vendredi 21 janvier 2022

Le choix de la laïcité

 

Le choix de la laïcité

La Pierre aux Blancs, le Confessionnal, lieu de pèlerinage des Blancs de la Petite Église, Beaubery (71)

Une histoire oubliée

Connaissez-vous les Blancs du Charolais (aussi appelés les Bleus en Brionnais) ? Avez-vous entendu parler des Béguins de la Creuse et de la Loire ? Deux minorités religieuses catholiques dissidentes, mises en marge de la vie sociale par l’Église. De fait, cette marginalisation poussera ces communautés vers l’école laïque, en opposition à l’enseignement confessionnel catholique majoritaire dans les campagnes au milieu du 19e siècle. Pourquoi l’école publique et les institutions républicaines devinrent-elles leur refuge à la suite des lois Ferry ? Tentative de réponse en quelques mots. 

Les Béguins de la Loire

Chacun connaît l’expression « avoir le béguin » qui caractérise l’amoureux transi trop facilement tombé sous le charme d’une personne. Mais qui connaît l’origine de cette expression ? Elle apparaît au 18e siècle mais il faut remonter au 12e  siècle pour en comprendre le sens. C’est en effet à cette époque que naît un mouvement religieux en Belgique, fondé par Lambert le Bègue, religieux qui avait, dit-on, le pouvoir d’éveiller de manière miraculeuse, l’appel de Dieu chez les femmes pieuses. Ces femmes « initiées », semi-religieuses, vivaient alors en communauté sans avoir toutefois prononcé leurs vœux. Leur signe distinctif devenait alors une coiffe de toile particulière : le béguin. Ainsi naquit l’appel du béguin.


Si le béguinisme, déviation religieuse du christianisme, prit racine dans le jansénisme au 18e  siècle, ce n’est qu’à la faveur de la Révolution et de l’adoption de la Constitution civile du clergé qu’il se répandit dans plusieurs régions de la France, notamment  sous l’impulsion de l’abbé Bonjour, curé de Fareins dans l’Ain, ainsi que des abbés Fialin à Marcilly-le-Châtel et Drevet à Saint-Jean-Bonnefonds dans la Loire, qui prêchèrent ce culte. Un siècle et demi plus tard, quelques foyers béguins subsistaient dans cette dernière région. Roger Faure, fils d’un couple d’instituteurs porte témoignage des rapports qu’eurent ses parents avec la communauté béguine du Fay (commune de Saint-Jean-Bonnefonds) entre les deux guerres.

Son père, Henri Faure naquit en 1903 et sa mère, Marthe Pêtre en 1904. Henri Faure fit son Ecole normale à Montbrison (42), tandis que Marthe, née à Gueugnon (71), après être passée par le cours complémentaire de Cluny et à la suite de la mutation de son père militaire, intégra l’école supérieure de Saint-Etienne. Ce n’est que plus tard qu’elle entrera à l’Ecole normale de filles (promotion 1922-1925).

Promotion 1920-1923, EN de Montbrison,  Henri Faure, tout à droite ( forezhistoire.free.fr)

Promotion 1922-1925, EN de Saint-Etienne, Marthe Pêtre, quatrième au centre ( forezhistoire.free.fr)

Le 1er octobre 1932, les parents Faure sont nommés sur un poste double au hameau du Fay, commune de Saint-Jean-Bonnefonds (Loire). C’est dans le triste paysage des puits de mine de la Chazotte, des crassiers et des terrils, que se situe l’école, un autre « pays noir » qui ne possédait qu’une seule épicerie… mais plusieurs cafés. Une école publique fut implantée dans ce hameau qui comptait une école congréganiste mixte de deux classes en 1881,  réduite à une classe de garçons en 1888.

