1919-2019
« L’heure
est venue d’être citoyen du monde »
(Anatole
France, 1919)
8 août 1919 : le vœu d'Anatole France
A la sortie de la guerre, Anatole France, le grand écrivain, l’ami de
Jaurès, s’adresse aux institutrices et instituteurs réunis à Tours pour le
Congrès des Syndicats d’Instituteurs. Un texte magnifique sur l’éducation, le
pacifisme et la « haine de la haine »… toujours d'actualité.
« Citoyennes, chers Camarades,
C’est un vieil ami qui vient à vous.
Il se tenait à vos
côtés, près du grand Jaurès, en 1906, quand vous commenciez la lutte pour le
droit syndical.
Ce droit acquis, il vous
appartient d’en régler l’usage, et c’est pourquoi vos syndicats sont réunis. Ce
congrès a un autre objet encore d’une importance capitale : la réorganisation
de l’enseignement primaire. Ne comptez que sur vous-mêmes pour l’opérer. La
prudence vous le conseille. C’est avec une véritable joie que j’ai connu hier,
par un journal, la pensée de notre ami Glay sur ce sujet : « La guerre, a-t-il dit, a montré suffisamment que l’éducation
populaire de demain doit être toute différente de celle d’autrefois.»
J’avais hâte de vous ouvrir mon cœur, je vois que les vôtres y correspondent.
Institutrices et instituteurs, chers amis,
C’est avec une ardente
émotion que je m’adresse à vous et c’est tout agité d’inquiétude et d’espérance
que je vous parle. Et comment n’être pas saisi d’un grand trouble en songeant
que l’avenir est entre vos mains et qu’il sera, pour une grande part, ce que
votre esprit et vos soins l’auront fait ?
En formant l’enfant vous
déterminerez les temps futurs. Quelle tâche à l’heure où nous sommes dans ce
grand écroulement des choses, quand les vieilles sociétés s’effondrent sous le
poids de leurs fautes et lorsque vainqueurs et vaincus s’abîment côte à côte,
dans une commune misère, en échangeant des regards de haine ! Dans le désordre
social et moral créé par la guerre et consacré par la paix qui l’a suivi, vous
avez tout à faire et à refaire.
Haussez vos courages, élevez vos esprits. C’est
une humanité nouvelle qu’il vous faut créer, ce sont des intelligences nouvelles
que vous devez éveiller, si vous ne voulez pas que l’Europe tombe dans imbécillité et la barbarie. On vous dira : A quoi bon tant d’effort ! L’homme
ne change pas. Si, il a changé depuis l’âge des cavernes… tantôt pire et tantôt
meilleur, il change avec les milieux et c’est l’éducation qui le transforme
autant et plus peut-être que l’air et la nourriture.
Oui, certes, il ne faut
pas laisser subsister un moment l’éducation qui a rendu possible, qui a
favorisé (étant à peu près la même chez tous les peuples qu’on nommait
civilisés) l’épouvantable catastrophe dans laquelle nous restons encore à demi
ensevelis. Et d’abord, il faut bannir de l’école tout ce qui peut faire aimer
aux enfants la guerre et ses crimes. Et cela seul demandera de longs et constants
efforts si toutes les panoplies ne sont pas, un jour prochain, emportées par le
souffle de la Révolution universelle.
Dans notre bourgeoisie
grande et petite, et dans notre prolétariat même, les instincts destructeurs,
justement reprochés aux allemands, sont soigneusement cultivés. Il y a quelques
jours, l’aimable Lafourchardière demanda dans une librairie des livres pour une
fillette. On ne lui donna que récits et peintures de meurtres, d’égorgements,
de massacres et d’exterminations. A la prochaine Mi-carême, on verra à Paris,
dans les Champs Elysées et sur les boulevards, des milliers et des milliers de
petits gars habillés par les soins ineptes de leurs mères en généraux ou en
maréchaux. Le cinéma leur montrera les beautés de la guerre. On les préparera ainsi
au métier militaire. Et tant qu’il y aura des soldats, il y aura des guerres.
Et nos diplomates en ont laissé aux allemands pour pouvoir en garder chez eux.
On va, dès le maillot, préparer des militaires. Mes amis, il faut rompre avec
ces pratiques dangereuses.
