Le
boulier numérateur
de
Marie Pape-Carpantier
La
visite d’un musée d’école par des enfants doit avoir une efficacité éducative.
Comment la Maison d’École de Montceau
aurait-elle pu laisser un public scolaire indifférent ? Cette question renvoie
à la suivante : quelles sont les attentes d’une classe qui vient dans notre musée ? Les enseignants du second
degré situent naturellement leur demande en liaison directe avec leur
programme, ils ont donc une approche disciplinaire des visites, alors que les
professeurs des écoles ont une approche plus culturelle. Chaque motivation
mérite d’être prise en compte, mais nous devons nous garder de scolariser le
musée à outrance ou à contrario d’en faire un espace trop ludique. Ne soyons
pas dupes de la portée réelle des « interactifs » : les enfants
regardent, touchent, soulèvent des objets, écoutent des commentaires, ils
peuvent effectivement prendre du plaisir, et c’est indispensable, mais sont-ils
pour autant en situation d’apprentissage ? Le questionnement des enfants passe plutôt par la manipulation encadrée, l’observation fine des objets et leur comparaison. Peut-être en est-il de même pour un public adulte.
Dans cette
optique, l’écomusée du Creusot-Montceau, avait décidé, dans son projet scientifique
de 2010, de mettre en valeur chaque année, un objet issu des collections. L’objectif était d’en
étudier toutes les facettes de manière à satisfaire toutes les catégories de
visiteurs : enfants, adultes, amateurs avisés ou spécialistes, mais surtout
d’en mettre une réplique à disposition lors des visites afin de favoriser son
appropriation par la manipulation. Quelles notions historiques se cachent
derrière lui, qui en fut l’inventeur, l’utilisateur ?
L’objet rare et insolite mis en valeur à la
Maison d’Ecole cette année-là fut un boulier. Quelle idée commune me
direz-vous ? Soit, mais encore faut-il y prêter un peu plus d’attention et
mesurer la complexité du sujet. Il en va ainsi de tous les objets d’autrefois.
D’où vient-il ? Que cache-il dans sa mémoire ? C’est ce que nous
allons tenter de dévoiler.
Le boulier numérateur de Marie
Pape-Carpantier
Le boulier que possède le musée de la Maison
d’Ecole à Montceau est vraisemblablement un des rares exemplaires préservé
jusqu’à nos jours. Il a fait l’objet d’une étude
approfondie par Jean Claude Régnier, Enseignant chercheur en sciences de
l'éducation « Education, Psychologie, Information et Communication »
Université de Lyon, Professeur des Universités, Directeur de Thèses à l’Ecole
Doctorale. Il a participé aux travaux pédagogiques du groupe de recherche du
musée et a eu la chance de découvrir par hasard, chez un brocanteur de
Toulon-sur-Arroux, la neuvième édition du livre qui contient les références sur l’utilisation de ce
boulier « Enseignement pratique dans les écoles maternelles ou
premières leçons à donner aux petits enfants » paru chez Hachette
(Paris), 1901, livre dont la première édition remonte à 1848 (1). Il portait, en outre, une trace de
son origine : Mademoiselle Charleux, école libre, 10 boulevard de
Seine, Andresy (Seine-et-Oise) ainsi qu’une image pieuse, pour
anecdote : « Le Sacré-Cœur et les familles », imprimée à
Autun le 25 mars 1941.
Ce précieux document contient les pistes
pédagogiques d’utilisation du boulier et aussi des gravures qui nous éclairent
sur sa configuration originelle. Le boulier que nous possédons a subi les
outrages du temps et ne compte plus que 7 tringles coudées avec leurs 9 boules
et deux tringles horizontales qui ne comportent respectivement plus que 12 et
14 boules de buis. Notons que Marie Pape-Carpantier publia en 1876 le « Nouveau
manuel des comités de patronage et des directrices des salles d’asile »
de l’appendice duquel est extrait le document concernant le boulier-numérateur.
A l’origine, son cadre en bois renfermait
d’une part : 9 tringles coudées, sur chacune d’elles on trouvait 9
boules et d’autre part : 2 tringles
horizontales avec 15 boules chacune. Marie Pape-Carpantier invente donc ici une
construction ingénieuse qui combine les avantages d’une disposition double. Ce
matériel était accompagné de chiffres mobiles imprimés sur carton qui
permettaient de visionner le nombre obtenu par manipulation, on peut lire dans
la notice : « Les tiges du
boulier-numérateur se recourbent à angle droit de manière à présenter une
partie verticale et une partie horizontale ; il n’y a bien entendu que 9
boules dans chaque tige, mais suivant qu’on veut figurer 1, 2, 3, 4 unités, on
fait descendre dans la partie verticale, 1, 2, 3, 4 boules en laissant les
autres en réserve dans la partie supérieure. De plus, ces boules ne sont pas
d’égale grosseur ; il a été impossible de leur donner la progression des
volumes qu’exigerait le système décimal ; mais c’est déjà une première et
très utile leçon pour l’enfant de voir que les unités sont plus petites que les
dizaines, celles-ci plus petites que les centaines, etc. Avec cet appareil, on
fait des exercices de calcul par la vue qui peuvent très bien embrasser les
quatre règles. Le résultat le plus important est d’habituer l’enfant à bien
comprendre le sens et la nécessité du zéro, indiqué par l’absence de boules
dans la tringle représentant un certain ordre d’unités… »
Bien
entendu, ce matériel certainement coûteux ne manqua pas d’être copié par des
maîtres « bricoleurs » désargentés, avec plus ou moins de succès, il
faut bien le dire…
Il rencontra aussi des adversaires sérieux dès
le XIXième siècle comme le rapporte Ferdinand Buisson dans son Dictionnaire
de pédagogie et d’instruction primaire, Article Boulier, Tome I de la première
partie, pages 270 et 271, Hachette, 1887 à propos des commentaires de M.
Rambert, professeur à l’école polytechnique de Zurich : « Le boulier
corrompt l'enseignement de l'arithmétique. La principale utilité de cet
enseignement est d'exercer de bonne heure, chez l'enfant, les facultés
d'abstraction, de lui apprendre à voir de tête, par les yeux de l'esprit. Lui
mettre les choses sous les yeux de la chair, c'est aller directement contre
l'esprit de cet enseignement. La nature a donné aux enfants leurs dix doigts
pour boulier ; au lieu de leur en donner un second, il faut leur apprendre à se
passer du premier. On dit que le boulier donne aux maîtres beaucoup de facilité
pour ses explications. Je le crois. On a vite compté sur le boulier que 10 et
10 font 20 ; mais l'enfant qui n'a fait que le compter sur le boulier a perdu
son temps, tandis que celui qui l'a compté de tête a fait le plus utile des
exercices. Il faut un complément et un correctif à l'enseignement par la vue ;
c'est au calcul mental qu'il convient de le demander. » (2)
La
notice explicative fixe une progression dans les apprentissages et propose des
leçons à suivre. Il est intéressant d’observer ce qui était demandé aux jeunes
élèves de maternelles (ou de salles d'asile bien avant) et on peut s’interroger sur les résultats obtenus, nous vous laissons
juge…
En
forme de clin d’œil mathématique et pour montrer la relative complexité de
certaines notions, on notera que si les apprentissages se sont affinés,
notamment grâce aux travaux en psychopédagogie, d’autres se sont singulièrement
compliqués : pour exemple, c’est la loi du 2 avril 1919 qui définit les
unités de mesure de longueur, de masse et de temps. Tous les écoliers
apprennent dorénavant la définition du mètre : « C’est la dix
millionième partie du quart du méridien terrestre dont la mesure-étalon en
platine iridié est déposée au Pavillon de Breteuil, à Sèvres, près de
Paris ». La 11e Conférence
Internationale des Poids et Mesures, tenue à Paris en octobre 1960, sur le « système
international d’unité » ne permet plus aux petits écoliers une telle
prouesse de mémoire. Le mètre est en effet devenu depuis le 1er janvier 1962 : « 1650763,73
fois la longueur d’onde, dans le vide, de la radiation correspondant à la
transition entre les niveaux 2p10 et 5d2
de l’atome de krypton 86 »...
Pour conclure
La problématique posée par le projet de mise
en valeur d’un objet « choisi » apparaît beaucoup plus clairement
maintenant. L’exposition d’objets dans un musée ne peut en aucun cas se réduire
à une lecture implicite aussi symbolique soit-elle. Le visiteur doit prendre
conscience de la double fonction d’une exposition : elle témoigne d’un
temps révolu à travers l’image qu’elle renvoie au premier degré certes, mais
elle témoigne aussi, au second degré, d’une société en pleine évolution et des
personnages qui l’ont façonnée. Si riche d’enseignement sur l’histoire de
l’école soit l’objet, il ne prend son sens plein et entier qu’à travers la mise
à jour de cette deuxième fonction. Ce parti pris muséographique ne nous éloigne
pas du choc émotionnel ressenti à la vue de notre boulier mille fois manipulé
mais il renforce et éclaire son vécu et celui de ses contemporains. N’est-ce
pas là la démarche authentique vers l’histoire institutionnelle et la sociologie scolaire qui ouvre une
véritable perspective pédagogique pour nos visites ?
