jeudi 31 juillet 2025

Connaissez-vous Pierre Laloi ?

 

Connaissez-vous Pierre Laloi ?

Pseudonyme et nom de plume

Pseudonyme et nom de plume

Dans les années 1880, Pierre Laloi publie plusieurs manuels scolaires chez Armand Colin, destinés à l’enseignement de l’instruction morale et civique. Il suit les préconisations de la loi du 28 mars 1882 introduisant cette matière et la rendant obligatoire à l’école primaire publique. Un arrêté du 28 juillet suivant en définit les contenus en trois chapitres : Morale, Instruction civique et Notions d’économie politique. Rien d’anormal jusque-là, si ce n’est l’auteur des manuels en question, prudence ou supercherie ?


(collection Félix Potin)

En effet, sous le pseudonyme de Pierre Laloi se cache Ernest Lavisse, chantre du « roman national » sous la Troisième République, au service de l’histoire et de son enseignement. Lavisse est le fils spirituel de Victor Duruy. Il contribuera largement à répandre les idées patriotiques qui marqueront la mémoire de générations d’écoliers : « Tu dois aimer la France, parce que la nature l’a faite belle, et parce que l’histoire l’a faite grande. » Pendant un demi-siècle, il sera la « conscience nationale » des hussards noirs chers à Péguy.

Prudent tout de même, en souvenir de son passé de précepteur, aux Tuileries, d’Eugène-Louis, le Prince impérial, fils de Napoléon III. Il n’oublie pas qu’il ne s’est rallié que tardivement à la Jeune République, quand il eut abandonné tout espoir de restauration bonapartiste…

 Il restera loin des luttes politiques, à l’abri ainsi de l’usure du pouvoir, ce qui lui permettra, au sein des institutions de la République, d’assurer la permanence et la diffusion de la doctrine républicaine après l’humiliation de la défaite de 1870 et la hantise de la revanche.

L’Instruction morale et civique selon Pierre Laloi

Après son premier manuel publié en 1880 La première année d’Instruction civique, Pierre Laloi publia une série de manuels mis à jour tout au long d’innombrables éditions : La première année d’Instruction morale et d’Instruction civique : notions de droit et d’économie politique (textes et récits), en réponse à la sortie des programmes de 1887 et aux arrêtés ministériels des 29 décembre 1891 et 31 juillet 1897.

Édition 1890

Édition 1901

Pierre Laloi permet donc à Ernest Lavisse de quitter le domaine de l’historien, discrètement, sans mettre en jeu son aura de spécialiste de l’histoire de France, pour pénétrer le domaine du moraliste. Le sommaire des manuels de Pierre Laloi révèle, en effet, plus des livres de Morale individuelle traditionnelle, que des traités d’Instruction civique qui aborderaient l’État, son administration et l’homme dans la cité (1). La lecture de la partie vivante des leçons et du récit qui y figurent, puise tout de même ses exemples dans les manuels d’histoire de France de son double : Ernest Lavisse…

Le choix du pseudonyme

(collection privée)

Si l’on en croit les souvenirs d’Ernest Lavisse, le choix de « Pierre Laloi » renvoie, apparemment, à ce qu’enfant, il avait été marqué par l’insigne accrochée à la vareuse de Monsieur Dufour, garde-champêtre de son village : « luisait une plaque de cuivre où j’admirais les mots : LA LOI ». Du reste, il explique, dans l’avant-propos du premier manuel de 1880 que « Notre livre est divisé en textes et récits. Le texte donne des préceptes et des leçons : la notion est simple et claire ; le précepte bref et impératif. Il parle comme LA LOI et toutes les fois que cela était nécessaire nous avons cité la loi elle-même. »


La première année d’Instruction civique, 1880 (gallica.Bnf)

 

Patrick PLUCHOT

 

(1) : Morceaux choisis du livre d’Alain Mougniotte Les débuts de l’instruction civique en France, Chapitre VI : Les premiers manuels : analyse de contenu (pages 75-122).

Alain Mougnotte, administrateur du Musée de la Maison d’École à Montceau-les-Mines, Professeur émérite à l’Université de Lyon 1, Président du Conseil de l’INSPE de Polynésie française.

 « Partant du même constat que P. Bert, (l'ignorance des lois et de la constitution de la France par les Français), Pierre Laloi considère l'instruction civique comme une nécessité ; l'écolier apprendra ainsi à connaître ses futurs devoirs ainsi que l'organisation de son pays. Dans La première Année d’instruction civique, il présente l'essentiel, le minimum pour « donner à la République de bons citoyens, de bons travailleurs et de bons soldats ».

Il indique la manière dont son manuel est construit. Les dix premiers chapitres exposent les règles de conduite et les sentiments qui les guident. L'enfant est montré dans la famille, l'adulte dans la société. Les règles du fonctionnement social sont présentées. C'est seulement après cette véritable préparation morale et sociale qu'on arrive aux trois chapitres d'instruction civique pure. Là encore, la démarche est simple : on part du petit monde qui entoure l'enfant, pour aller vers l'inconnu, de la commune au département et à l'État. Les droits et les devoirs correspondants seront énoncés au fil du texte. Arrivé à la fin du manuel, l'écolier devra savoir comment son pays est organisé.

Le livre est divisé en textes et récits. Les textes, découpés en articles (comme le code pénal), fournissent une idée des choses puis, partant de la notion des préceptes, indiquent de façon sèche le comportement à adopter. Pierre Laloi leur donne parfois l'aspect et le nom d'une loi. Des récits pour lesquels l'auteur avoue avoir fait « de grands efforts pour les rendre intéressants » illustrent l'exposé et, surtout, donnent vie à l'énoncé froid et académique des notions et préceptes. Le texte de la loi doit être mémorisé. Le récit le commente, l'éclaire et le grave dans l'esprit des enfants.

À partir de la quatrième édition, datée de 1882, un mode d'emploi est ajouté à l'avant-propos de la 1ère édition (1880). Il précise succinctement la forme du livre et donne des indications pour son utilisation pédagogique :

-       Lire le texte plusieurs fois, en respectant les subdivisions ;

-       S'amuser de la compréhension et de l'assimilation du cours au fur et à mesure de la progression, à l'aide des questions au bas des pages ;

-       Lire les récits seulement en fin de chapitre et restitution orale de ceux-ci par les enfants ;

-       Si les récits sont lus et racontés, faire apprendre le résumé par cœur.

La partie leçon et apprentissage des notions terminée, une seconde phase commence, celle des exercices. Les uns serviront à réinvestir le savoir fraîchement acquis sous forme de rédaction, les autres complèteront le cours et l'approfondiront par la copie d'articles du supplément (en fin de manuel), où l'élève trouvera des notions usuelles.

Pierre Laloi : La première année d'instruction civique à l'école

Le sommaire révèle plus un livre de morale individuelle et sociale qu'un traité d'instruction civique. Seuls trois chapitres sur treize, les derniers, traitent de la matière annoncée par le titre. Il faut voir là un souci d'éduquer l'individu, avant d'aborder un domaine plus vaste, l'État et son administration, pour déboucher sur le thème de l'homme dans la cité. Mais la lecture de la partie vivante du cours, les récits, va conduire à découvrir la personnalité de l'auteur et les points qu'il privilégie.

L'État : Le récit no XX donne de l'État une image soucieuse de l'intérêt qu’il porte à la jeunesse, à son instruction et à son éducation. « L'école est maintenant la plus jolie maison du village. L'instituteur ne demande plus à s'en aller. Son école est pleine, car des parents, qui travaillent et qui réussissent, sentent la nécessité de l’instruction et la font donner à leurs enfants ». L’école est déjà présentée comme le monument de la République, temple du savoir et de la promotion sociale ; on ne saurait trop conseiller aux familles d'y envoyer leurs enfants. La commune a aussi ses sapeurs-pompiers. Une musique municipale accueille tous les jeunes gens car « il vaut mieux faire de fausses notes que d'aller au cabaret » ; voilà donc une œuvre pour protéger la jeunesse du vice.

L'école : Le récit suivant (XXI) montre, à travers la carrière d'anciens élèves de Monsieur l'Instituteur, les possibilités d'instruction et les chemins d'accès aux différents métiers. Le principe de la méritocratie républicaine assure une nouvelle fois que, avec la République, chacun peut réussir : l'accès aux emplois est ouvert à tous selon leurs mérites ; c'est le principe même de l'égalité. Mais la base de tout, le grand "vivier" des futures gloires de la République, c'est l’école primaire. Pierre Laloi indique les deux rôles qu'il lui assigne, en la définissant ainsi : « la meilleure école est celle qui donne les meilleurs citoyens et les meilleurs soldats à la Patrie ».

La justice : L'histoire de Pierre le plaideur (XXII) est là pour rappeler ce que Paul Bert a déjà dit : il est préférable de trouver un arrangement amiable que de plaider. Cette similitude de conseil montre que, à l'époque, les litiges étaient nombreux, tant lors des successions qu'à propos des limites de propriétés. Le fonctionnement des tribunaux est illustré à partir de l'exemple d'un petit délinquant récidiviste qui finit en cour d'assises.