L’instituteur devra
faire aimer à l’enfant la paix et ses travaux. Il lui apprendra à détester la
guerre. Il bannira de l’enseignement tout ce qui excite à la haine de
l’étranger, même à la haine de l’ennemi d’hier, non qu’il faille être indulgent
au crime et absoudre tous les coupables, mais parce qu’un peuple, quel qu’il
soit, est composé de plus de victimes que de criminels, parce qu’on ne doit pas
poursuivre le châtiment des méchants sur les générations innocentes, et parce
qu’enfin, tous les peuples ont beaucoup à se pardonner les uns aux autres.
Dans un beau livre qui vient de paraître et que je vous conseille de lire, « Les mains propres », essai d’éducation sans dogme, Michel
Corday a prononcé ces belles paroles que je prends, pour renforcer les miennes
; il a dit : « Je hais celui qui ravale l’homme au rang
de la bête, en le poussant à foncer sur quiconque ne lui ressemble pas. Oh ! Celui-là,
j’appelle de tous mes vœux sa disparition de la surface de la terre. Je n’ai
de haine que pour la haine. »
Mes amis, faites haïr la haine, c’est le plus
nécessaire de votre tâche et le plus simple.
L’état où une guerre
dévastatrice a mis la France et le monde entier vous impose des devoirs d’une
extrême complexité, et, par conséquent, plus difficiles à remplir. Pardonnez-moi
d’y revenir…, c’est le grand point dont tout dépend.
Vous devez, sans espoir
de trouver aide et appui, ni même consentement, vous devez changer de fond en
comble l’enseignement primaire, afin de former des travailleurs (il n’y a place aujourd’hui dans notre société qu’aux travailleurs, le reste sera emporté par
la tourmente), former des travailleurs intelligents, instruits dans les arts
qu’ils pratiquent, sachant ce qu’ils doivent à la communauté nationale et à la
communauté humaine.
Brûlez, brûlez tous les livres qui enseignent la
haine. Exultez le travail et l’amour.
Formez-nous des hommes
raisonnables capables de fouler aux pieds les vaines splendeurs des gloires
barbares et de résister aux ambitions sanguinaires des nationalistes et des
impérialistes qui ont broyé leurs pères. Plus de rivalités industrielles, plus
de guerres. Le travail et la paix.
Qu’on le veuille ou non, l’heure est venue ou d’être
citoyen du monde ou de voir périr toute civilisation.
Mes amis, permettez-moi de former un vœu bien ardent qu’il me faut exprimer
dans une forme trop rapide et trop incomplète, mais dont l’idée première me
semble de nature à pénétrer dans tous les esprits généreux.
Je souhaite, je souhaite
de tout mon cœur que bientôt, à l’Internationale, vienne s’adjoindre une
délégation des instituteurs de toutes les nations pour préparer en commun un
enseignement universel et aviser aux moyens de semer dans les jeunes
intelligences les idées d’où sortiront la paix du monde et l’union des peuples.
Raison, sagesse, intelligence, forces de l’esprit et du cœur, vous que j’ai
toujours pieusement invoquées, venez à moi, aidez-moi, soutenez ma faible voix,
portez-la s’il se peut à tous les peuples du monde et répandez-la partout où il
se trouve des hommes de bonne volonté pour entendre la vérité bienfaisante ! Un
nouvel ordre de choses est né. Les puissances du mal meurent empoisonnées par
leur crime. Les cupides et les cruels, les dévorateurs de peuples, crèvent
d’une indigestion de sang. Cependant, durement frappés par la faute de leurs
maîtres aveugles ou scélérats, mutilés, décimés, les prolétariats des nations
restent debout. Ils vont s’unir pour ne plus former qu’un seul prolétariat
universel et nous verrons s’accomplir la grande prophétie socialiste : «l’union
des travailleurs fera la paix du monde». »
Anatole France : Images d'archives, cliquez sur le lien :
(1) :
« Né à Paris le 16 avril 1844, 19, quai Malaquais ;
mort dans sa propriété de La Béchellerie, à Saint-Cyr-sur-Loire
(Indre-et-Loire), le 12 octobre 1924. La « vie sociale » d’A. France, pour
reprendre l’expression employée par Cl. Aveline (Trente
ans de vie sociale 1897-1924, recueil des textes politiques d’A. France)
commença en 1897. L’écrivain, que son élection à l’Académie française à la Noël
1896 venait de consacrer, apporta alors publiquement son soutien à la cause
arménienne (9 mars 1897). Mais ce fut l’Affaire Dreyfus, dans laquelle il
prit activement part dès 1898, qui joua un rôle capital dans son évolution. En
1898, A. France, se séparant de la plupart de ses amis et connaissances
(rappelons qu’il avait été hostile à la Commune), signait, au lendemain du
« J’accuse » de Zola (paru dans L’Aurore du
13 janvier), la protestation demandant la révision du procès (la première
signature, après celle de Zola, était celle d’A. France). En février 1898, il
vint déposer au procès Zola : lorsque celui-ci dut quitter la France pour
l’Angleterre afin d’échapper à l’arrestation, A. France renvoya sa Légion d’honneur.
Il prononça l’éloge funèbre de Zola le 5 octobre 1902 disant de celui-ci
qu’« il
fut un moment de la conscience humaine ». Plus tard, il dira l’importance
qu’eut pour lui le combat pour la justice dans l’Affaire : « (...)
je me suis rencontré avec cette large fraction des socialistes français qui a
compris que, de l’affaire d’un insignifiant capitaine juif, pouvait naître un
grand mouvement social » (novembre 1904). Il donnait dans L’Histoire contemporaine, un
tableau de la société française de la fin du XIXe siècle, L’Orme du mail, Le Mannequin d’osier (1897),
suivis de L’anneau d’améthyste (1899)
et de Monsieur Bergeret à Paris (1901),
dans lesquels s’exprimait son ralliement au dreyfusisme qui allait le conduire
au socialisme, à un socialisme marqué par l’influence de Jaurès.
Les prises de position d’A. France de 1900 à 1903 sont nombreuses ;
citons celles contre « le despotisme russe », les persécutions
antisémites en Europe, contre le délit d’opinion, celles en faveur de
l’abolition de la peine de mort et en faveur de nombreux emprisonnés
politiques. En 1903, il s’associa à la protestation en faveur des condamnés de
la « Mano Negra », anarchistes espagnols. A. France remplaça, en
décembre 1904, Joseph Reinach au Comité central de la Ligue des droits de
l’Homme.
De 1899 à 1902, A. France appuya le mouvement des
Universités populaires, présida à la fondation de nombre d’entre elles ;
parmi les discours qu’il prononça, citons l’allocution à la fête inaugurale de
l’Émancipation, le 21 novembre 1899. Il s’intéressa aussi à cette date au
mouvement des théâtres populaires. De 1902 à 1906, A. France intervint
fréquemment dans la vie politique. En 1902, il soutint la politique du
« Bloc républicain », en intervenant avant le premier et le second
tour des élections législatives (Voir son « Discours pour la
liberté », le 20 avril 1902, discours qui fut reproduit à 50 000
exemplaires). Il appuya la politique laïque de Combes dont il préfaça le
recueil de discours, Une campagne laïque
(1902-1903), janvier 1904. Ce texte, qui prenait parti pour la
séparation des Églises et de l’État, fut réédité en mars 1904, au moment où le
projet de séparation était discuté, en brochure populaire, sous le titre Le Parti Noir, et connut une
grande diffusion. A. France l’intégra en 1905 dans son livre L’Église et la République. En
1903, il avait pris la parole à l’inauguration de la statue de Renan à
Tréguier. En 1905, il assista au banquet en l’honneur de Briand, après le vote
de la loi de séparation.
En 1905, il fut élu président d’honneur de l’Association nationale des
Libres Penseurs. Après la révolution russe de 1905, il prit publiquement le
parti des révolutionnaires russes, présida la Société des amis du peuple russe,
correspondit avec Gorki ; il s’éleva contre les emprunts russes, contre
l’antisémitisme et les persécutions tsaristes.
L’activité militante de France se ralentit un peu
après 1906, en accord avec le scepticisme exprimé dans son œuvre par L’Île aux Pingouins (1908), Les dieux ont soif (1912).
En 1907, il intervint pour Francisco Ferrer, anarchiste espagnol ;
après l’exécution de celui-ci, il envoya sa démission de la Société
astronomique de France à laquelle appartenait Alphonse XIII (1909). En
1911-1912, il intervint dans l’affaire Durand. Il appuya en 1911 le mouvement
pour la réintégration des cheminots révoqués à la suite de la grève d’octobre
1910. Il intervint en février 1912 dans l’affaire Rousset, contre les bagnes
militaires.
Depuis 1904, A. France se proclamait socialiste. En
avril 1904, lorsque Jaurès lança l’Humanité,
l’écrivain réserva aux lecteurs du quotidien socialiste la primeur de Sur la pierre blanche qui
fut inséré en feuilleton, dès le premier numéro le 18 avril 1904. En 1906,
avait paru Vers les temps meilleurs,
recueil de discours, allocutions, lettres d’A. France depuis 1898, publiés par
Édouard Pelletan. A. France appuyait la politique du Parti socialiste ; il
prit part à la campagne contre la « loi de trois ans » (Voir sa
déclaration dans l’Humanité du
22 mai 1913, quelques jours avant la présentation du projet de loi à la
Chambre). Lors d’un voyage en Angleterre, à la fin 1913, sur invitation d’un
Comité d’écrivains, il proclama sa foi socialiste à une réunion de la
« Fabian Society » ; il prit la parole au meeting travailliste
international de Kingsway Hall où parlèrent notamment Jaurès, Vandervelde.
En 1914, A. France avait défendu les idées socialistes
lors des élections législatives d’avril-mai. Ami et admirateur de Jaurès, il
lui rendit hommage après son assassinat, dans l’Humanité du
2 août 1914.
Dès le début du conflit européen, A. France prit des
positions patriotiques. En septembre 1914, il protesta contre le bombardement
de la cathédrale de Reims (dans La
Guerre sociale, de G. Hervé, le 22 septembre) ; pour avoir
écrit qu’après la victoire future, on ne saurait user de représailles et que le
peuple français admettrait « dans son amitié l’ennemi vaincu », il
fut couvert d’injures, notamment par Barrès. A. France dut réaffirmer son
patriotisme (La Guerre sociale,
29 septembre). Le 29 septembre 1914, A. France, âgé de 70 ans,
écrivit au ministre de la Guerre pour lui demander de l’enrôler ; son
engagement ne fut pas accepté pour raisons médicales. À la Noël 1914, A. France
publia dans Le Petit Parisien un long
article patriotique. En janvier 1915, il protesta contre le bombardement de
Soissons ; le 9 mars 1915, il signa l’Appel des intellectuels
français contre le vandalisme allemand (avec Barrès, Gide, Mirbeau, A. de
Noailles, E. Rostand). En juin 1915, paraissait Sur
la voie glorieuse, recueil de textes écrits par A. France de la Noël
1914 à mai 1915, qui eut un grand retentissement ; le 14 juillet
1915, A. France écrivit encore « Debout pour la dernière guerre »
(pour The Book of France) et « À
ceux du front » pour Le
Petit Parisien. Le 1er novembre 1915, A. France publia
« Ce que disent nos morts ». Ce fut le dernier texte qu’il écrivit
célébrant l’union sacrée ; en août 1915, il avait déjà signé une pétition
contre la censure politique. Après la guerre, A. France renia violemment les
textes patriotiques qu’il avait écrits en 1914-1915 et désira qu’ils ne
figurent pas dans ses œuvres complètes : « [...] je me
laissai aller même à faire de petits discours aux soldats vivants ou morts que
je regrette comme la plus mauvaise action de ma vie », dira-t-il en 1923 (dans un
article sur La Houille rouge de
M. Corday). À partir de 1917, A. France s’interrogea sur la prolongation
du conflit ; il se montra partisan d’une paix de compromis (lettre de
février 1917 à Eug. Richtenberger, publiée en mars dans La Revue mensuelle de
Genève « ... À vrai dire cette aimable paix [la paix avec
victoire] peut se faire attendre. Mais nous ne sommes pas pressés ! La
guerre ne fait perdre à la France que dix mille hommes par jour ») ;
R. Rolland dit de cette lettre qu’elle « est la première
manifestation, bien timide encore, de cet esprit qui fut libre, contre la
prolongation de la guerre » (Journal
des années de guerre..., p. 1206). Le 29 juin 1917, A. France
protesta contre la censure politique dans la revue hebdomadaire fondée par
Robert Dell, journaliste anglais, correspondant du Manchester Guardian ami d’A. France, et
R. de Marmande, Les Nations,
dont le but était de lutter pour défendre les idées pacifistes (Dell fut
expulsé de France le 20 mai 1918). Cet article, intitulé « Pour la
liberté ! », repris dans Le
Pays, Le Journal du peuple, L’œuvre, fut relevé par R. Rolland dans
son Journal des années de guerre...,
(p. 1313) : « Le plus près de nos pensées, Anatole
France... Le seul effort qu’il ait fait a été d’écrire quelques lignes
inoffensives contre la censure. C’est assez pour mettre en repos sa
conscience. » À la fin 1918, A. France soutint les principes wilsoniens et il
participa au « Salut au président Wilson » lancé par l’Humanité (14 décembre).
En 1918-1919, A. France reprit le rôle de
l’intellectuel ami qu’il avait joué auprès du Parti socialiste d’avant 1914. En
avril 1918, il donna une lettre de témoignage en faveur de Ch. Rappoport,
déféré devant le Conseil de guerre pour « propos défaitistes », lettre
qui fut lue au procès le 3 juin. En mars 1919, au cours du procès de
l’assassin de Jaurès, R. Villain, il écrivit un article sur Jaurès dans l’Humanité (26 mars) qui
fut diffusé dans toutes les organisations ouvrières. Après le verdict
d’acquittement, il publia un bref article de protestation (4 avril) ;
le 6 avril, il était présent à la grande manifestation de protestation
lancée par l’Union des Syndicats et la Fédération socialiste de la Seine. Le
8 août 1919, au congrès des Syndicats d’instituteurs à Tours, il prononça
un long discours sur le problème de la réorganisation de l’enseignement
secondaire et le rôle de l’instituteur dans la formation des générations
futures (« Mes
amis, faites haïr la haine »).
À la veille des élections législatives de novembre
1919, le Parti socialiste demanda à A. France d’accepter d’être candidat dans
le troisième secteur de Paris ; A. France déclina cette offre, pour des
raisons de santé, dans une lettre à la 16e section de la Fédération de la Seine
(le 19 octobre 1919), affirmant sa foi dans l’avenir du socialisme. « ... je crois que le
socialisme est seul capable d’organiser un ordre stable, de garantir la paix
universelle, d’émanciper la conscience humaine et de renouveler enfin la
civilisation séculaire en la fondant non plus sur l’exploitation économique des
masses mais sur les puissances illimitées du travail collectif et du
libre-échange » (19 octobre 1919). Il signa l’appel du « Groupe
Clarté » en faveur des candidats du Parti socialiste (l’Humanité, 6 novembre 1919).
En février 1920, il protesta contre les poursuites intentées contre V. Cyril,
secrétaire du « Groupe Clarté » et le dessinateur A. Galbez pour leur
livre Les Crucifiés ; il protesta
en mars 1920 contre les poursuites intentées aux Jeunesses socialistes pour
leur action contre l’incorporation de la classe 20 ; le même mois, il
devint président du Comité pour les militants emprisonnés et inculpés du
« complot ». Il apporta son soutien à Caillaux après sa condamnation
en Haute Cour en avril 1920.
En 1919, H. Barbusse décida A. France à patronner le
mouvement « Clarté » pour une Internationale de la Pensée. En février
1917 déjà, R. Lefebvre avait réussi à intéresser A. France à un projet de
« revue internationale » ; mais celui-ci ne s’engagea pas avant
l’armistice. R. Rolland, de son côté, refusa de donner son nom, lorsqu’il
apprit par R. Lefebvre que H. Barbusse voulait faire entrer A. France, Edmond
Rostand, Maeterlinck et d’autres personnalités dont il réprouvait la
défaillance durant les hostilités (Voir le Journal
des années de guerre 1914-1919, à la date du 11 mars 1917 ; en
1919, R. Rolland refusa également d’adhérer au mouvement « Clarté »).
Membre du Comité d’initiative de « Clarté »
(avec H. Barbusse, G. Duhamel, V. Cyril, Vaillant-Couturier, Magd. Marx),
membre du Comité directeur international, A. France signa les manifestes de
lancement du mouvement, notamment « Le Devoir des intellectuels » (Le Populaire du
17 août 1919) qui parut dans l’Humanité du
20 août, sous le titre « L’Appel du Groupe « Clarté » »
annonçant la parution prochaine d’une revue et la formation de groupes devant
constituer une Internationale de la Pensée.
La fondation du « groupe Clarté » fut rendue
publique par Barbusse dans un article de l’Humanité du
10 mai 1919 ; il y annonçait que « des écrivains et des
artistes, répondant aux vœux ardents de quelques-uns d’entre eux, et à leur
grand devoir d’éducateurs et de guides, ont résolu de se grouper pour exercer
une action sociale », qu’ils étaient « d’accord sur
les principes essentiels d’une nette et claire doctrine : celle de
l’affranchissement des hommes ». Barbusse annonçait que les écrivains
français qui professaient ces idées, prenaient « conseil et
exemple du maître le plus admiré et le plus vénéré des lettres
françaises : Anatole France ».
A. France signa les premières déclarations du
« groupe Clarté » (où son nom figurait en premier), notamment contre
le Traité de Versailles (« Contre la paix injuste », l’Humanité, 22 juillet
1919), contre l’intervention en Russie, avec une protestation, signée avec H.
Barbusse, contre l’interdiction par le ministère de l’Intérieur d’une affiche
rédigée par le « groupe Clarté », « Aux Travailleurs manuels et
intellectuels » appelant à la défense de la Russie des Soviets (Le Populaire, 7 septembre
1919), contre le blocus de la Russie (« Un grand crime se commet. Nous
protestons », l’Humanité, 26 octobre
1919).
Si l’attitude d’Anatole France vis-à-vis de la Russie
soviétique a été de constante sympathie, la question de ses rapports avec le
communisme naissant est plus complexe. Il est certain qu’A. France fut aux
jours difficiles un des premiers intellectuels français connus à donner son
appui aux idées communistes après la scission de Tours de décembre 1920. Le
11 janvier 1921, l’Humanité titra
sur deux colonnes, en première page, « Anatole France affirme sa solidarité avec le
Parti socialiste SFIC » ; quelques jours plus tard, le
14 janvier, le journal publia une liste de personnes ayant apporté une
contribution financière au parti ; le nom d’A. France venait en tête avec
une somme de 50 francs (d’après Carter Jefferson, Le Lys Rouge, 1964) ; c’était Charles
Rappoport*, socialiste rallié à la IIIe Internationale et intime de France qui
aurait demandé ces 50 F à l’écrivain « pour une bonne action »,
puis lui aurait dit ensuite que c’était « pour le parti »,
« pour la bonne cause ». Paul Gsell, dans ses Derniers propos d’A.
France, écrivit : « C’est certainement sous l’influence de
M. Rappoport qui, dans ces derniers temps, a de plus en plus incliné
Anatole France au communisme » (p. 285). Le 14 août 1921, A.
France donna à l’Humanité un
« Appel au prolétariat » dénonçant l’intervention en Russie.
Cependant, contrairement à ce qui a été souvent affirmé, A. France ne donna
jamais son adhésion au Parti (Voir le commentaire qui est donné d’une allusion
de M. Thorez aux romans d’A. France dans les œuvres complètes, de M. Thorez, Livre
III, t. 11 : « Dans les dernières années de sa vie,
Anatole France fut membre du Parti communiste français » ;
Voir également ce que dit G. Cogniot dans un article de La Nouvelle Critique de
février 1952 : « C’est en toute clarté de conscience qu’il
fut membre du Parti socialiste unifié et, ensuite, du Parti communiste »). On
citera sur ce point le témoignage d’un homme qui connut France à ce moment,
celui de Marcel Cachin*, recueilli par Henriette Psichari en 1957 et rapporté
dans Des jours et des hommes : « Marcel
fut formel — écrit-elle — Anatole France était un familier de l’Humanité, où il venait souvent
nous voir. Il suivit le congrès de Tours avec passion et aussitôt après, il se
déclara avec nous, entièrement, totalement, sans arrière-pensée. Mais si vous
entendez le mot « adhérer » dans son sens actuel, évidemment
non ». »
Lorsqu’A. France alla à Stockholm pour recevoir son
Prix Nobel en décembre 1921, il prononça une phrase dénonçant le Traité de
Versailles que l’Humanité releva
particulièrement : « La plus horrible des guerres a été suivie d’un traité de paix qui ne
fut pas un traité de paix, mais la prolongation de la guerre. L’Europe en
périra, si enfin la raison n’entre pas dans ses conseils. »
D’après l’Humanité, il aurait déclaré au
correspondant du Politiken de
Copenhague, à propos de la révolution russe : « J’adore
Lénine : il travaille au progrès de l’humanité » (Pierre Calmettes rapporte qu’A.
France lui avait confié son admiration pour Lénine dans une lettre du
23 janvier 1920 en affirmant : « Mais c’est aujourd’hui que je
suis vraiment bolcheviste de cœur et d’âme. » Calmettes ajoute d’ailleurs :
« Mais j’avoue qu’en lisant cette profession de foi, je n’ai pu
l’accepter que comme le témoignage d’une crise momentanée de découragement et
de neurasthénie commençante. » La
grande passion d’A. France, p. 9). Le journal communiste ne se
trompa d’ailleurs pas sur le sens des déclarations d’A. France, déclarations de
sympathie mais non d’adhésion. « Notre vieux maître, s’il n’adhère
pas lui-même au PC (il n’adhère à aucun parti) est fort préoccupé d’être l’ami
de ceux qui représentent chez nous un peu de la grande idée russe. Il admire
Lénine et Trotsky, il s’intéresse à leurs actes et à leurs paroles, il
sympathise hautement avec ce prolétariat prestigieux qui bâtit une Russie
nouvelle... » (Amédée Dunois*, 20 février 1922). Le 18 février 1922, au
banquet de la Ligue des droits de l’Homme, A. France s’était adressé aussi bien
à ses « amis socialistes et communistes ».
L’attitude d’A. France vis-à-vis du bolchevisme changea à partir de 1922.
Le 17 mars 1922, il envoya un télégramme au gouvernement de Moscou pour protester
contre le procès imminent des socialistes-révolutionnaires : « Au nom de l’humanité, au nom
des intérêts supérieurs de l’humanité, n’exercez pas sur des adversaires
politiques des actes qui pourraient être interprétés comme une vengeance. Vous
porteriez ainsi un préjudice irréparable à la cause de la libération des
travailleurs du monde » (le télégramme fut reproduit dans la
presse). En juillet 1922, Maxime Gorki qui n’était pas alors rallié au
bolchevisme, adressa de Berlin une lettre à A. France pour lui demander
d’intervenir de nouveau auprès du pouvoir soviétique au sujet des socialistes
révolutionnaires ; celui-ci dans une lettre ouverte (10 juillet)
s’associa à l’appel de Gorki en faveur des accusés tout en prenant ses
distances sur le fond de l’affaire.
A. France publia ce même mois dans l’Humanité, sous forme d’une
lettre à M. Cachin, un article sur le roman de son ami Michel
Corday*, Les Hauts Fourneaux, article qui
contenait la phrase qui allait connaître un retentissement prodigieux : « On croit mourir pour la
patrie ; on meurt pour des industriels » (18 juillet 1922).
Cependant, depuis l’affaire du procès des SR [Socialistes Révolutionnaires] A. France
n’était plus considéré comme un allié aussi sûr par le Parti. On lui demanda
encore, comme à quelques autres intellectuels, une déclaration de sympathie
pour la Révolution russe à l’occasion de son cinquième anniversaire ; ce
fut son « Salut aux Soviets » qui parut le 8 novembre 1922
dans l’Humanité avec ce
commentaire, (« cet
hommage prend à nos yeux, aux yeux de tous les révolutionnaires, une valeur
inestimable »). Ce fut sa dernière prise de position publique en faveur de la Russie
soviétique. A. France fut également sollicité lors de la campagne de
protestation lancée par le PC pour la libération d’André Marty* condamné à
vingt ans de travaux forcés à la suite de la révolte de la Mer
Noire ; l’Humanité publia
le 30 novembre 1922 une déclaration d’A. France dont une des phrases
servait de titre : « Il est beau qu’un soldat désobéisse à
des ordres criminels. »
À partir de 1923, A. France s’éloigna du PC et du
communisme. Rappelons que le IVe congrès de l’Internationale communiste avait,
à la fin 1922, proclamé l’incompatibilité entre l’appartenance à la Ligue des
droits de l’Homme et l’appartenance au PC, et demandé que les éléments non
révolutionnaires soient exclus du PC. Bien que l’Humanité du
1er janvier 1923, sous la plume d’Amédée Dunois*, ait affirmé : « Ai-je besoin d’ajouter qu’il
n’est pas vrai que Séverine et Anatole France seront invités à ne plus se parer
du titre de communistes », il est hors de doute qu’A. France s’éloigna
du communisme dès la fin 1922. Déjà, lors du banquet offert par la Ligue des
droits de l’Homme à l’occasion du Prix Nobel de l’écrivain (18 février
1922), l’Humanité avait pris ses
distances en écrivant que « les communistes ne seront pas très
nombreux à cette manifestation ». En octobre 1922, A. France donna son appui
à Henry Dumay (qui dirigeait depuis 1919 l’hebdomadaire Le Progrès civique) lors du
lancement du Quotidien dont
les conseillers politiques étaient Ferdinand Buisson, Aulard et P. Renaudel
(premier numéro en juin 1923). Le 11 mars 1923, A. France participa aux
cérémonies du centenaire d’E. Renan, organisées par les associations laïques et
républicaines au Trocadéro. Il se prononçait, en préparation des législatives
de 1924, en faveur d’un rapprochement entre socialistes et républicains de
gauche.
En avril 1923, paraissait dans La République la préface
qu’A. France avait écrite pour La
Houille rouge de M. Corday (28 avril). En mai 1923, il
affirmait une nouvelle fois son idéal pacifiste dans un message aux femmes
américaines de la « Good Will Delegation ».
En avril 1924, A. France reçut pour son 80e
anniversaire une consécration que peu d’écrivains connurent de leur
vivant. L’Humanité ne manqua pas de
faire un panégyrique de l’écrivain dans lequel on rappelait son amitié pour
Jaurès, son admiration pour Lénine ainsi que ses réticences vis-à-vis de la
révolution (13 avril). Au lendemain de la victoire du Cartel des Gauches qu’il
avait souhaitée, il assista, déjà malade, à la manifestation organisée en son
honneur au Trocadéro le 24 mai 1924 par la Ligue de l’Enseignement. Il y
prononça ses dernières paroles publiques, consacrées à la défense de la paix.
France mourut à la Béchellerie, le 12 octobre
1924. Le gouvernement lui fit faire des funérailles nationales, le
18 octobre. De nombreuses délégations socialistes, (mais non communistes)
avec leurs drapeaux rouges, accompagnèrent le char funèbre, du quai Malaquais
au cimetière de Neuilly. Le Parti communiste célébra l’écrivain, M. Cachin
rappela qu’il fut « sympathisant
du socialisme, voire du communisme [...]. Nous devons à la vérité de dire que
dans les dernières années, le grand écrivain s’abstint de participer à l’action
communiste » (l’Humanité, 16 octobre).
Dans cette atmosphère d’unanimité, le pamphlet lancé
par les surréalistes, « Un Cadavre » (octobre 1924) fit scandale. Les
proches et les amis d’A. France s’attachèrent à perpétuer la mémoire de
l’écrivain et à faire connaître son œuvre. M. Corday, à qui France avait
confié ses manuscrits inédits, réunit en 1925 les Dernières pages inédites d’Anatole France,
et fonda en 1932 « Le Lys rouge », « groupe d’admirateurs d’A.
France ». De 1925 à 1935 parut chez Calmann-Lévy une grande édition
illustrée en 25 volumes des œuvres
complètes d’A. France. Une nouvelle édition des œuvres complètes a été
établie par les soins du Cercle du Bibliophile (1969-1971) avec des préfaces et
notices de Jacques Suffel et la seule réunion complète de Trente ans de vie sociale,
préface et notes de Cl. Aveline.
En 1944, les autorités d’Occupation voulurent célébrer le centenaire de la
naissance de France, mais celui-ci n’eut pas lieu à cause de la résistance
passive opposée par son petit-fils, Lucien Psichari. Le centenaire fut célébré
en 1945 comme une manifestation de la Libération, par la Société Anatole
France, présidée par Claude Aveline*. En 1947 fut inauguré à Paris le
« Quai Anatole-France ».
Après 1945, le Parti communiste qui revendiquait l’héritage du rationalisme
du XIXe siècle ne manqua pas de faire sa place à Anatole France et de rappeler
son adhésion au communisme naissant. Sympathisant de la Révolution russe et des
idées communistes jusqu’en 1922, A. France, qui n’avait jamais adhéré au parti
communiste, s’en éloigna cependant à cette date pour revenir à des positions
proches de celles des socialistes et des républicains de gauche. »
Source Maitron : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article114065
P.P
C'est toujours un plaisir de recevoir et de lire les articles du blog de la Maison d'Ecole. Celui sur Anatole FRANCE est passionnant.
RépondreSupprimerCompliments et nos encouragements à toute l'équipe et nos meilleurs voeux pour 2019.
Marie-Claude et Marc LAUQUIN CHALON.