On note, dès 1792 (année du vote de la Constitution civile du clergé par l’Assemblée constituante), la procession sur les lieux, d’une centaine de béguins, chantant des cantiques et invoquant la venue prochaine du prophète Elie, procession rapidement dispersée par les gendarmes. En 1846, Jean-Baptiste Digonnet, le petit bon Dieu des béguins (1), vint prêcher la fin du monde à Saint-Jean-Bonnefonds, prétendant être le prophète en question, allant jusqu’à vendre des places au paradis pour 500 ou 1000 francs, sans doute en fonction de la qualité de la place souhaitée. Le salaire d’un instituteur à l’époque était de 700 francs, celui d’une institutrice de 500 francs… par an ! La région fut alors secouée par de nombreuses exactions de béguins fanatiques, bien loin de la situation décrite par Roger Faure. On peut considérer qu’après l’épisode « Digonnet » la communauté se soit faite plus discrète et ait décidé une intégration plus républicaine dans ses mœurs comme le décrit Ulysse Rouchon à propos des Béguins en 1929 : « Ils sont des croyants sincères, de mœurs très pures, qui basent leur religion sur des enseignements de la Bible (…). Le Petit Bon Dieu, considéré comme la réincarnation du prophète Elie, continue chez ces braves gens à garder une place d'honneur. Il est peu de foyers béguins qui n'ait pas le portrait du prophète... »

Témoignage de Roger Faure :

« Au hameau du Fay, il y avait une importante communauté de béguins. D’ailleurs, mes parents, quand nous étions plus petits, ma sœur et moi, nous faisaient garder par une vieille fille, une béguine, habitant en face de l’école. Elle vivait avec son frère, un vieux garçon et leur petit logement servait de lieu de réunion à la communauté. […]  Les béguins se remarquaient car ils étaient, hommes et femmes, toujours habillés de noir. Les femmes portaient comme signe distinctif une petite tresse de rubans entrelacés, rouge et blanc dans les cheveux. Les hommes avaient un mince ruban noir à leur chapeau plat. Ces gens pratiquaient une morale très rigoureuse. Ils ne buvaient pas d’alcool, ils ne fumaient pas  et proscrivaient les bals et autres réjouissances. Ils basaient leur vie sur l’enseignement de la Bible. Chez eux, Jansénistes, la grâce était poussée à l’extrême. Elle augmentait ou diminuait après les passages successifs sur terre. Ils croyaient à la transmission de l’âme dans un autre corps humain. Ils confessaient l’unité de Dieu dans la Trinité et croyaient à l’immortalité de l’âme. Ils niaient l’existence de Jésus et attendaient toujours leur messie annoncé par le prophète Elie. Au cours des assemblées, ils chantaient des psaumes et récitaient des prières. Ils n’avaient pas de pasteur et officiaient à tour de rôle. Leur confession était publique. A la naissance, le bébé était oint des saintes huiles. Ils se mariaient entre eux, ce qui provoquait des problèmes de consanguinité. Dans les mariages, le desservant demandait aux futurs époux de se rester fidèles tout au long de leur vie et de se conformer strictement à la religion. Si l'un des conjoints était catholique, ce qui arrivait rarement, aucun béguin ne rentrait dans l’église. Aux enterrements, auxquels mes parents ont assisté, le cortège partait du domicile du défunt. Les membres de la communauté portaient le corps enveloppé d'un suaire sur leurs épaules à l’aide d’un brancard, en se relayant jusqu’au cimetière de la commune, à 4 km. C’était une montée rude et tous ces gens chantaient des cantiques et donnaient l’impression d’une grande foi, d’une grande douleur et d’une grande ferveur. Les hommes portaient un homme décédé, les femmes, une femme ou un enfant. Au cimetière de Saint-Jean-Bonnefonds, il existe toujours un carré des béguins. C’est un vaste emplacement de terre nue, sans pierres tombales, sans inscriptions, sans fleurs. C’est la fosse commune. Ils ont repris le précepte biblique : tu es poussière, tu retourneras à la poussière. Les béguins étaient pourtant des gens très serviables et très solidaires. Il n'existait pas de béguin pauvre. Leurs gains et leurs revenus étaient mis en commun. Toujours prêts à rendre service, ils se mettaient à la disposition de mes parents pour préparer la fête de l’école, seule festivité qu’ils acceptaient. L’école était très importante pour eux. Ils avaient de nombreux enfants et étaient des défenseurs inconditionnels de l’école publique. Mes parents les estimaient beaucoup. Les enfants devaient savoir lire et écrire pour pouvoir lire la Bible, le livre saint. Aujourd’hui, le hameau du Fay a bien changé. Il est perdu dans la zone industrielle et commerciale de La Chazotte. Le groupe scolaire nommé Roger-Salengro, comme l’avait voulu mon père en souvenir du ministre de l’Intérieur de 1936, est toujours là avec 2 classes maternelles et 3 classes primaires. » Roger Faure, in Souvenirs d’instituteurs entre les deux guerres