L'armée : Le journal d'un soldat (XXII) permet de faire connaissance avec l'organisation de l’armée. Les bienfaits d'une éducation spartiate sont vantés, car « notre salut est d'être robuste et fort », « le luxe rend mou, les commodités rendent difficile. Ce n'est pas ainsi que l'on vit aujourd'hui dans les misérables villages de l'Allemagne du Nord. Là, l'existence est pénible encore : les soldats sont d’avance résignés aux privations, rompus à la fatigue ». Une nouvelle fois, l'éducation allemande est à l'honneur, mais Pierre Laloi, comme pour montrer le retard économique allemand, parle de villages misérables. Les réservistes, de passage sous les drapeaux pour une période, fournissent l'occasion de rassurer sur la bonne santé de notre armée. Mais il ne faut pas que l'oubli envahisse les mémoires : le traumatisme de la défaite de 1870 est rappelé de façon pathétique : « Sedan ! Sedan ! C'est là que, en 1870, une armée de France, une armée entière, a été faite prisonnière. Sedan, c'est le nom d'un des grands désastres de la France, nom plus triste que celui de Crécy, que celui de Poitiers, plus triste que celui de Waterloo ». Et, de la même manière que l'instituteur harangue ses élèves (P. Bert), le colonel harangue ses soldats : "Mes enfants, quand nous irons à la vraie guerre, nous ne le laisserons pas prendre, celui-là (le drapeau), n'est-ce-pas ? Et tout le régiment, d'un seul cri, répondit : « Vive la République ! ».

L'amour de la Patrie : Pierre Laloi entretient la haine de l’Allemand : « Les hommes qui profitent des dernières minutes pour tuer encore là-bas des enfants et des femmes endormis méritent la haine éternelle". La France a connu l'abîme, la honte de la défaite mais "je verrai la régénération de la Patrie ». L'auteur se lance dans un récit émouvant, qui touche le cœur, réchauffe et ranime le sentiment patriotique, pour préparer la revanche. L'Église, épargnée jusque-là par l'historien, est accusée d'avoir trahi la patrie en recevant les ennemis : « Les évêques recevaient les rois anglais au seuil de leurs cathédrales ». Les nobles fuyaient les champs de bataille de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. Heureusement, « une femme du peuple se dit que la France ne pouvait périr ! Jeanne d'Arc vint des frontières de Lorraine… libérer la France de l'occupant ». Cette femme était l’âme de la patrie. Mais ne désespérons pas ; Pierre Laloi fait passer un souffle d'espoir, la revanche viendra : « La France du dix-neuvième siècle se relèvera comme celle du quatorzième. Je vous dis que si ces mangeurs de choucroute, ces bombardiers des villes, demeurent campés, après la paix, dans quelques-unes de nos provinces, le jour viendra, tard peut-être, mais il viendra, où il ne restera plus d'eux en France que ceux qui dormiront dans la terre ! ».

L'auteur excite la fierté et l’amour-propre : puis il met en garde contre les tentations pacifistes, humanistes et internationalistes ; il appelle un sursaut de nationalisme. Par l'intermédiaire des confessions d'un ancien de 1870, il explique les raisons de la défaite : « Moi, qui vous parle, j'ai de grands reproches à me faire. Je ne croyais plus à la guerre. Je me laissais tromper par la chimère de la paix perpétuelle, de la fraternité des peuples. Je me disais : « Supprimons les frontières ; soyons plus de tel ou tel pays, Français ou Anglais, Italiens ou Allemands ; soyons tout simplement des hommes, aimons l'humanité. Mais, maintenant, je sais ce que c'est que la Patrie ». Si Paul Bert et Pierre Laloi s'accordent sur le manque d'éducation ou sa mauvaise qualité pour expliquer la défaite de 1870, le premier met en cause les ambitions de Napoléon III alors que le second l'attribue à un phénomène de société et à une idéologie. Pierre Laloi termine d'ailleurs par un appel vibrant à un nationalisme exacerbé : « Oui, il y a des frontières de peuples ! Les Allemands vont faire une brèche ; la France reprendra ses forces par la paix, refera sa fortune par le travail, fortifiera son intelligence par l'école, réapprendra par l'armée les mâles vertus et attendra sans impatience, mais avec une confiance inébranlable, l'heure de la réparation ! » Le nationalisme de revanche vit dans les cœurs par l'espérance, « Non, non, non, ce n'est pas fini ! ».

Le manuel de Pierre Laloi eut une longue carrière, qui tient sans doute à deux facteurs : d’abord, l'auteur resta toujours éloigné de la politique et ne prit part à aucune polémique autour des affaires qui secouèrent la République : ensuite, le manuel plut par sa présentation originale, son vocabulaire simple - Laloi sut parler aux enfants - et par son illustration, très rapidement intégrée (dès la 4ème édition de 1882) par l'éditeur.

Le changement de titre : La quatrième édition illustrée, de 1882, s'accompagna d'un changement de titre, le contenu restant parfaitement identique, La Première Année d'instruction civique devint La Première Année d'instruction morale et civique.

Les éditions : Elles furent nombreuses, comme en témoigne le graphique. On constate une forte progression jusqu'en 1891, suivie d'un léger ralentissement après cette date, soit 30 éditions en 9 ans (plus de 3 par an), puis 18 en 16 ans (un peu plus d'une par an). On peut penser que le fort tirage des débuts correspondit à la période d'équipement des écoles, qui ne procédèrent plus ensuite qu'à des remplacements ou à des compléments de collection. »

PROGRESSION DES EDITIONS DE 1880 A 1907



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