La Pucelle d’Orléans, Voltaire, vers 1730 (collection privée)

Il ne nous appartient pas de prendre parti sur le parcours de Jeanne d’Arc, les historiens en font parfois des interprétations contradictoires : Jeanne est-elle réellement morte sur le bûcher ? Etait-elle vraiment une simple bergère ? Et j’en passe. Toujours est-il qu’elle fut ignorée durant plusieurs siècles, mais pas par tout le monde. Certains se servirent de sa légende à des fins peu flatteuses pour elle. Ainsi, Voltaire, dans La Pucelle d’Orléans, poème héroï-comique qu’il édita en 1762, railla méthodiquement le fanatisme religieux en 21 chants sans beaucoup de respect pour la dite pucelle : « Le destin de la France tenait à la virginité d’une jeune bergère qui semblait préférer son âne à quiconque. » Il la considérait comme « une malheureuse idiote » victime des inquisiteurs : « ... ne fais plus de Jeanne une inspirée, mais une idiote hardie qui se croyait inspirée ; une héroïne de village, à qui on fit jouer un grand rôle ; une brave fille que des inquisiteurs et des docteurs firent brûler avec la plus grande cruauté. »  Même le grand Shakespeare ne fut pas en reste. Dans sa pièce Henry VI, il dépeignit Jeanne d’Arc comme « la mascotte d’une bande de brigands menés par un seigneur félon et illégitime » (le Dauphin), on n’en attendait pas moins d’un anglais ! Il reconnut malgré tout « son charisme, sa force de conviction et sa parole qui menacent l’Angleterre plus sûrement que ses talents militaires ».

« Reculez, seigneurs », Henry VI, Shakespeare (istockphoto.com)

Alors, quelles furent les raisons de son retour glorieux en cette fin de 19e siècle ? De la gauche à l’extrême droite, chaque parti eut ses motivations : patriotiques, philosophiques, religieuses ou tout simplement anglophobes. Le Romantisme aussi aidera à redessiner les contours de la nouvelle historiographie en y introduisant une image de femme, pieuse et guerrière à la fois. « C’est toute une grande France qu’elle voulait délivrer » s’exclamera Jaurès, accompagné de Barrès, Anatole France et Péguy qui célébrèrent la pucelle bien avant que l’Église ne la sanctifie. « Souvenons-nous toujours, français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a versé pour nous » écrira Michelet. « Ce pauvre cœur qui avait battu pour la France » dira plus tard Malraux de concert avec Aragon. Après que la figure de Jeanne ait été tiraillée entre républicains et catholiques, elle fut accaparée par l’Action française et Brasillach, puis par Jean-Marie Le Pen et le Front national qui en feront leur égérie, instituant leur propre fête de Jeanne d’Arc le 1er mai. Tous contribuèrent à faire d’une légende, un mythe. 

Jeanne d’Arc : la récupération politique

À quel camp Jeanne d’Arc appartient-elle ? Cette question cruciale ne va se poser réellement qu’au moment où l’Église va déclarer Jeanne « vénérable », statut nécessaire à l’ouverture d’un procès en béatification. Ce dernier s’ouvrira en 1897, et Jeanne, qui jusqu’alors était la figure de proue de la République, est revendiquée par les catholiques. Chaque camp va accuser l’autre de « voler » Jeanne. Dès le 10 mai 1894, les anticléricaux lancent les hostilités : 




Réaction du journal La Lenterne à la béatification de Jeanne d’Arc,mai 1894, 11 ans avant sa canonisation

Dans la foulée, le 25 mai, le journal La Croix rétorque : « Et voici qu’ils sortent de leurs tanières pour proclamer Jeanne d’Arc révoltée, hérétique, libre-penseuse, qui a préparé la révolution. », juste après une autre attaque venue du journal monarchique La Gazette :







La loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État va accélérer les choses. Les catholiques comptent utiliser l’image de la pucelle pour combattre la laïcité. La béatification et la canonisation deviennent urgentes ; la béatification intervient le 18 avril 1909 et déclenche une avalanche d’articles dans la presse. La guerre est relancée de plus belle et La Gazette prône le retour des rois en la personne de Philippe d’Orléans tandis que le journal antisémite La Libre Parole attribue la mort de Jeanne aux Juifs à travers la conférence de l’abbé Louis-Albert Gaffre :




La presse de gauche passe évidemment à l’offensive, le journal L’Humanité titre : « L’Église brûla Jeanne d’Arc. Elle l’adore aujourd’hui. » La gazette parle du « crime ineffaçable » de l’Église qui continue le supplice de Jeanne avec la suprême injure de la béatification :






Le procès en canonisation s’ouvre rapidement et se conclut en un temps record le 16 mai 1920, rouvrant la polémique. Les protagonistes rejouent la même pièce, si ce n’est que les conservateurs du Bloc national sont majoritaires à la Chambre et comptent bien faire de la sainteté de Jeanne un bouclier contre les conquêtes des républicains de la Belle Époque. L’Humanité titre « La laïcité en péril » le même jour :




Les craintes de Renoult sont malheureusement fondées car le député nationaliste Barrès propose une fête du patriotisme sous l’égide de Jeanne d’Arc que la Chambre s’empresse d’accepter, cette manifestation se tiendra le deuxième dimanche de mai. Cette fête a toujours lieu de nos jours et se traduit par une cérémonie militaire au pied de la statue équestre de Jeanne, place des Pyramides, à Paris.



