Chronique
des héros du Roman National
Jeanne
d’Arc
Jeanne d’Arc, bibliothèque
scolaire Histoire junior Hachette, 1985 (collection musée)
De
l’imbroglio historique à la réaction politique
Par
nécessité patriotique, la Troisième République va réinterpréter l’histoire et
instrumentaliser les héros d’autant plus aisément qu’ils auront leurs origines
loin dans le passé. Dans les manuels scolaires, Lavisse en tête, ces héros
auront leur spécialité : Gambetta est le modèle du politique, Pasteur
celui du savant, Victor Hugo celui de l’écrivain. La palme revient cependant
aux actions héroïques et à leurs auteurs. Au lendemain de la défaite de 1870,
les défenseurs de la patrie que sont Vercingétorix (voir article du 29
octobre), Roland, Bayard ou encore Hoche, Kleber et Marceau, figures de la
Révolution, sont érigés en modèles pour la formation des citoyens amoureux de
leur patrie. Alors, Jeanne d’Arc est ressuscitée en cette fin de 19e
siècle, après quatre cents ans d’oubli. La récupération de cette figure
emblématique par une République laïque pousse l’Église à la canoniser en 1920…
Jeanne
d’Arc dans les manuels scolaires sous la Troisième République
Histoire de France, Léon
Brossolette, édition 1909 (CANOPE)
Une nouvelle fois, la nation
va chercher la preuve de son existence dans le sacrifice de ses héros, de la
même manière que les miracles des saints du Moyen-Âge attestaient de la
présence de Dieu. Dans l’interprétation qui oppose catholiques et républicains
sur la vie de Jeanne d’Arc, les manuels scolaires laïques vont à minima
minimiser son destin divin. Les manuels d’histoire de Léon Brossolette en sont
un exemple. Il jette le discrédit sur Jeanne d’Arc en plaidant sa
« folie » et répétant qu’elle croyait entendre des voix, ce qui lui
vaudra son excommunication. Chaque manuel, chaque auteur eut son expression
propre : « elle crut entendre », « il lui semblait », « elle
prit pour un ordre de Dieu »…
Le programme d’histoire de
1882 insiste tout particulièrement sur « les
récits et entretiens sur les grands personnages et les faits principaux de
l’histoire de France », notamment pour le cours élémentaire. C’est
l’avènement de l’histoire-mémoire : lecture des récits du manuel et
mémorisation du résumé qui le conclut. Pour employer une expression plus
contemporaine, on peut dire que certains ouvrages se « radicalise ». Dans
son édition de 1897, le manuel écrit par Louis Cons consacre quatre pages à
Jeanne d’Arc dans lesquelles la rigueur laïque s’impose : il parle du
jugement de Jeanne comme d’un procès inique mené par des ecclésiastiques :
« Pierre Cauchon, évêque de
Beauvais, demanda au duc de Bourgogne, de livrer Jeanne aux Anglais pour être
jugée par un tribunal ecclésiastique », il ne fait aucune allusion à
l’épisode des voix et adopte l’écriture républicaine de « Jeanne Darc ». La fin du récit est sans
ambiguïté quant à la personnalité de la pucelle : « On y voit non pas, un personnage vague,
rêveur et mystique, mais une intelligence vive et nette (..) avec parfois un
sentiment de fierté patriotique ; vraie Gauloise, vraie française. »
Louis CONS, Histoire de
France depuis les origines jusqu'à nos jours à l'usage de l'enseignement
primaire, Paris, Ch. Delagrave, première édition, 1881 (Gallica-Bnf)
Même son de cloche chez
Aulard et Daubidour dans l’édition de 1900 de leur manuel d’histoire. Ils
décrivent une Jeanne providentielle, modeste bergère très pieuse qui « crut voir ou entendre des voix »
mais victime de la jalousie des puissants et surtout de l’Église : « Ce tribunal n’était autre que
l’inquisition ». Le chapitre se termine par le sort d’une Jeanne « qui mourut fidèle à sa foi et à sa
patrie, qui aujourd’hui de toutes parts élève des statues. » L’édition
de 1913 ne comportera que deux pages sur elle, non moins exaltées, dont la
conclusion sonnait à nouveau comme une charge républicaine : « Ressusciter la France ! C’est
l’amour de la patrie qui a fait ce prodige (..) Pour l’entretenir en nous, nous
devons honorer la grande héroïne française Jeanne Darc. »
François-Alphonse AULARD et
Antonin DEBIDOUR, Récits familiers sur les plus grands personnages et les faits
principaux de l'histoire nationale, Paris, ed Cornély, 1896 (CANOPE)
Désiré Blanchet et Jules
Pinard, dans leur Cours complet
d’histoire de France, notent aussi l’apparition providentielle de Jeanne
d’Arc à un moment critique de notre histoire, mais doutent qu’elle ait entendu
des voix et nient le caractère surnaturel de ses actes : « elle étonna tout le monde par des
actions qui semblaient surnaturelles », bien que « l’accusée fut touchante et admirable. »
Cours complet d’histoire de France,
édition 1896 (collection musée)
Comment ne pas parler
d’Ernest Lavisse, chantre du nationalisme populaire et du patriotisme de la
Troisième République. Il explique, quant à lui, que les fameuses voix qu’elle
avait entendues ne provenaient pas des trois anges, mais qu’elles disaient à
Jeanne que ces anges allaient l’accompagner dans sa mission, curieuse nuance.
