Il
y a 80 ans, la guerre d’Espagne
Première partie
Libertad :
de Saragosse à l’école de filles de Navilly
Libertad Medon-Navarro
Libertad
a 16 ans en 1939, elle est la fille de Joachina Medon-Navarro, née le 30 mai 1903 à Médiana en Aragon (Espagne) et de Manuel
Lazaro. Libertad et son frère subiront la tragédie des enfants de républicains
espagnols expatriés durant la guerre civile. Voici son histoire…
En octobre 1936, les nationalistes du général
Franco entament le siège de Madrid. Les avions de la Luftwaffe larguent leurs
bombes sur la ville. L’évacuation des enfants madrilènes s’organise aussitôt.
Des trains, des taxis, des camions, des voitures particulières sont
réquisitionnés et 50 000 enfants seront ainsi déplacés vers les régions
contrôlées par la République (le Levant et la Catalogne). Dans les mois qui
suivent, les franquistes progressent vers le nord obligeant les républicains à
solliciter l’aide des pays étrangers pour accueillir les enfants…
Le premier sauvetage aura lieu le 20 mars
1937 : 450 enfants rejoignent l’île d’Oléron, 72 autres partent pour
l’URSS. Après le bombardement de Guernica du 26 avril 1937 et la chute de
Bilbao le 17 juin, 4 000 enfants basques embarquent sur le Habana pour le Royaume-Uni, juste après
le départ de Bordeaux, à destination de
Morelia via Veracruz, de 451 enfants, plus tard appelés les « enfants de
Morélia ».
Au total, ce premier exode concerna
30 000 enfants : 20 000 furent accueillis en France, 5 000
en Belgique, 4 000 en Grande-Bretagne, 2895 en URSS, 463 au Mexique, 430
en Suisse, 100 au Danemark, pour le principal. Cette évacuation qui devait être
temporaire se transforma en exil
définitif pour beaucoup à la suite de la défaite républicaine.
La tragédie n’était pas terminée pour autant,
à ce nombre, il convient d’ajouter les 68 000 autres enfants qui
quittèrent l’Espagne avec leur famille lors de l’exode de 1939 (1).
On estime toutefois à 20 000 le nombre
de ceux qui rentrèrent en Espagne à la fin de la Deuxième Guerre mondiale.
Seuls le Mexique et l’URSS s’opposèrent aux demandes de retour du régime
franquiste. Les « enfants de Russie » attendront la première
expédition d’Odessa de septembre 1956… En 2010, il restait encore sur le sol
russe, 171 survivants parmi les enfants d’Espagne de 1937 (2).
Fuir
les horreurs de la guerre
Les exactions commises de part et d’autres
poussent une partie de la population hors des frontières espagnoles. C’est
ainsi que Libertad, jeune fille originaire de Saragosse, issue d’une famille
républicaine, rejoint la France en compagnie de sa mère et de son frère pour
terminer son périple à Navilly (71).
Le récit de Libertad débute dans la nuit du
18 au 19 juillet 1936, un an avant l’offensive de Saragosse et ses combats
meurtriers. Saragosse est alors « nationaliste » et les chemises bleu
marine occupent la rue avec violence.
La bataille de Saragosse, dont le but était
la conquête de la capitale provinciale par les républicains, eut lieu entre le
23 août et le 7 septembre 1937. Les combats se déroulèrent le long du front
d'Aragon, mais à la suite de l’échec des Républicains et de l'impossibilité
d'avancer plus loin dans les autres secteurs, les combats se concentrèrent
autour du village de Belchite cité dans le récit. Ce village connut des
affrontements extrêmement violents mais la ville de Saragosse resta fermement
aux mains des nationalistes.
Cette période suit celle du récit inachevé de
Libertad et on peut supposer qu’elle correspond à l’exode de la mère et des
enfants vers le nord de l’Espagne puis vers la France. Ils arrivent tous trois à
Navilly en janvier 1939.
Ce n’est qu’en avril de cette année-là que la
directrice de l’école où est scolarisée Libertad lui demande de coucher ses
souvenirs de la guerre civile sur le papier d’un cahier d’écolière. L’écrivit-elle
de sa main ou quelqu’un l’écrivit-il sous la dictée ?
Ce récit attire immédiatement l’attention des
élèves de l’école et de leurs familles si bien que les autorités publiques
instruisent l’affaire. C’est ainsi que les documents sur lesquels nous nous
appuyons seront versées dans un dossier à titre de pièces à conviction (3).