Les « Blancs » du Charolais et les « Bleus » du brionnais

Plus proches de nous, ces deux communautés se font beaucoup plus discrètes dès leur naissance, subissant très tôt les foudres de l’Eglise catholique. Leur histoire débute en 1790. Le 12 juillet, la Constitution civile du clergé est adoptée par l’Assemblée constituante organisant le clergé séculier de la nouvelle Eglise constitutionnelle. La rupture est consommée entre ce nouveau clergé, les prêtres « jureurs », et l’ancien clergé qui refuse de prêter serment, les prêts « réfractaires ». La signature du Concordat sous le Consulat en 1802 va encore amplifier le malaise et une partie des prêtres réfractaires va rentrer dans la clandestinité, formant ce qu’on appellera « la petite église » qui va se développer dans certaines régions de France, notamment en Charolais et en Brionnais. Comme les Béguins, ils eurent aussi leur prophète en la personne de la « Petite Benoîte » (2).


L’église de Tancon a été, durant de longues années, un lieu de rassemblement des « Bleus » de la région. Photo DR

Leur choix fut de vivre leur religion sans prosélytisme,  dans la plus grande discrétion et dans un esprit de tolérance se heurtant souvent à la réaction des habitants très catholiques des régions où ils s’implantèrent principalement : Tancon, Chauffailles, La clayette, Charolles et Saint-Maurice-lès-Châteauneuf. En 1851, un dénombrement approximatif fait apparaître des Blancs dans 19 communes du Charolais avec un effectif de 220 personnes réparties dans 53 familles et 43 blancs dans quatre communes du canton de Buxy (Buxy, Saint-Boil, Sainte-Hélène et Villeneuve- en-Montagne). Peu à peu, la communauté a décliné et on estimait leur nombre à 250 personnes dans les années 60, ce qui correspond entre 4 et 17 % de la population des villages concernés. Une autre estimation en 1975 porterait leur nombre à 300, répartis dans 90 familles. Le comptage semble difficile.

La vie sociale des Blancs repose sur la volonté de ne pas se distinguer d’autrui. Ils répriment toute expression de leur religion : « La répression commence tôt, les bons enfants étant ceux qui ne manifestent rien : de même les bonnes maisons sont celles d’où ne sort aucun bruit, les bonnes ménagères sont celles qui parlent peu et bas ». Le silence vise à occulter la différence, il ne faut pas se faire remarquer, ne pas provoquer autrui par sa dissemblance. Au sein d’un village, ils sont marginalisés dès l’origine, enfreignant les normes du groupe en ne pratiquant pas la religion officielle. Au début du 20e siècle, ne pas aller à la messe paraissait inconcevable et la pratique clandestine de la religion blanche était ressentie comme une provocation. Si les Blancs d’aujourd’hui restent dans cet esprit de discrétion, il n’en reste pas moins qu’ils maintiennent certaines pratiques très observables de l’extérieur, notamment les périodes de jeûne à la cantine scolaire ou les pèlerinages.

Le phénomène le plus frappant, toujours visible, est l’emplacement réservé aux Blancs dans les cimetières, le fameux « carré des blancs » jouxtant le coin dit « des suppliciés » qui était réservé aux non baptisés et aux gens vivant en concubinage, situé en-dehors du cimetière béni. 

Les « Blancs » se marient entre eux lors d’une cérémonie rituelle qui précède le mariage civil que, paradoxalement, ils acceptent. Rien d’étonnant dans les faits car sur le plan politique, ils se montrent dans l’ensemble favorables à la gauche. Par ce choix politique, ils se positionnent contre l’Eglise qui soutient généralement la droite et qui les met au ban de la société. Si les Blancs ne parlent pas de religion,  par contre,  ils ne craignent pas de donner leur opinion politique publiquement, participant aux élections, parfois comme candidats mais sans grand succès. On notera que les « Blancs » et « Bleus » de notre région ne furent jamais opposés à la conscription, contrairement à leurs congénères.  

