Connaissez-vous votre
alphabet ?
Quand
les consonnes rencontrent les voyelles
L’abécédaire
est l’un des plus anciens genres destinés aux jeunes enfants. C’est un petit
livre, contenant l’alphabet, qui doit aider les futurs écoliers à apprendre à
lire. Une multitude de ces petits livrets fut éditée, ils étaient modestes
d’apparence, mais d’usage quotidien. Tantôt ludiques, tantôt studieux, ils
furent illustrés de gravures austères à leur début, bientôt remplacées par des
vignettes colorées. Les thématiques furent d’abord tirées du savoir
encyclopédique (histoire, géographie), avant d’être puisées dans l’univers
familier des enfants. Alors l’abécédaire fut peuplé de jouets, d’animaux, de
métiers ou d’objets du quotidien. Pénétrons un instant dans la magie des abécédaires
d’autrefois.
Bécassine
maîtresse d’école, Editions Gauthier,
1921 (pinterest)
Une
porte d’entrée dans la lecture
Objet
familier qui offre une ouverture sur le monde, ou livre de l'effort qui initie
l'enfant à l'abstraction du signe, l'abécédaire a emprunté toutes sortes de
formes, de l’amusante à l’austère. Si le Musée national de l'Éducation de Rouen
conserve plus de six cents abécédaires sur des supports variés : livrets,
albums, estampes, jeux et jouets, le musée de la Maison d’école a une
collection beaucoup plus modeste. Elle nous permet tout de même de lancer la
réflexion et d’approfondir le sujet. En ce début de 19e siècle, la
scolarisation des enfants est aléatoire pour diverses raisons : absence
d’écoles ou écoles payantes, société rurale dans laquelle les enfants
participent très tôt aux travaux des champs, société industrielle qui emploie
les enfants très jeunes. L’apprentissage de la lecture se fait souvent
uniquement dans le cadre familial si on dispose d’un abécédaire et d’une
personne ayant appris les rudiments de la lecture.
Nouvel abécédaire en énigmes, Jean-Victor Adam, Paris, 1833 (Musée Carnavalet)
Dans leur forme, une grande
stabilité caractérise les abécédaires imprimés, depuis la fin du 18e
siècle, jusqu’au début du 20e. Ils suivent un modèle traditionnel
hérité de l’Ancien Régime. On notera cependant une évolution dans leur
structure, cette dernière suivant les avancées progressives de l’apprentissage
de la lecture. Ainsi, différentes étapes se succèdent dans le contenu : un
simple alphabet, au début, imagé ou non, avec la représentation des lettres,
puis on voit apparaître des syllabes, des mots, de petites phrases et enfin de
courts textes composés de fables ou de contes moraux, de consignes de civilités,
voire de catéchisme.
Alphabet
des bons exemples, texte de Mme
Boulanger, 1885 (Gallica-Bnf)
Les abécédaires sont les
prémices de ce qui va devenir « le marché du livre pour enfants », pénétrant
dans tous les foyers, dans ce vaste mouvement d’alphabétisation des populations,
débuté au milieu du 19e siècle et que viendront parachever les lois
Ferry instituant l’école obligatoire, gratuite et laïque des années 1880.
L’essor des livres scolaires suivra bientôt, comme celui de la presse, gagnée,
elle aussi, par l’image. L’abécédaire va devenir le symbole du passage de la
petite enfance à l’âge de raison. Il sera aussi le véhicule de la culture
écrite en fourmillant de rappels aux valeurs que la société républicaine en
général et la famille en particulier entendent inculquer à la génération
suivante : obéissance, tempérance, travail. Outre l’initiation à la
lecture, il est un véritable outil d’apprentissage de la vie en société.
Quand
l’abécédaire fait de la figuration
C’est à la fin du 19e
siècle que le rôle pédagogique de l’image prend tout son sens : « Tenir les yeux d’un enfant, c’est
tenir son intelligence ». Cette maxime devient une évidence
institutionnelle pour tous les pédagogues (1). Jusqu’aux années 1880, l’apprentissage
de la lecture avait pratiquement suivi une démarche synthétique qui allait du
simple au complexe, à l’image de l’évolution des abécédaires : alphabet,
syllabes, mots, phrases, pour finalement arriver aux textes de lecture
courante. Ce sont les réformes de Jules Ferry qui vont introduire de nouvelles
méthodes de lecture, rompant avec l’ordre alphabétique. En un demi-siècle,
l’abécédaire est peu à peu relégué au rang de « pratiques
familiales » ; de méthode de lecture qu’il fut, il est alors réduit
au seul alphabet illustré. Il restera présent malgré tout, se transformant sous
l’influence des progrès techniques : l’image envahit la page pour attirer
l’attention. L’abécédaire devient imagier et outil récréatif avant d’être,
reconnaissance suprême, un cadeau d’étrennes à l’égal des jouets.