Toute chose n’est apparemment pas bonne à dire en 1939 en France. Chacun se
fera son opinion à la lecture et à l’analyse de ces documents historiques qui
comportent probablement d’un côté, une part affective importante et de l’autre,
une interprétation politique qui ne l’est pas moins.
Récit de Libertad
Medon-Navarro
Communiqué de presse
de la généralité de Catalogne, décembre 1937
Note du sous-Préfet
de Chalon-sur-Saône
Le destin de Libertad :
Calama (Chili)
La famille avait perdu tout contact avec le
père qui continua le combat jusqu’à la fin, le 1er avril 1939. Ils
se retrouvèrent enfin, six jours avant le départ du Winnipeg (4), bateau qui les emmena
vers le Chili, à Calama, fin de leur périple, où ils arrivèrent le 3 septembre
1939.
Article
de Jean-Michel Hureau, petit-fils de Libertad Medon-Navarro, 16 décembre 2003
pour l’association Francochilenos et bellaciao.org.
« Comme ils ne voulaient pas venir à Santiago, nous avons décidé
d’aller les rejoindre à Calama pour Noël. Je parle des arrières grands-parents
de mes enfants. Octogénaires, bon pied, bon œil, l’esprit sain, vif et intact.
Redoutables ! Dernière étape,
Calama, où les grands-parents nous attendaient. Finalement, le grand-père et
moi finissons par récupérer les filles. Le soir m’attendait mon lit en
portefeuille, soigneusement préparé par la grand-mère et Gaby. Mais comme elle
me fait le coup régulièrement, cette fois, je n’ai pas réagi et c’est elle qui
ne s’est endormie qu’à deux heures du matin. C’est fou comme elle aime les
blagues répétitives d’étudiant boutonneux ! Veillée de Noël dignement
fêtée, cadeaux à foison, bien ! Mais si nous avons fait 1600 bornes pour
voir les grands-parents, c’est quand même que ça vaut le détour, alors, je vais
essayer d’expliquer pourquoi, parce que, chacun dans leur genre, ce sont de
sacrés phénomènes. (…)
La
Grand- Mère
D’abord,
elle s’appelle Libertad. Étrange
nom, n’est-ce pas ? Tout le monde l’appelle Liber. Son père, espagnol et
républicain convaincu, l’a donc affublée de ce nom. Alors qu’il était capitaine dans les milices républicaines
et combattait les troupes franquistes, il dût se réfugier en France après la
défaite, en ayant perdu tout contact avec sa famille. Sa femme, avec ses
enfants, était aussi réfugiée en France, et avec acharnement, le rechercha et
le retrouva au Boulou. Elle avait pris avec elle une valise où se trouvaient
les vêtements de rechange nécessaires afin qu’il soit présentable. Il prit le
train pour Bordeaux pour demander du travail au maire de l’époque, que
connaissait vaguement son frère. Le maire lui dit : « Ne cherche pas
de travail, reste ici, dans deux semaines, tu en auras ». Il le mit alors
en contact avec Pablo Neruda, qui
avait été nommé Consul Spécial pour les réfugiés espagnols par le président
Pedro Aguirre Cerda qui lui avait dit : « Tu vas aller sauver ces
gens car le Chili en a besoin ». Et c’est ainsi que le père est devenu le
secrétaire de Neruda pour l’embarquement du « Winnipeg » qui amena au
Chili, officiellement 2500, mais en réalité entre 3500 et 4000 réfugiés
espagnols. Pendant ce temps, la mère et ses enfants étaient dans un camp de réfugiés à Navilly sur Saône, et quand il a appris
cette nouvelle à Neruda, 6 jours avant le départ du bateau, il s’est fait
incendier et a été probablement l’un des premiers espagnols à connaître la
signification du mot « Huevón ». Le « Winnipeg » est arrivé
le 3 septembre 1939 avec la famille au complet, quelques jours avant le
déclenchement de la deuxième Guerre Mondiale (5). Un mois de traversée sur un bateau qui transportait notamment
Leopoldo Castedo, auteur d’une encyclopédie du Chili et Roser Bru, peintre et
premier prix des Arts Chiliens (6).