Toujours aujourd’hui, les traditions sont respectées. L’homme est chef de famille, les enfants et la femme lui sont soumis, même si cette dernière travaille à l’extérieur : « En général, leurs femmes sortent peu. Ici, une jeune fille ne sort que le jour de la fête patronale », témoigne un instituteur, « Les filles, dès qu’elles ont leur CAP, elles vont travailler en ville… mais elles sont logées dans la famille. Elles sont encore drôlement chaperonnées ! », témoigne un professeur,  in Les « Blancs » ou anticoncordataires de Saône-et-Loire, Mlle Marguerite Rebouillat.

Au détour des années 60, la marginalisation devient toutefois pesante : « avant 1789, nous étions comme tout le monde… aujourd’hui, on est un peu à part, mais on vit comme tout le monde », témoigne une commerçante, « On était acceptés… on était… et on est toujours dissidents », « il y a une chose qu’il faut bien dire… c’est qu’on n’est pas des saints ; les gens croient qu’on est parfait alors qu’on est comme les autres, on a nos défauts. », témoigne une ouvrière retraitée, « Autrefois un jeune à l’école était parfois tourné en dérision par ses camarades. Autrefois les gens pensaient qu’on était bien inférieurs en n’allant pas à l’église. » « Ça nous manque beaucoup, les prêtres », témoigne une commerçante, « Jusqu’au début du siècle, il y avait une instruction religieuse, le flambeau se transmettait, les Blancs savaient où ils allaient. L’essentiel du dogme était connu, admis. C’est devenu une religion formaliste. Le peu que j’ai discuté avec certains, les vieux, les purs, il n’y a pas de nouveau qui s’annonce […] la doctrine s’est essoufflée petit à petit. Les jeunes pratiquent parce qu’ils sont dans l’entourage où l’on pratique. Il y a des Blancs qui, voyant la relâche du côté catholique, se sentent beaucoup moins culpabilisés de se relâcher eux-mêmes. », témoigne un instituteur, in Les « Blancs » ou anticoncordataires de Saône-et-Loire, Mlle Marguerite Rebouillat.



Pour conclure

On note de réelles différences entre les deux communautés étudiées : d’une part les Blancs et les Bleus, entrés en réaction contre les injonctions révolutionnaires et, d’autre part, les Béguins, de tradition beaucoup ancienne et proche du sectarisme. Toutefois, leur clandestinité à elles deux,  trouve sa source dans leur complaisance face à la souffrance, en dignes héritiers qu’ils sont de la tragédie janséniste, mais aussi dans cette société catholique qui fit de tout temps preuve d’intolérance face à ses minorités. Comme le dit une sociologue : « Nous sommes en présence du « malheur de la différence réciproque ». Ce malheur est vécu au quotidien dans un milieu où il faut vivre avec l’autre, différent et proche en même temps : d’où la nécessité de la différence, l’impossibilité de l’indifférence. Ce malheur, c’est simplement la cohabitation Blancs/catholiques, la relation de deux communautés condamnées à faire route ensemble en pensant que l’autre a choisi la mauvaise voie. »

La concrétisation de la séparation des Eglises et de l’Etat du début du 20e siècle en France n’est pas étrangère à l’adhésion de certaines minorités aux valeurs de la République, principalement en ce qui concerne l’école publique, y trouvant un espace de tolérance face aux écoles confessionnelles encore nombreuses dans les campagnes. Ce faisant, la laïcité des institutions prit peu à peu tout son sens, imposant un nouveau modèle de vie et une instruction républicaine. Un exemple à méditer de nos jours… (3)

Le « Carré des blancs » à Saint-Julien- de-Civry (71)

Pour aller plus loin

Sources des citations et bibliographie :

-  Benoît Laurent, Les béguins. Des Foréziens en quête de Dieu , 1944.