En réalité, il n’hésita pas à magnifier le rôle de cette héroïne de la nation
dont les derniers mots, selon lui, ne furent pas pour Dieu, mais destinés à
l’évêque qui l’avait condamnée au bûcher. Néanmoins, Jeanne Darc crut entendre ses voix. Dans
l’édition de 1936, Jeanne n’est plus guidée par la providence, mais par une
mission plus politique : unifier les français à travers le sacre de
Charles VII : « Pendant la
cérémonie, Jeanne se tint debout près de Charles VII : « Gentil roi,
lui dit-elle à la fin, vous êtes le vrai roi, celui auquel le royaume doit
appartenir. » Dès lors, en effet, tous les Français le regardèrent comme
leur « vrai roi ». »
Ernest Lavisse, Histoire de France,
Cours élémentaire, Armand
Colin, 1913 (p. 70-79).
Pour clore ce chapitre,
notons le manuel de Guillermit et Guillemain de la collection Les classiques catholiques réservé aux
écoles confessionnelles. Les programmes de 1923 sont passés par là, de même que
la sainteté de Jeanne d’Arc. Alors que les autres ouvrages laissent plus de
place à l’image et moins au récit, ce manuel est écrit dans la tradition par
des enseignants catholiques (Guillermit est chanoine et supérieur du collège
Saint-Louis) pour un enseignement catholique. Huit pages sont consacrées à
Jeanne et reprennent en détail son parcours : il est rappelé la guerre de
Cent Ans et la situation catastrophique de la France, sa mission divine, son
arrivée à Chinon, la libération d’Orléans, le sacre du roi à Reims, sa trahison
et son procès. Au fil des pages, Jeanne d’Arc n’est pas décrite comme
« hallucinée », mais comme choisie par Dieu : « Elle avait treize ans quand l’archange
Saint-Michel, Sainte Catherine et Sainte Marguerite lui apparurent et lui
ordonnèrent, au nom de Dieu, d’aller trouver le roi Charles VII (..) elle
fut d’abord effrayée (..) Ses voix la rassuraient ; « Dieu te viendra
en aide ! » lui disaient-elles. » La dimension religieuse est
très présente aussi dans les illustrations dans lesquelles Jeanne tient la
croix de Jésus et a une sorte d’auréole.
Les programmes pétainistes
de 1940 exacerberont plus encore les visées nationalistes et Jeanne d’Arc en
sera la figure de proue tout comme Vercingétorix.
A. GUILLERMIT et H.
GUILLEMAIN, Histoire de France, édition École et Collège, 1934 (pinterest)
Jeanne
d’Arc : entre mythe et réalité
Manuscrit d’une version
primitive de La
Pucelle d’Orléans, Voltaire, vers 1730
(collection privée)
Il ne nous appartient pas de
prendre parti sur le parcours de Jeanne d’Arc, les historiens en font parfois
des interprétations contradictoires : Jeanne est-elle réellement morte sur
le bûcher ? Etait-elle vraiment une simple bergère ? Et j’en passe.
Toujours est-il qu’elle fut ignorée durant plusieurs siècles, mais pas par tout
le monde. Certains se servirent de sa légende à des fins peu flatteuses pour
elle. Ainsi, Voltaire, dans La Pucelle
d’Orléans, poème héroï-comique qu’il édita en 1762, railla méthodiquement
le fanatisme religieux en 21 chants sans beaucoup de respect pour la dite
pucelle : « Le destin de la
France tenait à la virginité d’une jeune bergère qui semblait préférer son âne
à quiconque. » Il la considérait comme « une malheureuse idiote » victime des
inquisiteurs : « ... ne fais
plus de Jeanne une inspirée, mais une idiote hardie qui se croyait
inspirée ; une héroïne de village, à qui on fit jouer un grand rôle ;
une brave fille que des inquisiteurs et des docteurs firent brûler avec la plus
grande cruauté. » Même le grand
Shakespeare ne fut pas en reste. Dans sa pièce Henry VI, il dépeignit Jeanne d’Arc comme « la mascotte d’une bande de brigands menés par un seigneur félon
et illégitime » (le Dauphin), on n’en attendait pas moins d’un
anglais ! Il reconnut malgré tout « son
charisme, sa force de conviction et sa parole qui menacent l’Angleterre plus
sûrement que ses talents militaires ».