A suivre... Prochainement, "Marie Pape-Carpantier, pédagogue et féministe" (Biographie)
A suivre... Prochainement, "Marie Pape-Carpantier, pédagogue et féministe" (Biographie)
Pour aller plus loin :
-
Bulletin
de l’APMEP, v447, pages 457-471, 2003
-
Le Boulier Numérateur
de Marie Pape-Carpantier, Jean-Claude régnier, Université Lumière Lyon
2-UMR-5191-ICAR
(1): Bibliographie sommaire de Marie Pape-Carpantier :
(1): Bibliographie sommaire de Marie Pape-Carpantier :
Préludes, poésies, 1841
Conseils sur la direction des salles d’asile,
1846
Méthode d’enseignement et d’éducation et
exercices, 1847
Enseignement dans les écoles maternelles ou
premières leçons à donner aux petits enfants, 1848
Histoires et leçons de choses,
1848(58 ?)
L’histoire d’un grain de sable (modération
dans le désir. Sage lenteur de la providence)
L’enseignement pratique dans les écoles
maternelles, 1849
L’économiste Français, 1859
Le secret des grains de sable ou géométrie de
la nature, 1863
Les petites lectures variées pour les enfants
des deux sexes, 1863
Jeux gymnastiques avec chants pour les
enfants des asiles, 1864
Nouveau manuel des comités de patronage et
des directrices des salles d’asile, 1876
Zoologie, histoires et leçons explicatives
destinées aux écoles, aux salles d’asile et aux familles, Hachette
Histoire du blé, leçons explicatives sur sa
culture et son emploi, Hachette
Lectures et travail, pour les enfants et les
mères,
Hachette
Le dessin expliqué par la nature,
Hachette
Cours d’éducation et d’instruction, pour les
enfants de 5 à 14 ans, Hachette
(2) : Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction
primaire, Hachette, 1887.
Article Boulier, Tome 1 de la première
partie, pages 270 à 271.
BOULIER-COMPTEUR, BOULIER-NUMÉRATEUR, etc. —
On appelle ainsi des instruments employés dans les salles d'asile et dans les
classes très élémentaires pour initier de tout jeunes enfants à la première
pratique du calcul.
L'idée de faire compter par les enfants des
objets matériels avant de leur parler des nombres abstraits et des chiffres qui
les représentent est trop naturelle pour ne pas être aussi ancienne que la
civilisation. Elle a fait inventer dès l'antiquité des abaques* plus ou moins
perfectionnés. Chez nous depuis la fin du moyen âge on exerçait les enfants,
comme le porte le titre de plusieurs vieux livrets d'école, « à sommer avec les
jets » (jetons); Montaigne dit quelque part : « Je ne sais compter ni à jet ni
à plume ».
Cependant il paraît bien avéré que c'est de
Russie que nous est venu au commencement de ce siècle le type du boulier
proprement dit. Le boulier russe primitif se compose de quelques tringles
horizontales dans lesquelles sont enfilées des boules, comme en ont les joueurs
de billard pour marquer les coups gagnés par chacun d'eux. On retrouve encore
chez plusieurs peuples ce boulier tout simple qui ne peut servir absolument
qu'à apprendre aux enfants la série des dix premiers nombres.
Peu à
peu on s'est demandé s'il ne serait pas possible de faire un meilleur emploi de
cet appareil et surtout de s'en servir pour apprendre la numération dans le
système décimal. Aux tringles horizontales on a essayé de substituer des tiges
verticales où les boules s'enfilent de la même façon. En France, madame
Pape-Carpantier a fait mieux encore par une construction ingénieuse qui réunit
les avantages des deux dispositions. Les tiges de son boulier numérateur —
appareil aujourd'hui trop répandu pour qu'il soit besoin de le décrire — se
recourbent au milieu à angle droit de manière à présenter une partie verticale,
l'autre horizontale. Il n'y a bien entendu que 9 boules dans chaque tige, mais
suivant qu'on veut figurer 1, 2, 3, 4 unités, on fait descendre dans la partie
verticale 1, 2, 3, 4 boules en laissant les autres en réserve dans la partie supérieure.
De plus ces boules ne sont pas d'égale grosseur : il a été impossible de leur
donner la progression de volumes qu'exigeait le système décimal, mais c'est
déjà une première et très utile leçon pour l'enfant de voir que les unités sont
plus petites que les dizaines, celles-ci plus petites que les centaines, etc.
Avec cet appareil on fait des exercices de calcul par la vue qui peuvent très
bien embrasser les quatre règles. Le résultat le plus important est d'habituer
l'enfant à bien comprendre le sens et la nécessité du zéro, indiqué par
l'absence de boules dans la tringle représentant un certain ordre d'unités.
