jeudi 10 mars 2022

Les abécédaires



 

Connaissez-vous votre alphabet ?


Quand les consonnes rencontrent les voyelles

L’abécédaire est l’un des plus anciens genres destinés aux jeunes enfants. C’est un petit livre, contenant l’alphabet, qui doit aider les futurs écoliers à apprendre à lire. Une multitude de ces petits livrets fut éditée, ils étaient modestes d’apparence, mais d’usage quotidien. Tantôt ludiques, tantôt studieux, ils furent illustrés de gravures austères à leur début, bientôt remplacées par des vignettes colorées. Les thématiques furent d’abord tirées du savoir encyclopédique (histoire, géographie), avant d’être puisées dans l’univers familier des enfants. Alors l’abécédaire fut peuplé de jouets, d’animaux, de métiers ou d’objets du quotidien. Pénétrons un instant dans la magie des abécédaires d’autrefois.





Bécassine maîtresse d’école, Editions Gauthier, 1921 (pinterest)

Une porte d’entrée dans la lecture

Objet familier qui offre une ouverture sur le monde, ou livre de l'effort qui initie l'enfant à l'abstraction du signe, l'abécédaire a emprunté toutes sortes de formes, de l’amusante à l’austère. Si le Musée national de l'Éducation de Rouen conserve plus de six cents abécédaires sur des supports variés : livrets, albums, estampes, jeux et jouets, le musée de la Maison d’école a une collection beaucoup plus modeste. Elle nous permet tout de même de lancer la réflexion et d’approfondir le sujet. En ce début de 19e siècle, la scolarisation des enfants est aléatoire pour diverses raisons : absence d’écoles ou écoles payantes, société rurale dans laquelle les enfants participent très tôt aux travaux des champs, société industrielle qui emploie les enfants très jeunes. L’apprentissage de la lecture se fait souvent uniquement dans le cadre familial si on dispose d’un abécédaire et d’une personne ayant appris les rudiments de la lecture. 




Nouvel abécédaire en énigmes, Jean-Victor Adam, Paris, 1833 (Musée Carnavalet)

Dans leur forme, une grande stabilité caractérise les abécédaires imprimés, depuis la fin du 18e siècle, jusqu’au début du 20e. Ils suivent un modèle traditionnel hérité de l’Ancien Régime. On notera cependant une évolution dans leur structure, cette dernière suivant les avancées progressives de l’apprentissage de la lecture. Ainsi, différentes étapes se succèdent dans le contenu : un simple alphabet, au début, imagé ou non, avec la représentation des lettres, puis on voit apparaître des syllabes, des mots, de petites phrases et enfin de courts textes composés de fables ou de contes moraux, de consignes de civilités, voire de catéchisme.


Alphabet des bons exemples, texte de Mme Boulanger, 1885 (Gallica-Bnf)

Les abécédaires sont les prémices de ce qui va devenir « le marché du livre pour enfants », pénétrant dans tous les foyers, dans ce vaste mouvement d’alphabétisation des populations, débuté au milieu du 19e siècle et que viendront parachever les lois Ferry instituant l’école obligatoire, gratuite et laïque des années 1880. L’essor des livres scolaires suivra bientôt, comme celui de la presse, gagnée, elle aussi, par l’image. L’abécédaire va devenir le symbole du passage de la petite enfance à l’âge de raison. Il sera aussi le véhicule de la culture écrite en fourmillant de rappels aux valeurs que la société républicaine en général et la famille en particulier entendent inculquer à la génération suivante : obéissance, tempérance, travail. Outre l’initiation à la lecture, il est un véritable outil d’apprentissage de la vie en société.

Quand l’abécédaire fait de la figuration

C’est à la fin du 19e siècle que le rôle pédagogique de l’image prend tout son sens : « Tenir les yeux d’un enfant, c’est tenir son intelligence ». Cette maxime devient une évidence institutionnelle pour tous les pédagogues (1). Jusqu’aux années 1880, l’apprentissage de la lecture avait pratiquement suivi une démarche synthétique qui allait du simple au complexe, à l’image de l’évolution des abécédaires : alphabet, syllabes, mots, phrases, pour finalement arriver aux textes de lecture courante. Ce sont les réformes de Jules Ferry qui vont introduire de nouvelles méthodes de lecture, rompant avec l’ordre alphabétique. En un demi-siècle, l’abécédaire est peu à peu relégué au rang de « pratiques familiales » ; de méthode de lecture qu’il fut, il est alors réduit au seul alphabet illustré. Il restera présent malgré tout, se transformant sous l’influence des progrès techniques : l’image envahit la page pour attirer l’attention. L’abécédaire devient imagier et outil récréatif avant d’être, reconnaissance suprême, un cadeau d’étrennes à l’égal des jouets.

Voici un exemple d’abécédaire illustrant la démarche d’apprentissage de la lecture « du plus simple au plus complexe », le Nouvel alphabet  de 1874, Bébé saura bientôt lire. Le terme bébé peut paraître étonnant au regard de la couverture, mais le terme désignait, au 19e siècle, les enfants entre 4 et 6 ans. Ce n’est qu’au cours du 20e siècle que les bébés vont « rajeunir » :




De la lettre à la syllabe


De la syllabe au mot


Du mot à la phrase


De la phrase au texte

Nouvel alphabet de Mme Doudet (pseudo de Théodore Lefèvre), Emile Guérin éditeur, 1881

Comment l’image est-elle utilisée dans ce Nouvel alphabet ? La couverture annonce d’emblée la symbolique de la méthode : la lecture associée à l’illustration. L’enfant montre du doigt une image dans le livre, l’apprentissage consiste, de toute évidence, à d’abord identifier et nommer l’objet présenté avant de l’associer au mot : « à partir de l’énoncé oral du mot, on lui demandera ensuite d’isoler le premier son entendu, auquel on associera la graphie de la lettre présentée dans la page, isolément et en initiale de mot. » On semble enfin prendre en compte une des difficultés de l’apprentissage de la lecture : les mots et leurs référents sont souvent inconnus de la plupart des enfants au faible bagage culturel. L’image et le texte doivent solliciter sa curiosité naturelle et donner du sens à la mémorisation du nom et de la lettre associés.

Quelques expériences allaient dans ce sens autour des années 1850, notamment l’abécédaire Masques et bouffons enfantins qui présentait un exemple clair de circuit cognitif conçu pour chaque lettre.





(librairie KOEGUI)

Sur chaque page de l’ouvrage, 3 éléments sont associés, la lettre à étudier (en minuscule et en majuscule), une illustration centrale et un mot de légende : « Ces trois éléments forment système dans la mesure où le mot illustré se trouve dans un rapport d’acrophonie avec la lettre : le premier son du mot est identique à celui de la lettre étudiée. »

A la fin du 19e siècle, l’intérêt encyclopédique des abécédaires va s’estomper. Les pédagogues, plus favorables au sens donné à l’apprentissage de la lecture, jugent préférable de se référer à un environnement familier que l’enfant identifiera immédiatement. Le monde des objets et des jouets est privilégié. L’abécédaire va prendre des allures de catalogue d’étrennes où les objets sont détachés de tout contexte et sont facilement identifiables. Le repérage phonographique de la lettre continue d’être la base de la leçon, mais l’identification ne se fait que sur un seul objet et une seule graphie de la lettre, forme reprise plus tard dans l’abécédaire Les Objets de la maison :


Lettres A et B, Les objets de la maison, illustré par Dallet, Paris, 1925 (openedition.org)

Dans cette page consacrée aux lettres A et B, une fillette est mise en scène manipulant un énorme arrosoir qui lui permet d’arroser ses plantes. Par l’illustration, on explique le signifié du mot acrophone : arrosoir, au risque de perdre l’objet désigné dans un environnement trop imagé (paysage, habillement de la fillette). Cet écueil est encore plus criant pour lettre B (multiplication des personnages parasites : garçons, chien, Polichinelle). L’auteur prévient donc ce risque en reprenant, dans un encadré, l’objet associé à son nom.

Quelques abécédaires d’antan

Premier exemple : l’Alphabet des petits oiseleurs, édité par Locard et Davi, à Paris, 1818. Nous avons ici la confirmation de l’importance de l’utilisation de l’alphabet pour l’apprentissage de la lecture. La méthode du « plus simple au plus complexe » s’applique. La première partie favorise la mémorisation de grosses lettres et du b.a-ba syllabique ; partie suivie d’une longue litanie de mots divisés de 1 à 6 syllabes ; viennent ensuite de petites phrases très « instructives », elles aussi divisées et, enfin, arrive comme une récompense, la partie illustrée de l’abécédaire sur les oiseaux. Un texte d’histoire naturelle explique chaque gravure. La règle est respectée, avant de jouer d’un instrument, on doit apprendre le solfège… Ce qui dégoûta certains de la musique à tout jamais !










Deuxième exemple, ressemblant étrangement au premier, « relooké » et en couleurs : l’Alphabet du petit villageois, édité aussi par Locard et Davi, à Paris, 1818. La dernière partie présente cette fois un tableau des travaux agricoles et une nomenclature de graines et plantes agrémentée de 26 gravures.













Locard et Davi poursuivront leurs séries d’abécédaires avec notamment l’Alphabet des métiers et l’Alphabet historique des Grands Hommes, toujours sous la même forme. A noter que dans ce dernier, Jeanne d’Arc figure tout de même parmi les « grands hommes » !



Troisième exemple, l’Alphabet illustré des objets familiers, édité par Épinal en 1873. Épinal ne déroge pas à son image, cet abécédaire est coloré et comporte 36 vues pour 25 lettres (le Y n’apparaît pas). L’ouvrage paraît dans une série intitulée Album d’images, ce qui semble amorcer une évolution dans la méthode. Si les exercices d’apprentissage de la lecture restent présents, ils sont entrecoupés d’images présentant les lettres, ce qui permet d’aborder l’ouvrage avec plus d’intérêt pour l’enfant. La dernière partie propose une lecture expliquée d’illustrations mettant en scène les mots acrophones, mélangeant curieusement animaux et objets familiers.












Les éditions Épinal poursuivront la même année avec l’Alphabet amusant illustré, de la même facture, mélangeant différents thèmes (objets, animaux…).





Le Y est toujours absent, mais la prière est de retour.




Quatrième exemple, un alphabet très imagé : lAlphabet des alphabets, album d’images composé de 50 vues traitant de 600 sujets variés. Produitepar J.-J Castor au milieu du 19e siècle et édité par Martinet, Paris, qui ne comporte aucun texte ni commentaire et propose des illustrations de grande qualité et un riche vocabulaire. Alphabet en deux versions, noir et blanc et couleurs.








On notera la présence remarquée du Y.


Cinquième exemple, l’Alphabet des jeux, 1890, Capendu éditeur, Paris, tamponné Bibliothèque pour enfants de Paris, Heure joyeuse. Une monographie imprimée sans commentaires qui traite de l’enfance et des jeux.
















Pour clore ce chapitre, voici deux derniers alphabets de la première moitié du 20e siècle, très imagés eux aussi et surtout très ludiques : Pour apprendre l’alphabet, méthode nouvelle et amusante à colorier, et l’Alphabet pour nos enfants, récréations amusantes. Le premier propose un ensemble de vignettes, illustrées par Jean Guy, et pouvant être découpées : une vignette-modèle en couleur, doublée d’une vignette à colorier. Nul doute que certains maîtres en firent usage comme « bon point ».






Le second est dessiné par Louis Abel-Truchet, et édité par Grands magasins du Louvre, en 1906. Présenté comme « album en couleur à colorier », il propose, quant à lui, 34 lithographies pleines pages, comportant les classiques d’un alphabet plus moderne, éloigné de la méthode de lecture traditionnelle. Les lettres sont en trois graphies : majuscule, minuscule, italique. Les illustrations sont, elles aussi, doublées par un dessin à colorier.













Jouons un peu


Article de l’Ère nouvelle, 1929

Comment appelle-t-on une phrase qui comporte toutes les lettres de l’alphabet ? C’est un pangramme. En voici quelques-uns, à vous d’en inventer d’autres, le jeu étant de faire des pangrammes les plus courts possible (qui ne sont souvent pas les plus compréhensibles…) :

Les plus courts :

Whisky vert : jugez cinq fox d’aplomb. (29 lettres)

Perchez dix, vingt woks ; qu’y a-t-il flambé ? (30 lettres)

L’alexandrin le plus célèbre (1921) :

Portez ce whisky au vieux juge blond qui fume.

Le plus poétique… :

Le zéphir jubile sur les kumquats du clown gracieux.

D’autres un peu plus longs :

Monsieur Jack vous dactylographiez bien mieux que votre ami Wolf.

J’aime l’idée selon laquelle le chef des sex symbols new-yorkais n’était qu’un chien au foyer de Brazzaville.

Voulez-vous que je m’y mette tout le week-end à construire une phrase comportant les vingt-six lettres de l’alphabet français ?

Un en anglais, peraps ?

The quick brown fox jumps over the lazy dog.

N’oublions pas, pour finir, l’apprentissage de la couture dans les écoles qui permettait plus tard, à toutes les jeunes filles, de personnaliser leur trousseau !




(pinterest)

Surtout, n’en faites pas tout un plat…



Sources et bibliographie pour aller plus loin :

-       Imagerie : collections musée et gallica.bnf.fr pour de nombreuses illustrations de cet article.

-       Ségolène Le MenLes abécédaires : lettres, mots, images. Futuroscope : SCÉRÉN-CNDP-CRDP, 2012 (Patrimoine d'enfances).

-       Ségolène Le MenLes abécédaires français illustrés du XIXe siècle. Paris : Promodis, 1984.

-       Marie-Pierre Litaudon« Abécédaires : ordre et commencements »Babar, Harry Potter et Cie : livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui [en ligne].

-       Marie-Pierre LitaudonLes abécédaires de l'enfance : verbe et image. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2014 (Art et société).

-       Marie-Pierre Litaudon et Michel Manson, « Abécédaires ». Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d'enfance et de jeunesse en France / sous la direction de Isabelle Nières-Chevrel et Jean Perrot. Paris : Electre-Editions du Cercle de la librairie, 2013.

(1) : Voir article du blog : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/12/lenseignement-par-tableau-mural.html#more

Patrick PLUCHOT


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