Le
Grand-Père
Alors
là, c’est autre chose. Galicien, il est têtu comme un breton ! Mais d’une
sagesse infinie. Il se définit lui-même comme « un hombre de pocas
palabras ». Il fait partie de cette race des Grands Bâtisseurs. Ingénieur
civil sans diplôme, autodidacte, maître d’œuvre, une santé de fer et un
caractère en béton. (..) Je
reviendrai donc seul à Santiago en voiture, les bourgeoises en avion, et Gaby
reviendra plus tard en avion bien accompagné puisqu’encadré de sa grand-tante,
Ximena Vidal, une des 120 députés de la République Chilienne, et de son mari,
Ramón Farías, le maire de l’Illustre Municipalité de San Joaquín. Deux jours de
voiture avec une halte à La Serena et me voici de retour à la maison, où
m’attend une excellente nouvelle. J’ai obtenu la résidence définitive et je
vais enfin pouvoir sortir de la clandestinité ! On est tous ravis de ce Noël à
Calama et d’avoir fait réellement plaisir aux grands-parents. Il ne nous reste
plus qu’à fêter comme il se doit, la nouvelle année.
À tous les Francochilenos et aux autres,
j’adresse mes meilleurs voeux pour 2004. Que cette année soit pour vous symbole
de réussite personnelle et professionnelle.
¡ SALUD ! »
Les
réfugiés arrivés au Chili il y a 80 ans sur ce bateau affrété par Pablo Neruda,
se sont réunis une dernière fois le mercredi 2 septembre 2009, invités par
Michelle Bachelet à la Moneda : « les survivants du Winnipeg » (7).
Prochain article : la guerre d'Espagne (suite) : Célestin Freinet et les réfugiés de Vence
Prochain article : la guerre d'Espagne (suite) : Célestin Freinet et les réfugiés de Vence
(1) : Verónica Sierra Blas
(Sierra Blas, 2009, 2016).
(2) : Pilar Bonet,
« Los últimos “niños de la guerra” », El País, 9/05/2010.
(3) : Cahiers et notes
administratives conservés aux AD71 sous la cote 2 Z 16.
(4) : Le Winnipeg en
1939 :
(5) : Le nom des membres
de la famille figure dans les notices individuelles d’espagnols embarqués sur
le Winnipeg (U.G.T de Espana) à destination du Chili sous la cote
F/7/14737-S.I.V Archives Nationales. Figure aussi sous la même cote un
exemplaire du journal de bord « 2000 del Winnipeg » d’août 1939.
(6) : Dans un témoignage,
la petite fille de Roser Bru, qui fait partie des 10 000 descendants
des passagers de ce bateau, parle d’un « bateau de l’espoir ». Même
si, après le coup d’Etat d’Augusto Pinochet en septembre 1973, plusieurs
réfugiés espagnols pro Salvador Allende, ont dû fuir à nouveau. Elle rappelle
l’importance de Neruda qui « a eu
l’intelligence de mélanger non seulement des professionnels techniciens
qualifiés, mais aussi des intellectuels. C’est un bateau extrêmement
symbolique, […] il ramène aussi au Chili un groupe de personnes qui va faire
beaucoup de bien au développement culturel, industriel, politique et social au
Chili. »
Pour ces raisons, l’histoire du Winnipeg est
célébrée en Amérique latine, alors qu’elle est très peu connue et reconnue en
Europe, en France, voire à Pauillac où, à l’occasion d’une discrète cérémonie
en 2017 (la seule et la première), hommage a été rendu à cette unique opération
humanitaire (https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Lodyssee-oubliee-refugies-Winnipeg-2017-08-01-1200866910 ).
Pour
aller plus loin :
- Biographie de Jose
Baron Carreno dans
le Dictionnaire du mouvement ouvrier et social, Le Maitron (http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article195600).
- Le n°153 du Bulletin d’information de
l’Amicale des Anciens Guérilleros Espagnols en France (FFI) en partenariat avec
l’IRHS-CGT Midi-Pyrénées (AAGEF-153-mars-2019.pdf).
- Le Sang des Espagnols. Mourir à Paris, éditions Espagne au cœur,
connaître ou reconnaître l’histoire des soldats réfugiés espagnols qui
participèrent à la Résistance puis à la libération de Toulouse à Paris, Henry
Farreny Del Bosque.
-
Christian Peschang, IHS71-Réfugiés-Espagnols.pdf
- Un pédagogue en guerres, Emmanuel Saint-Fuscien, Editions Perrin, 256
pages, août 2017.
-
N°116 et 169 de la Physiophile, article de Roger Marchandeau.
P.P
Bonjour,
RépondreSupprimerJ'avais vu l'archive à Macon, mais votre analyse et les renseignements supplémentaires sont très interressants,
Merci