- Pierre Duplay,  Le Petit Bon Dieu des Béguins, grand roman historique et local, édité en volume en 1890 après avoir été publié sous la forme d'un feuilleton dans le journal La Loire Républicaine

- Mémoires et procès-verbaux de la Société agricole et scientifique de Haute-Loire, 1890, consultable dans Gallica)

- Articles d'Ulysse Rouchon publié dans le magazine La Région Illustrée, décembre 1929, et dans la Revue du folklore français, 1930, consultables dans Gallica

- Félix Regnault, Les Béguins, Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris, 1890

Les dissidents du Bocage : de la Révolution à la Petite Église : la genèse d’une dissidence de la religion catholique dans le Bocage bressuirais, Pierre Dane .- Ed. du Petit Pavé, 2004.- (Points et contrepoints)

Ecclésiologie de la petite église, Guy Joux. – Lyon : Faculté de théologie, 1970,  Mémoire de licence

La Petite Église, essai historique sur le schisme anticoncordataire, Jean-Emmanuel Drochon, Maison de la bonne presse, 1894

La petite église de LyonC. Latreille, Lyon, 1911

La Petite Eglise dans la Vendée et les Deux-Sèvres : (1800-1830), Auguste Billaud .- Paris : Nouvelles Ed. latines, 1962

– La Petite Eglise du Lyonnais : origine et survivance du schisme anticoncordataire,  Fernand Martin d’Auxois .-Fribourg (Suisse) : Trois Nornes, 1987

- Les « Blancs » ou anticoncordataires de Saône-et-Loire, Mlle Marguerite Rebouillat, Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Chalon-sur-Saône, t. 36, 1960-1961

Les Blancs ou anticoncordataires du Charollais, Claude Brun, Annales de Bourgogne, t. 1, 1929

Le Charolais demeure une de leurs patries : voyage au pays des catholiques « blancs », Guy Josse, Samedi & Cie, n° 30, 19 oct. 1996

La « Petite Eglise » du Chalonnais : les « Elus » de Sainte-Hélène et de Villeneuve-en-Montagne,  Mme Peyrerol,  Pays de Bourgogne, n° 90, 2e trim. 1975 et n° 91, 3e trim. 1975

– La Petite Eglise ou schisme anti-concordataire, Fernand Martin, Couzon au Mont-d’Or, 1979

Près de 2 siècles après le schisme anticoncordataire, les « Blancs » de Saône-et-Loire fidèles à l’insoumission, Marguerite Rebouillat, Pays de Bourgogne, n°157, 1992

Souvenirs de chez nous, les « Blancs » du Clunysois (Saône-et-Loire), Edme Huchon, 1944

(1) : Le Petit Bon Dieu des Béguins :

Lors de sa première arrestation, le docteur Bigot range Jean-Baptiste Digonnet, autoproclamé prophète annoncé par Elie, au rayon des instables érotico-mystiques : « Le sujet principal de cette observation, utopiste ou fripon, est un anormal, autrefois quelque peu aliéné. Il s'est fait depuis passer pour prophète, et mêle à ses fourberies des simagrées pseudo-religieuses qui rassemblent des disciples instables en flattant leurs passions les moins avouables... », la chose sembla entendue ? Pas tout à fait. Le Petit Bon Dieu des Béguins de Saint-Jean-Bonnefonds continua de déclencher une série d’événements extraordinaires avant d’être définitivement interné dans l’asile de Montredon en 1852 où il finit ses jours.

Ce fervent catholique, père de plusieurs enfants, exerça divers métiers avant de subir l’influence d’une momiériste (protestante dissidente) : « Plus d'une fois, on le vit, aux genoux d'une illuminée du village de Beaux (en Haute-Loire), écoutant, dans l'attitude du plus profond respect, les explications qu'elle lui donnait de divers passages de la Bible, narrant ses visions et ses extases et lui baisant à plusieurs reprises les pieds et les mains. Bientôt l'exaltation de cette femme passa dans l'âme du disciple et, à l'aide de quelques textes plus ou moins bien retenus, il commença à dogmatiser ». Il mena alors  une vie de vagabond qui le mena de nombreuses fois en prison, notamment à Saint-Etienne où il rencontra un jeune béguin de Saint-Jean-Bonnefonds qui  lui apprend que ses coreligionnaires attendent l'arrivée prochaine d'un Messie… C’est l’illumination pour Dagonnet qui est justement incarcéré pour avoir déclaré « Je suis le prophète ! Et le plus grand des prophètes ! Je suis Dieu même !... ». Toutefois, Digonnet est libéré car considéré comme non-dangereux par un médecin des prisons.

Portrait de Digonnet d'après une lithographie de Pinsard

En mai 1846, Digonnet visite la communauté des béguins de Saint-Jean-Bonnefonds qui étaient, aux dires du curé catholique de la paroisse,  trois cents « Jansénistes », en 1804. Il se présente comme l’illettré, se dit Dieu et prédit la fin du monde lors de réunions de cent à deux cents personnes. En réalité, d’après le Mémorial judiciaire de la Loire, il est décrit comme étant « doué d'une pénétration rare et d'une mémoire heureuse », doté d’une « bonhomie malicieuse, l'esprit narquois et délié qu'on trouve chez les montagnards du pays de Tence, le tout s'amalgamant assez étrangement avec des propos incohérents qui attestent un esprit troublé (…). Il connaît la vie, a souffert et sait parler aux petites gens. Chose moins commune, il possède un tempérament d'organisateur... », sachant très bien lire et écrire. Il est aussi « sensuel plus que de raison » avec un « pouvoir étrange de séduction qui s'exerça surtout sur les femmes, dont quelques-unes distinguées »... n’exhortait-il les femmes admises à son audience à embrasser  le bouton de son pantalon ?

Mais par-dessus tout, il hait le clergé qui le lui rend bien.  Un prêtre catholique prétendra qu’il « organise son culte en choisissant pour former sa cour six apôtres et six vierges – des vierges qui seront chargées plus tard de lui laver les pieds avant qu'il ne se mette à table ». Le procès des Béguins de Paris aura lieu en 1851 pour délit de réunions non autorisées et pratiques contraires à la morale.

Médaille bouton destiné à servir dans les grandes occasions de bouton-maître, offert par les béguins de Paris à Digonnet, commandé en mai 1847, réalisé par le Stéphanois Antoine Javelle, recto/verso : les initiales du Petit Bon Dieu/Jéhovah en or ciselé

Digonnet est à nouveau arrêté à Saint-Jean-Bonnefonds, poursuivi pour vagabondage. Il est conduit à Saint-Etienne. Des centaines de Béguins l'accompagnent. Bien qu’acquitté, il n’est pas libéré. Il est interné dans le quartier spécial de la Charité, le docteur ayant cette fois diagnostiqué une « monomanie et idée fixe », puis transféré à Yssingeaux (Haute-Loire). Toujours en contact avec les béguins, il prescrit de porter désormais une marque distinctive : un cordon de lacet noir terminé par des glands au chapeau des hommes, deux rubans blanc et rouge enroulés en forme de turban à la coiffe des femmes, signes que l’on retrouvera longtemps.

Libéré à nouveau, les choses dégénèrent alors. Il exige une soumission totale, menaçant d'« excommunication » celles et ceux qui ne se rangeraient pas aux idées nouvelles qu'il professe. Les autorités craignant troubles et désordres lui enjoignent de quitter le village de Tence (Haute-Loire) où il s’est installé. Lorsqu’il se rend à la mairie pour protester, il reçoit une pluie de pierres. Les catholiques font campagne et accusent les béguins de pratiquer « le culte de Phallus ». Plus tard, des paysans l'attendent de pied ferme, armés de fourches et de bâtons...

Digonnet est à nouveau écroué pour une condamnation à trois ans de prison en juin 1847 « sur la plainte d'hommes mariés de la localité, agacés de voir leurs femmes déserter le toit conjugal pour suivre l'homme au bouton et aussi parce qu'elles faisaient "grève "et qu'elles ruinaient le ménage en allouant au bonhomme des sommes conséquentes, prix de places promises au paradis » mais aussi pour délit d’association illicite religieuse et escroquerie. La Révolution passe par là et le voilà gracié en 1848. Il revient dans sa « ville sainte » où ses disciples lui achètent une maison pour qu’il ne soit pas accusé de vagabondage, il fait inscrire sur la façade « Château de Digonnet Jean-Baptiste le grand prophète de l'univers Bon Dieu de tous les Béguins » !