D'autres bouliers ont été depuis imaginés, la
plupart reproduisant l'idée principale du boulier-numérateur de madame Pape. On
a par exemple essayé de soustraire à la vue de l'élève les boules qui n'entrent
pas à un moment donné dans le calcul; pour cela la tringle verticale est
recourbée d'avant en arrière, les boules qu'on ne veut pas considérer glissent
dans la partie recourbée et tombent derrière une planchette destinée à les
masquer. Chaque exposition donne naissance à une multitude de bouliers
prétendus nouveaux et qui se recommandent par des combinaisons quelquefois
ingénieuses ; le détail en importe peu ici.
Ce qui importe, au contraire, c'est de déterminer en quel sens et dans
quelle mesure l'emploi du boulier doit être approuvé. Il a rencontré des
adversaires sérieux. L'un d'eux, M. Rambert, professeur à l'école polytechnique
de Zurich, disait à propos des bouliers figurant à l'exposition de Vienne :
« Le boulier corrompt l'enseignement de
l'arithmétique. La principale utilité de cet enseignement est d'exercer de
bonne heure, chez l'enfant, les facultés d'abstraction, de lui apprendre à voir
de tête, par les yeux de l'esprit. Lui mettre les choses sous les yeux de la
chair, c'est d'aller directement contre l'esprit de cet enseignement. La nature
a donné aux enfants leurs dix doigts pour boulier ; au lieu de leur en donner
un second, il faut leur apprendre à se passer du premier. On dit que le boulier
donne aux maîtres beaucoup de facilité pour ses explications. Je le crois. On a
vite compté sur le boulier que 10 et 10 font 20 ; mais l'enfant qui n'a fait
que le compter sur le boulier a perdu son temps, tandis que celui qui l'a
compté de tête a fait le plus utile des exercices. Il faut un complément et un
correctif à l'enseignement par la vue ; c'est au calcul mental qu'il convient
de le demander. »
Le sagace et spirituel critique a, peut-être
bien, confondu ici les bouliers avec les machines à calculer. Nous avons fait
ailleurs (V. Arithmomètre), nos réserves expresses sur les machines à calculer,
si ingénieuses qu'elles soient. Un juge d'une grande autorité, M. Sonnet, a
parfaitement dit :
« Le calcul mental est la base de toute
instruction en ce qui concerne le calcul ; toute machine qui a la prétention de
suppléer au calcul mental va contre le but de l'enseignement. »
Mais le boulier n'est pas un arithmomètre :
il facilite le travail de l'élève, mais il ne le supprime pas ; et d'ailleurs
il ne s'adresse qu'aux tout jeunes enfants.
Comme l'a bien fait observer M. Lenient dans
une série d'études sur les bouliers (Journal des instituteurs, 1877, 1er
sem.): « en montrant à l'enfant, en lui faisant voir les résultats d'une
addition, d'une soustraction, d'une multiplication ou d'une division, le
boulier diminue les efforts et la fatigue de l'enfant, mais par le témoignage
de ses yeux, il grave profondément dans son esprit et dans sa mémoire tous ces
résultats qu'il lui importe de conserver. Le boulier prépare, initie au calcul
mental : nous n'avons jamais pensé qu'il pût le remplacer. »
On veut que l'enfant s'accoutume à voir de
tête, c'est très bien, mais encore faut-il qu'il ait appris d'abord à voir avec
ses deux yeux. Avant l'abstrait le concret, avant la formule l'image, avant
l'idée pure l'idée sensible : c'est la loi générale de la saine pédagogie.
Maintenant, pour l'usage exclusif du premier
âge, est-il vrai que le boulier soit un meuble superflu, que le boulier,
naturel qui se compose des dix doigts soit préférable ou soit suffisant ? Nous
ne le croyons pas. Le calcul sur les doigts a plus d'inconvénients que le
boulier comme l'a fort bien montré M. Lenient :
« D'abord on ne peut pas disposer de sa main
comme d'un objet étranger ; puis, apprendre aux enfants à calculer sur leurs
doigts présente certainement un danger : les élèves continueront à s'en servir
longtemps encore après qu'on les aura exercés à calculer de tête. C'est donc un
obstacle justement au calcul abstrait que préconise M. Rambert. Le boulier est
d'un usage bien plus commode. Facile à manier, il se prête à toutes les
combinaisons possibles, et permet au maître de démontrer les diverses
opérations de l'arithmétique. Dans une classe nombreuse, c'est même, de tous,
le meilleur moyen de démonstration. »
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