Voici un exemple
d’abécédaire illustrant la démarche d’apprentissage de la lecture « du
plus simple au plus complexe », le Nouvel
alphabet de 1874, Bébé saura bientôt lire. Le terme bébé
peut paraître étonnant au regard de la couverture, mais le terme désignait, au
19e siècle, les enfants entre 4 et 6 ans. Ce n’est qu’au cours du 20e
siècle que les bébés vont « rajeunir » :
De la lettre à la syllabe
De la syllabe au mot
Du mot à la phrase
De la phrase au texte
Nouvel
alphabet de Mme Doudet (pseudo de
Théodore Lefèvre), Emile Guérin éditeur, 1881
Comment l’image est-elle
utilisée dans ce Nouvel alphabet ? La
couverture annonce d’emblée la symbolique de la méthode : la lecture
associée à l’illustration. L’enfant montre du doigt une image dans le livre,
l’apprentissage consiste, de toute évidence, à d’abord identifier et nommer
l’objet présenté avant de l’associer au mot : « à partir de l’énoncé oral du mot, on lui demandera ensuite
d’isoler le premier son entendu, auquel on associera la graphie de la lettre
présentée dans la page, isolément et en initiale de mot. » On semble enfin
prendre en compte une des difficultés de l’apprentissage de la lecture :
les mots et leurs référents sont souvent inconnus de la plupart des enfants au
faible bagage culturel. L’image et le texte doivent solliciter sa curiosité
naturelle et donner du sens à la mémorisation du nom et de la lettre associés.
Quelques expériences
allaient dans ce sens autour des années 1850, notamment l’abécédaire Masques et bouffons enfantins qui
présentait un exemple clair de circuit cognitif conçu pour chaque lettre.
(librairie KOEGUI)
Sur chaque page de
l’ouvrage, 3 éléments sont associés, la lettre à étudier (en minuscule et en
majuscule), une illustration centrale et un mot de légende : « Ces trois éléments forment système
dans la mesure où le mot illustré se trouve dans un rapport d’acrophonie avec
la lettre : le premier son du mot est identique à celui de la lettre
étudiée. »
A la fin du 19e
siècle, l’intérêt encyclopédique des abécédaires va s’estomper. Les pédagogues,
plus favorables au sens donné à l’apprentissage de la lecture, jugent
préférable de se référer à un environnement familier que l’enfant identifiera
immédiatement. Le monde des objets et des jouets est privilégié. L’abécédaire
va prendre des allures de catalogue d’étrennes où les objets sont détachés de
tout contexte et sont facilement identifiables. Le repérage phonographique de
la lettre continue d’être la base de la leçon, mais l’identification ne se fait
que sur un seul objet et une seule graphie de la lettre, forme reprise plus
tard dans l’abécédaire Les Objets de la
maison :
Lettres A et B, Les objets de la maison, illustré par Dallet, Paris, 1925
(openedition.org)
Dans cette page consacrée
aux lettres A et B, une fillette est mise en scène manipulant un énorme
arrosoir qui lui permet d’arroser ses plantes. Par l’illustration, on explique
le signifié du mot acrophone : arrosoir, au risque de perdre l’objet désigné
dans un environnement trop imagé (paysage, habillement de la fillette). Cet
écueil est encore plus criant pour lettre B (multiplication des personnages
parasites : garçons, chien, Polichinelle). L’auteur prévient donc ce
risque en reprenant, dans un encadré, l’objet associé à son nom.
Quelques
abécédaires d’antan
Premier
exemple : l’Alphabet
des petits oiseleurs, édité par Locard et Davi, à Paris, 1818. Nous avons
ici la confirmation de l’importance de l’utilisation de l’alphabet pour
l’apprentissage de la lecture. La méthode du « plus simple au plus
complexe » s’applique. La première partie favorise la mémorisation de
grosses lettres et du b.a-ba syllabique ; partie suivie d’une longue
litanie de mots divisés de 1 à 6 syllabes ; viennent ensuite de petites phrases
très « instructives », elles aussi divisées et, enfin, arrive comme
une récompense, la partie illustrée de l’abécédaire sur les oiseaux. Un texte
d’histoire naturelle explique chaque gravure. La règle est respectée, avant de
jouer d’un instrument, on doit apprendre le solfège… Ce qui dégoûta certains de
la musique à tout jamais !
Deuxième
exemple, ressemblant étrangement au premier,
« relooké » et en couleurs : l’Alphabet du petit villageois, édité aussi par Locard et Davi, à
Paris, 1818. La dernière partie présente cette fois un tableau des travaux
agricoles et une nomenclature de graines et plantes agrémentée de 26 gravures.
Locard et Davi poursuivront
leurs séries d’abécédaires avec notamment l’Alphabet
des métiers et l’Alphabet historique
des Grands Hommes, toujours sous la même forme. A noter que dans ce
dernier, Jeanne d’Arc figure tout de même parmi les « grands
hommes » !
Troisième
exemple, l’Alphabet
illustré des objets familiers, édité par Épinal en 1873. Épinal ne déroge
pas à son image, cet abécédaire est coloré et comporte 36 vues pour 25 lettres
(le Y n’apparaît pas). L’ouvrage paraît dans une série intitulée Album d’images, ce qui semble amorcer
une évolution dans la méthode. Si les exercices d’apprentissage de la lecture
restent présents, ils sont entrecoupés d’images présentant les lettres, ce qui
permet d’aborder l’ouvrage avec plus d’intérêt pour l’enfant. La dernière
partie propose une lecture expliquée d’illustrations mettant en scène les mots
acrophones, mélangeant curieusement animaux et objets familiers.
Les éditions Épinal
poursuivront la même année avec l’Alphabet
amusant illustré, de la même facture, mélangeant différents thèmes (objets,
animaux…).
Le Y est toujours absent,
mais la prière est de retour.
Quatrième
exemple, un alphabet très imagé : l’Alphabet des alphabets, album d’images
composé de 50 vues traitant de 600 sujets variés. Produitepar J.-J Castor au milieu
du 19e siècle et édité par Martinet, Paris, qui ne comporte aucun
texte ni commentaire et propose des illustrations de grande qualité et un riche
vocabulaire. Alphabet en deux versions, noir et blanc et couleurs.
On notera la présence
remarquée du Y.
Cinquième
exemple, l’Alphabet des jeux,
1890, Capendu éditeur, Paris, tamponné Bibliothèque
pour enfants de Paris, Heure joyeuse. Une monographie imprimée sans
commentaires qui traite de l’enfance et des jeux.
Pour
clore ce chapitre, voici deux derniers alphabets de la première
moitié du 20e siècle, très imagés eux aussi et surtout très ludiques :
Pour apprendre l’alphabet, méthode
nouvelle et amusante à colorier, et l’Alphabet
pour nos enfants, récréations amusantes. Le premier propose un ensemble de
vignettes, illustrées par Jean Guy, et pouvant être découpées : une
vignette-modèle en couleur, doublée d’une vignette à colorier. Nul doute que
certains maîtres en firent usage comme « bon point ».
Le second est dessiné par
Louis Abel-Truchet, et édité par Grands magasins du Louvre, en 1906. Présenté
comme « album en couleur à colorier », il propose, quant à lui, 34
lithographies pleines pages, comportant les classiques d’un alphabet plus
moderne, éloigné de la méthode de lecture traditionnelle. Les lettres sont en
trois graphies : majuscule, minuscule, italique. Les illustrations sont,
elles aussi, doublées par un dessin à colorier.
Jouons
un peu
Article de l’Ère nouvelle,
1929
Comment appelle-t-on une
phrase qui comporte toutes les lettres de l’alphabet ? C’est un pangramme.
En voici quelques-uns, à vous d’en inventer d’autres, le jeu étant de faire des
pangrammes les plus courts possible (qui ne sont souvent pas les plus compréhensibles…) :
Les plus courts :
Whisky
vert : jugez cinq fox d’aplomb. (29 lettres)
Perchez
dix, vingt woks ; qu’y a-t-il flambé ? (30
lettres)
L’alexandrin le plus célèbre
(1921) :
Portez
ce whisky au vieux juge blond qui fume.
Le plus poétique… :
Le
zéphir jubile sur les kumquats du clown gracieux.
D’autres un peu plus
longs :
Monsieur
Jack vous dactylographiez bien mieux que votre ami Wolf.
J’aime
l’idée selon laquelle le chef des sex symbols new-yorkais n’était qu’un chien
au foyer de Brazzaville.
Voulez-vous
que je m’y mette tout le week-end à construire une phrase comportant les
vingt-six lettres de l’alphabet français ?
Un en anglais, peraps ?
The
quick brown fox jumps over the lazy dog.
N’oublions pas, pour finir,
l’apprentissage de la couture dans les écoles qui permettait plus tard, à
toutes les jeunes filles, de personnaliser leur trousseau !
(pinterest)
Surtout,
n’en faites pas tout un plat…
Sources et bibliographie pour
aller plus loin :
- Imagerie :
collections musée et gallica.bnf.fr pour de nombreuses illustrations de cet article.
- Ségolène Le Men, Les abécédaires : lettres,
mots, images. Futuroscope : SCÉRÉN-CNDP-CRDP, 2012 (Patrimoine
d'enfances).
- Ségolène Le Men, Les abécédaires français
illustrés du XIXe siècle. Paris : Promodis, 1984.
- Marie-Pierre Litaudon, « Abécédaires : ordre et commencements ». Babar, Harry Potter et
Cie : livres d’enfants d’hier et d’aujourd’hui [en
ligne].
- Marie-Pierre Litaudon, Les abécédaires de l'enfance :
verbe et image. Rennes : Presses universitaires de Rennes,
2014 (Art et société).
- Marie-Pierre Litaudon et Michel Manson,
« Abécédaires ». Dictionnaire du livre de jeunesse : la littérature d'enfance
et de jeunesse en France / sous la direction de Isabelle
Nières-Chevrel et Jean Perrot. Paris : Electre-Editions du Cercle de la
librairie, 2013.
(1) : Voir
article du blog : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/12/lenseignement-par-tableau-mural.html#more
Patrick PLUCHOT
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