« Reculez, seigneurs »,
Henry VI, Shakespeare (istockphoto.com)
Alors, quelles furent les
raisons de son retour glorieux en cette fin de 19e siècle ? De
la gauche à l’extrême droite, chaque parti eut ses motivations :
patriotiques, philosophiques, religieuses ou tout simplement anglophobes. Le Romantisme
aussi aidera à redessiner les contours de la nouvelle historiographie en y
introduisant une image de femme, pieuse et guerrière à la fois. « C’est toute une grande France qu’elle
voulait délivrer » s’exclamera Jaurès, accompagné de Barrès, Anatole
France et Péguy qui célébrèrent la pucelle bien avant que l’Église ne la
sanctifie. « Souvenons-nous
toujours, français, que la patrie chez nous est née du cœur d’une femme, de sa
tendresse et de ses larmes, du sang qu’elle a versé pour nous » écrira
Michelet. « Ce pauvre cœur qui avait
battu pour la France » dira plus tard Malraux de concert avec Aragon.
Après que la figure de Jeanne ait été tiraillée entre républicains et
catholiques, elle fut accaparée par l’Action française et Brasillach, puis par Jean-Marie
Le Pen et le Front national qui en feront leur égérie, instituant leur propre
fête de Jeanne d’Arc le 1er mai. Tous contribuèrent à faire d’une
légende, un mythe.
Jeanne
d’Arc : la récupération politique
À quel camp Jeanne d’Arc
appartient-elle ? Cette question cruciale ne va se poser réellement qu’au
moment où l’Église va déclarer Jeanne « vénérable », statut
nécessaire à l’ouverture d’un procès en béatification. Ce dernier s’ouvrira en
1897, et Jeanne, qui jusqu’alors était la figure de proue de la République, est
revendiquée par les catholiques. Chaque camp va accuser l’autre de
« voler » Jeanne. Dès le 10 mai 1894, les anticléricaux lancent les
hostilités :
Réaction du journal La
Lenterne à la béatification de Jeanne d’Arc,mai 1894, 11 ans avant sa
canonisation
Dans la foulée, le 25 mai,
le journal La Croix rétorque : « Et voici qu’ils sortent de leurs
tanières pour proclamer Jeanne d’Arc révoltée, hérétique, libre-penseuse, qui a
préparé la révolution. », juste après une autre attaque venue du
journal monarchique La Gazette :
La loi du 9 décembre 1905
relative à la séparation des Églises et de l’État va accélérer les choses. Les
catholiques comptent utiliser l’image de la pucelle pour combattre la laïcité.
La béatification et la canonisation deviennent urgentes ; la béatification
intervient le 18 avril 1909 et déclenche une avalanche d’articles dans la
presse. La guerre est relancée de plus belle et La Gazette prône le retour des rois en la personne de Philippe
d’Orléans tandis que le journal antisémite La
Libre Parole attribue la mort de Jeanne aux Juifs à travers la conférence
de l’abbé Louis-Albert Gaffre :
La presse de gauche passe
évidemment à l’offensive, le journal L’Humanité
titre : « L’Église brûla
Jeanne d’Arc. Elle l’adore aujourd’hui. » La gazette parle du
« crime ineffaçable » de l’Église qui continue le supplice de Jeanne
avec la suprême injure de la béatification :
Le procès en canonisation
s’ouvre rapidement et se conclut en un temps record le 16 mai 1920, rouvrant la
polémique. Les protagonistes rejouent la même pièce, si ce n’est que les
conservateurs du Bloc national sont majoritaires à la Chambre et comptent bien
faire de la sainteté de Jeanne un bouclier contre les conquêtes des
républicains de la Belle Époque. L’Humanité
titre « La laïcité en
péril » le même jour :
Les craintes de Renoult sont
malheureusement fondées car le député nationaliste Barrès propose une fête du
patriotisme sous l’égide de Jeanne d’Arc que la Chambre s’empresse d’accepter,
cette manifestation se tiendra le deuxième dimanche de mai. Cette fête a
toujours lieu de nos jours et se traduit par une cérémonie militaire au pied de
la statue équestre de Jeanne, place des Pyramides, à Paris.
Maurras de L’Action française exulte dans cet
article et La Croix pose immédiatement la question de la reprise
des relations diplomatiques avec le Vatican, interrompues en 1904 dans la
perspective de la loi de séparation des Églises et de l’État. Ces dernières
seront rétablies en 1921, surtout à cause de l’épineux statut de
l’Alsace-Lorraine, plutôt qu’à la suite de l’annonce de la sainteté de Jeanne
d’Arc…
Conclusion
« Va t’en ! C’est
moi qui garde l’accès au sol Français », Sergueï Solomko, 1914 (© Collection privée
Yann Rigolet)
Jeanne d’Arc continua d’être
présente dans les moments tragiques de l’histoire de France du 20e
siècle, notamment à deux moments où la patrie fut menacée : durant la
Grande guerre (1914-1918) et durant le régime de Vichy (1941-1944). En 1914,
l’image de Jeanne d’Arc est reprise par la propagande de guerre qui fait d’elle
le symbole du nationalisme français. Les cartes postales à son effigie sont
largement distribuées aux poilus sur le front, pour leurs correspondances. Elle
apparaît aussi sur les affiches appelant à soutenir l’effort de guerre, souvent
avec en fond l’incendie de la cathédrale de Reims. Outre-Atlantique, une
affiche montrant une Jeanne d’Arc en armure brandissant une épée, est dessinée
par William
Haskell Coffin alors au début de sa carrière, affiche qui sera reprise par les Anglais
avec la même légende : « Joan of Arc
saved France, Women of America save Your Country, Buy War Saving Stamps »,
le bûcher est oublié. Bientôt oubliée aussi Jeanne d’Arc par Coffin qui deviendra
célèbre après la Première Guerre mondiale pour ses Coffin-girls, les fameuses
pin-up des calendriers américains !
Joan
of Arc saved France,
William Haskell Coffin, 1918, (collection Forteresse Royale de Chinon)
«
L’école française de demain enseignera avec le respect de la personne humaine,
la famille, la société, la patrie. Elle ne prétendra plus à la neutralité. […]
L’école française sera nationale avant tout, parce que les Français n’ont pas
de plus haut intérêt commun que celui de la France. » Maréchal
Pétain, 15 août 1940, Revue des Deux mondes.
Fête
de Jeanne d'arc 11 mai 1941, Secrétariat Général de l'information, Imprimerie
Giraud-Rivoire, Lyon, (collection Forteresse Royale de Chinon)
Nul doute que Jeanne d’Arc n’échappera pas non
plus au Régime de Vichy. Grâce au Bureau de documentation du Chef de l’État,
Philippe Pétain, elle incarnera la France éternelle aux côtés de Duguesclin et
Bayard entre autres. Les rapports entre la France et la Grande-Bretagne n’étant
plus les mêmes qu’en 1914, Jeanne servira surtout à la propagande
antibritannique, ce à quoi les Français de Londres répondront par des largages
de tracts, par les avions alliés, utilisant, eux aussi, l’image de la pucelle.
Du reste, dès le 1er juillet 1940, sur proposition du vice-amiral
Muselier, la croix de Lorraine est adoptée comme emblème de la France
libre : « Quel nom plus
évocateur pour une France résistante que celui de la Lorraine, terre de Jeanne
d’Arc, qui a tant lutté au cours de son histoire pour son indépendance !
Ce signe si facile à mémoriser et à dessiner
clandestinement s’oppose aussi à la croix gammée de l’occupant
nazi. » (charles-de-gaulle.org) A partir de 1940, jugés trop
républicains, les manuels d’Ernest Lavisse et de Gauthier Deschamps, entre
autres, sont interdits par Vichy, La Troisième République est bel et bien
morte.
Sources :
-
Documentation musée.
-
Documentation forteressechinon.fr.
-
El Hadi Samira, Le personnage de Jeanne d’Arc dans les manuels scolaires depuis 1880, site
de formation Villeneuve d’Ascq.
-
https://www.retronews.fr/religions/long-format/2019/04/10/jeanne-d-arc-une-canonisation-politique
Patrick PLUCHOT
(images d’Epinal)
(geudensherman.wordpress.com)
(Bnf)
Portrait de Jeanne d'Arc au XVIIIe siècle,
Sergent, 1787, (collection Forteresse Royale de Chinon)
Portrait
de Jeanne d'Arc, Paul
Dubois, 1873, (collection Forteresse Royale de Chinon)
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