L’enseigne n’est pas du goût de tout le monde et, d’après un journal local « Le 30 avril 1848 au soir, des heurts éclatent entre des Béguins et des individus qui veulent démolir cette enseigne : deux blessés. Nouvel incident, beaucoup plus grave, le jour de l'Ascension. Au cours d'une cérémonie béguine, des pierres sont lancées sur les sectateurs. Digonnet donne l'ordre d'attaquer les « carcasses de démons ». Deux adversaires sont laissés pour morts. Les Béguins, souvent raillés, insultés, se défendent. Enfin, le 5 juillet, jour de foire, c'est une émeute qui éclate. Les Béguins font face à la garde nationale, aux gendarmes, à la Police. L'un des leurs, blessé à coup de baïonnette, restera estropié. Et Digonnet est une nouvelle fois arrêté avec douze hommes et six femmes. Cette fois, c'est la fin. Les disciples sont condamnés pour troubles à l'ordre public, résistance à main armée, voies de fait. »  Encore une fois, Digonnet est convaincu d'aliénation mentale et il  est interné de nouveau à Aurillac. En 1852, il est transféré à Montredon (Haure-Loire) où il décédera et sera enterré dans le cimetière de l’établissement, non sans avoir reçu la visite de ses « chers » béguins… mais aussi de Mgr Bonald,  cardinal-archevêque de Lyon et de l’évêque du Puy.

(2) : la Petite Benoîte :

« Le schisme des Blancs s'est localisé en Saône-et-Loire surtout dans les cantons de Charolles, Chauffailles et La Clayette où la piété était vive et l'attachement très grand pour les prêtres réfractaires. C'est la fidélité envers eux qui y détermina le schisme. Cette fidélité fut animée par une jeune fille de Montmelard, près de Matour, qu'on appelait la Petite Benoîte. Ses parents, rusés et cupides, répandirent le bruit qu'elle avait une connaissance miraculeuse de tout ce qui intéressait ceux qui l'approchaient". Elle avait en tout cas le don indéniable d'imposer ses idées.

Au début de la Révolution, elle avait inspiré dans ses alentours une aversion extrême pour le serment à la Constitution civile du Clergé. Elle soutint par la suite que les autres serments et la soumission au Concordat étaient encore plus mauvais que le premier serment. Elle présenta les prêtres concordataires comme "des êtres abominables, les évêques comme des intrus, le pape comme un apostat, l'empereur comme l'Antéchrist". Elle annonçait que la fin du monde était proche. En attendant, elle recevait le prix d'innombrables messes "pour les bons prêtres", disait-elle, ainsi que des sommes considérables pour la délivrance des âmes du Purgatoire. Elle prétendait en délivrer 300.000 par jour. La crédulité atteint parfois un degré incroyable.

Tel fut le cas dans cette région où l'on disait "qu'elle avait plus de pouvoir que la Mère de Dieu". Elle mourut, et ses fervents la dire ressuscitée ! »

Annales de l'Académie de Mâcon - 1968 - p. 29

(3) : Lors des dix dernières années, le nombre des écoles privées hors contrat a pratiquement doublé. Au nombre de 1700, ces écoles scolarisent 85 000 élèves. Parallèlement, 30 000 à 50 000 enfants (peu de statistiques sur ce sujet) seraient scolarisés à domicile, principalement d’âge d’école primaire. Pour ces derniers, la loi se durcira à partir de la rentrée 2022 :« La scolarisation de tous les enfants dans un établissement scolaire devient obligatoire à la rentrée 2022, et l'instruction d'un enfant en famille devient dérogatoire ». L’article 49 de la nouvelle loi soumet la scolarisation à domicile à une autorisation délivrée par l’Etat sous motifs impérieux. Les écoles hors contrat comptent bien profiter de cet afflux inattendu dans leurs structures mais seront elles-mêmes soumises à un contrôle renforcé. Cette stratégie développée par le gouvernement vise à entraver la progression inquiétante du communautarisme. Une volonté partagée par les centrales syndicales :« L’effort des pouvoirs publics doit viser la mixité sociale à l’école afin de scolariser les enfants ensemble. Jusqu’à présent, cette orientation demeure insuffisamment travaillée ; c’est dommage car les fractures qui caractérisent notre société, trouvent en partie leur origine dans la séparation de pans entiers de la jeunesse, qui n’a pas assez d’espaces pour se rencontrer dans sa diversité, se connaître, et faire ensemble. Créer du commun, décloisonner, nouer des alliances éducatives, protéger la liberté de conscience des enfants et adolescents,  doivent être au cœur d’un projet de société émancipateur, solidaire et républicain. »

 

Patrick PLUCHOT

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire