Connaissez-vous Pierre Laloi ?
Pseudonyme et nom de plume
Pseudonyme et nom de plume
Dans les années 1880, Pierre Laloi publie plusieurs manuels scolaires chez Armand Colin, destinés à l’enseignement de l’instruction morale et civique. Il suit les préconisations de la loi du 28 mars 1882 introduisant cette matière et la rendant obligatoire à l’école primaire publique. Un arrêté du 28 juillet suivant en définit les contenus en trois chapitres : Morale, Instruction civique et Notions d’économie politique. Rien d’anormal jusque-là, si ce n’est l’auteur des manuels en question, prudence ou supercherie ?
(collection Félix Potin)
En effet, sous le pseudonyme de Pierre Laloi se cache Ernest Lavisse,
chantre du « roman national » sous la Troisième République, au
service de l’histoire et de son enseignement. Lavisse est le fils spirituel de Victor
Duruy. Il contribuera largement à répandre les idées patriotiques qui marqueront
la mémoire de générations d’écoliers : « Tu
dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle, et parce que l’histoire
l’a faite grande. » Pendant un demi-siècle, il sera la « conscience
nationale » des hussards noirs chers à Péguy.
Prudent tout de même, en souvenir de son passé de précepteur, aux
Tuileries, d’Eugène-Louis, le Prince impérial, fils de Napoléon III. Il n’oublie
pas qu’il ne s’est rallié que tardivement à la Jeune République, quand il eut
abandonné tout espoir de restauration bonapartiste…
Il restera loin des luttes
politiques, à l’abri ainsi de l’usure du pouvoir, ce qui lui permettra, au sein
des institutions de la République, d’assurer la permanence et la diffusion de
la doctrine républicaine après l’humiliation de la défaite de 1870 et la hantise
de la revanche.
L’Instruction morale et civique selon Pierre Laloi
Après son premier manuel publié en 1880 La première année d’Instruction civique, Pierre Laloi publia une série
de manuels mis à jour tout au long d’innombrables éditions : La première année d’Instruction morale et d’Instruction
civique : notions de droit et d’économie politique (textes et récits),
en réponse à la sortie des programmes de 1887 et aux arrêtés ministériels des
29 décembre 1891 et 31 juillet 1897.
Édition 1890
Édition 1901
Pierre Laloi permet donc à Ernest Lavisse de quitter le domaine de l’historien,
discrètement, sans mettre en jeu son aura de spécialiste de l’histoire de France,
pour pénétrer le domaine du moraliste. Le sommaire des manuels de Pierre Laloi
révèle, en effet, plus des livres de Morale individuelle traditionnelle, que
des traités d’Instruction civique qui aborderaient l’État, son administration
et l’homme dans la cité (1). La lecture de la partie vivante
des leçons et du récit qui y figurent, puise tout de même ses exemples dans les
manuels d’histoire de France de son double : Ernest Lavisse…
Le choix du pseudonyme
(collection privée)
Si l’on en croit les
souvenirs d’Ernest Lavisse, le choix de « Pierre Laloi » renvoie,
apparemment, à ce qu’enfant, il avait été marqué par l’insigne accrochée à la
vareuse de Monsieur Dufour, garde-champêtre de son village : « luisait une plaque de cuivre où j’admirais
les mots : LA LOI ». Du reste, il explique, dans l’avant-propos
du premier manuel de 1880 que « Notre
livre est divisé en textes et récits. Le texte donne des préceptes et des
leçons : la notion est simple et claire ; le précepte bref et
impératif. Il parle comme LA LOI et toutes les fois que cela était nécessaire
nous avons cité la loi elle-même. »
La première année d’Instruction civique, 1880
(gallica.Bnf)
Patrick
PLUCHOT
(1) : Morceaux choisis du livre d’Alain Mougniotte
Les débuts de l’instruction civique en
France, Chapitre VI : Les premiers manuels : analyse de contenu (pages 75-122).
Alain Mougnotte, administrateur du Musée de la Maison d’École
à Montceau-les-Mines, Professeur émérite à l’Université de Lyon 1, Président du
Conseil de l’INSPE de Polynésie française.
« Partant du même constat que P. Bert,
(l'ignorance des lois et de la constitution de la France par les Français),
Pierre Laloi considère l'instruction civique comme une nécessité ;
l'écolier apprendra ainsi à connaître ses futurs devoirs ainsi que
l'organisation de son pays. Dans La première Année
d’instruction civique, il présente l'essentiel, le minimum
pour « donner
à la République de bons citoyens, de bons travailleurs et de bons soldats ».
Il indique la manière dont
son manuel est construit. Les dix premiers chapitres exposent les règles de
conduite et les sentiments qui les guident. L'enfant est montré dans la
famille, l'adulte dans la société. Les règles du fonctionnement social sont
présentées. C'est seulement après cette véritable préparation morale et sociale
qu'on arrive aux trois chapitres d'instruction civique pure. Là encore, la
démarche est simple : on part du petit monde qui entoure l'enfant, pour
aller vers l'inconnu, de la commune au département et à l'État. Les droits et
les devoirs correspondants seront énoncés au fil du texte. Arrivé à la fin du
manuel, l'écolier devra savoir comment son pays est organisé.
Le
livre est divisé en textes et récits. Les textes, découpés en articles (comme
le code pénal), fournissent une idée des choses puis, partant de la notion des
préceptes, indiquent de façon sèche le comportement à adopter. Pierre Laloi
leur donne parfois l'aspect et le nom d'une loi. Des récits pour lesquels
l'auteur avoue avoir fait « de
grands efforts pour les rendre intéressants » illustrent l'exposé et, surtout, donnent vie à l'énoncé froid et
académique des notions et préceptes. Le texte de la loi doit être mémorisé. Le
récit le commente, l'éclaire et le grave dans l'esprit des enfants.
À
partir de la quatrième édition, datée de 1882, un mode d'emploi est ajouté
à l'avant-propos de la 1ère édition (1880). Il précise succinctement la forme
du livre et donne des indications pour son utilisation pédagogique :
-
Lire le texte plusieurs fois, en
respectant les subdivisions ;
-
S'amuser de la compréhension et de
l'assimilation du cours au fur et à mesure de la progression, à l'aide des
questions au bas des pages ;
-
Lire les récits seulement en fin de
chapitre et restitution orale de ceux-ci par les enfants ;
-
Si les récits sont lus et racontés,
faire apprendre le résumé par cœur.
La
partie leçon et apprentissage des notions terminée, une seconde phase commence,
celle des exercices. Les uns serviront à réinvestir le savoir fraîchement
acquis sous forme de rédaction, les autres complèteront le cours et
l'approfondiront par la copie d'articles du supplément (en fin de manuel), où
l'élève trouvera des notions usuelles.
Pierre Laloi : La
première année d'instruction civique à l'école
Le
sommaire révèle plus un livre de morale individuelle et sociale qu'un traité
d'instruction civique. Seuls trois chapitres sur treize, les derniers, traitent
de la matière annoncée par le titre. Il faut voir là un souci d'éduquer
l'individu, avant d'aborder un domaine plus vaste, l'État et son administration,
pour déboucher sur le thème de l'homme dans la cité. Mais la lecture de la
partie vivante du cours, les récits, va conduire à découvrir la personnalité de
l'auteur et les points qu'il privilégie.
L'État : Le
récit no XX donne de l'État une
image soucieuse de l'intérêt qu’il porte à la jeunesse, à son instruction et à
son éducation. « L'école
est maintenant la plus jolie maison du village. L'instituteur ne demande plus à
s'en aller. Son école est pleine, car des parents, qui travaillent et qui
réussissent, sentent la nécessité de l’instruction et la font donner à leurs
enfants ». L’école est déjà
présentée comme le monument de la République, temple du savoir et de la
promotion sociale ; on ne saurait trop conseiller aux familles d'y envoyer
leurs enfants. La commune a aussi ses sapeurs-pompiers. Une musique municipale
accueille tous les jeunes gens car « il vaut mieux faire de fausses
notes que d'aller au cabaret » ;
voilà donc une œuvre pour protéger la jeunesse du vice.
L'école : Le
récit suivant (XXI) montre, à travers la carrière d'anciens élèves de Monsieur
l'Instituteur, les possibilités d'instruction et les chemins d'accès aux
différents métiers. Le principe de la méritocratie républicaine assure une
nouvelle fois que, avec la République, chacun peut réussir : l'accès aux
emplois est ouvert à tous selon leurs mérites ; c'est le principe même de
l'égalité. Mais la base de tout, le grand "vivier" des futures
gloires de la République, c'est l’école primaire. Pierre Laloi indique les deux
rôles qu'il lui assigne, en la définissant ainsi : « la meilleure école est celle qui
donne les meilleurs citoyens et les meilleurs soldats à la Patrie ».
La justice : L'histoire
de Pierre le plaideur (XXII) est là pour rappeler ce que Paul Bert a déjà
dit : il est préférable de trouver un arrangement amiable que de plaider.
Cette similitude de conseil montre que, à l'époque, les litiges étaient
nombreux, tant lors des successions qu'à propos des limites de propriétés. Le
fonctionnement des tribunaux est illustré à partir de l'exemple d'un petit
délinquant récidiviste qui finit en cour d'assises.
L'armée : Le
journal d'un soldat (XXII) permet de faire connaissance avec l'organisation de
l’armée. Les bienfaits d'une éducation spartiate sont vantés, car « notre salut est d'être robuste et
fort », « le luxe rend
mou, les commodités rendent difficile. Ce n'est pas ainsi que l'on vit
aujourd'hui dans les misérables villages de l'Allemagne du Nord. Là,
l'existence est pénible encore : les soldats sont d’avance résignés aux
privations, rompus à la fatigue ».
Une nouvelle fois, l'éducation allemande est à l'honneur, mais Pierre Laloi,
comme pour montrer le retard économique allemand, parle de villages misérables.
Les réservistes, de passage sous les drapeaux pour une période, fournissent
l'occasion de rassurer sur la bonne santé de notre armée. Mais il ne faut pas
que l'oubli envahisse les mémoires : le traumatisme de la défaite
de 1870 est rappelé de façon pathétique : « Sedan !
Sedan ! C'est là que, en 1870, une armée de France, une armée
entière, a été faite prisonnière. Sedan, c'est le nom d'un des grands désastres
de la France, nom plus triste que celui de Crécy, que celui de Poitiers, plus
triste que celui de Waterloo ». Et,
de la même manière que l'instituteur harangue ses élèves (P. Bert), le colonel
harangue ses soldats : "Mes enfants, quand nous irons à la vraie
guerre, nous ne le laisserons pas prendre, celui-là (le drapeau),
n'est-ce-pas ? Et tout le régiment, d'un seul cri, répondit : « Vive
la République ! ».
L'amour de la Patrie : Pierre
Laloi entretient la haine de l’Allemand : « Les hommes qui profitent des
dernières minutes pour tuer encore là-bas des enfants et des femmes endormis
méritent la haine éternelle". La
France a connu l'abîme, la honte de la défaite mais "je verrai la
régénération de la Patrie ».
L'auteur se lance dans un récit émouvant, qui touche le cœur, réchauffe et
ranime le sentiment patriotique, pour préparer la revanche. L'Église, épargnée jusque-là
par l'historien, est accusée d'avoir trahi la patrie en recevant les
ennemis : « Les évêques recevaient les rois anglais au seuil de
leurs cathédrales ». Les nobles
fuyaient les champs de bataille de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt.
Heureusement, « une femme du peuple se dit que la France ne pouvait
périr ! Jeanne d'Arc vint des frontières de Lorraine… libérer la France de
l'occupant ». Cette femme était
l’âme de la patrie. Mais ne désespérons pas ; Pierre Laloi fait passer un
souffle d'espoir, la revanche viendra : « La France du
dix-neuvième siècle se relèvera comme celle du quatorzième. Je vous dis que si
ces mangeurs de choucroute, ces bombardiers des villes, demeurent campés, après
la paix, dans quelques-unes de nos provinces, le jour viendra, tard peut-être,
mais il viendra, où il ne restera plus d'eux en France que ceux qui dormiront
dans la terre ! ».
L'auteur
excite la fierté et l’amour-propre : puis il met en garde contre les
tentations pacifistes, humanistes et internationalistes ; il appelle un
sursaut de nationalisme. Par l'intermédiaire des confessions d'un ancien
de 1870, il explique les raisons de la défaite : « Moi, qui vous parle, j'ai de
grands reproches à me faire. Je ne croyais plus à la guerre. Je me laissais
tromper par la chimère de la paix perpétuelle, de la fraternité des peuples. Je
me disais : « Supprimons les frontières ; soyons plus de tel ou
tel pays, Français ou Anglais, Italiens ou Allemands ; soyons tout
simplement des hommes, aimons l'humanité. Mais, maintenant, je sais ce que
c'est que la Patrie ». Si Paul Bert
et Pierre Laloi s'accordent sur le manque d'éducation ou sa mauvaise qualité
pour expliquer la défaite de 1870, le premier met en cause les ambitions
de Napoléon III alors que le second l'attribue à un phénomène de société et à
une idéologie. Pierre Laloi termine d'ailleurs par un appel vibrant à un
nationalisme exacerbé : « Oui, il y a des frontières de
peuples ! Les Allemands vont faire une brèche ; la France reprendra
ses forces par la paix, refera sa fortune par le travail, fortifiera son
intelligence par l'école, réapprendra par l'armée les mâles vertus et attendra
sans impatience, mais avec une confiance inébranlable, l'heure de la
réparation ! » Le nationalisme
de revanche vit dans les cœurs par l'espérance, « Non, non, non, ce
n'est pas fini ! ».
Le manuel de Pierre Laloi
eut une longue carrière, qui tient sans doute à deux facteurs : d’abord,
l'auteur resta toujours éloigné de la politique et ne prit part à aucune
polémique autour des affaires qui secouèrent la République : ensuite, le
manuel plut par sa présentation originale, son vocabulaire simple - Laloi sut
parler aux enfants - et par son illustration, très rapidement intégrée (dès la
4ème édition de 1882) par l'éditeur.
Le changement de titre : La
quatrième édition illustrée, de 1882, s'accompagna d'un changement de
titre, le contenu restant parfaitement identique, La Première Année d'instruction civique devint La Première Année d'instruction morale et civique.
Les éditions : Elles
furent nombreuses, comme en témoigne le graphique. On constate une forte
progression jusqu'en 1891, suivie d'un léger ralentissement après cette
date, soit 30 éditions en 9 ans (plus de 3 par an), puis 18 en 16 ans
(un peu plus d'une par an). On peut penser que le fort tirage des débuts
correspondit à la période d'équipement des écoles, qui ne procédèrent plus
ensuite qu'à des remplacements ou à des compléments de collection. »
PROGRESSION DES EDITIONS
DE 1880 A 1907
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