Maurras de L’Action française exulte dans cet article et La Croix  pose immédiatement la question de la reprise des relations diplomatiques avec le Vatican, interrompues en 1904 dans la perspective de la loi de séparation des Églises et de l’État. Ces dernières seront rétablies en 1921, surtout à cause de l’épineux statut de l’Alsace-Lorraine, plutôt qu’à la suite de l’annonce de la sainteté de Jeanne d’Arc…



Conclusion


« Va t’en ! C’est moi qui garde l’accès au sol Français », Sergueï Solomko, 1914 (© Collection privée Yann Rigolet)

Jeanne d’Arc continua d’être présente dans les moments tragiques de l’histoire de France du 20e siècle, notamment à deux moments où la patrie fut menacée : durant la Grande guerre (1914-1918) et durant le régime de Vichy (1941-1944). En 1914, l’image de Jeanne d’Arc est reprise par la propagande de guerre qui fait d’elle le symbole du nationalisme français. Les cartes postales à son effigie sont largement distribuées aux poilus sur le front, pour leurs correspondances. Elle apparaît aussi sur les affiches appelant à soutenir l’effort de guerre, souvent avec en fond l’incendie de la cathédrale de Reims. Outre-Atlantique, une affiche montrant une Jeanne d’Arc en armure brandissant une épée, est dessinée par William Haskell Coffin alors au début de sa carrière, affiche qui sera reprise par les Anglais avec la même légende : « Joan of Arc saved France, Women of America save Your Country, Buy War Saving Stamps », le bûcher est oublié. Bientôt oubliée aussi Jeanne d’Arc par Coffin qui deviendra célèbre après la Première Guerre mondiale pour ses Coffin-girls, les fameuses pin-up des calendriers américains !


Joan of Arc saved France, William Haskell Coffin, 1918, (collection Forteresse Royale de Chinon)

« L’école française de demain enseignera avec le respect de la personne humaine, la famille, la société, la patrie. Elle ne prétendra plus à la neutralité. […] L’école française sera nationale avant tout, parce que les Français n’ont pas de plus haut intérêt commun que celui de la France. » Maréchal Pétain, 15 août 1940,  Revue des Deux mondes.


Fête de Jeanne d'arc 11 mai 1941, Secrétariat Général de l'information, Imprimerie Giraud-Rivoire, Lyon, (collection Forteresse Royale de Chinon)

Nul doute que Jeanne d’Arc n’échappera pas non plus au Régime de Vichy. Grâce au Bureau de documentation du Chef de l’État, Philippe Pétain, elle incarnera la France éternelle aux côtés de Duguesclin et Bayard entre autres. Les rapports entre la France et la Grande-Bretagne n’étant plus les mêmes qu’en 1914, Jeanne servira surtout à la propagande antibritannique, ce à quoi les Français de Londres répondront par des largages de tracts, par les avions alliés, utilisant, eux aussi, l’image de la pucelle. Du reste, dès le 1er juillet 1940, sur proposition du vice-amiral Muselier, la croix de Lorraine est adoptée comme emblème de la France libre : « Quel nom plus évocateur pour une France résistante que celui de la Lorraine, terre de Jeanne d’Arc, qui a tant lutté au cours de son histoire pour son indépendance ! Ce signe si facile à mémoriser et à dessiner  clandestinement s’oppose aussi à la croix gammée de l’occupant nazi. » (charles-de-gaulle.org) A partir de 1940, jugés trop républicains, les manuels d’Ernest Lavisse et de Gauthier Deschamps, entre autres, sont interdits par Vichy, La Troisième République est bel et bien morte.



Sources :

-       Documentation musée.

-       Documentation forteressechinon.fr.

-       El Hadi Samira, Le personnage de Jeanne d’Arc dans les manuels scolaires depuis 1880, site de formation Villeneuve d’Ascq.

-       https://www.retronews.fr/religions/long-format/2019/04/10/jeanne-d-arc-une-canonisation-politique

Patrick PLUCHOT




(images d’Epinal)




(geudensherman.wordpress.com)


(Bnf)


Portrait de Jeanne d'Arc au XVIIIe siècle, Sergent, 1787, (collection Forteresse Royale de Chinon)


Portrait de Jeanne d'Arc, Paul Dubois, 1873, (collection Forteresse Royale de Chinon)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire