Confinés ou confits ?..
Ne pas confondre
"L'alcool, voilà
l'ennemi".
Le confinement
que nous subissons est marqué par une augmentation notable de la consommation
de substances luttant - soi-disant - contre le stress (alcool, tabac,
psychotropes). Même si les alcooliers Pernod-Ricard et Bacardi ont converti une
partie de leur production en gel hydroalcoolique ces derniers temps, il est bon
de rappeler que la lutte contre l’alcool fut, autrefois, une cause nationale,
comme le fut la lutte contre la tuberculose. Retour sur une croisade scolaire.
Durant
la dernière décennie du XIXème siècle, un tableau antialcoolique est mis à la
disposition des écoles. Déjà par le titre, l’accent était mis sur la gravité du
mal. D'une façon mélodramatique, la plus grande illustration de la carte
invitait les élèves à comparer un homme, avant et après l'alcoolisme :
d’apparence d’abord respectable, cette dernière s’était dégradée, avec des
traits tirés, des cheveux hirsutes, des yeux effarés et, on ne sait par quel
sortilège, de noirs qu’ils étaient, devenus verts, couleur du fléau de
l’époque, la « fée verte » : l’absinthe… (1)
A
la belle époque, l’iconographie, en général, représentait l’alcoolique sous les
traits d’un homme du peuple ivrogne, non pas sous ceux d’une femme, ni d’un adolescent,
rarement sous ceux d’un bourgeois. On prétendait faire admettre ainsi que
l’alcoolisme était un vice ou une tare sociale qui atteignait l’ouvrier plutôt
que le « col blanc ».
Enseigner
une morale pratique, depuis l’Ecole Normale d’Instituteurs ou d’Institutrices
jusqu’à l’Ecole primaire élémentaire, « faire
sentir » aux enfants « les
tristes suites des vices dont ils ont parfois l’exemple sous les yeux, en leur
inspirant autant de compassion pour les victimes du mal que d’horreur pour le
mal lui-même », voilà quels devaient être les premiers buts à
atteindre, selon le rapport d’une commission ministérielle, réunie en 1895.
Or,
depuis 1870, en France, on commençait de substituer au mot
« ivrognerie », celui d’ « alcoolisme », désignant
une maladie que l’on tentait d’étudier objectivement. Aussi, comme s’il s’était
conformé à de précédentes instructions ministérielles, l’auteur de la carte
murale a exposé au moyen de descriptions frappantes, les altérations
progressives apportées par l’intoxication alcoolique aux organes de
l’homme : estomac, foie, cœur, reins. Les mêmes instructions souhaitaient
aussi que l’attention des enseignants, à l’Ecole Normale, fût attirée sur « les différents alcools, sur leurs
essences, sur leur degré de toxicité », par des leçons de chimie.
Comme pour interpréter de
semblables directives, le panneau scolaire conçu par le docteur
Galtier-Boissière nous rend compte, en deux séries verticales de trois
gravures, d’une expérience réalisée avec deux cobayes : l’un fut assez
heureux de ne recevoir qu’une injection de ce vin de raisin que le contexte
comprend parmi les « boissons naturelles », comme le cidre, le poiré,
la bière ; l’autre sujet fut bien malheureux de recevoir une injection
d’une boisson dite « industrielle » et représentée par une bouteille
d’apéritif, d’absinthe, de cognac, de marc, de rhum ou de kirsch. Alors que le
premier animal survécut à son ébriété, l’autre fut atteint de convulsions, puis
succomba. D’où cette pseudo-justification des titres : les boissons
naturelles sont « bonnes prises modérément » et les boissons
industrielles « mauvaises même prises en petites quantités ». On
continue de croire, comme le docteur Galtier-Boissière, que les boissons
fermentées sont hygiéniques et qu’on peut en encourager la consommation à
raison d’un litre par jour. Le vin reste considéré comme un médicament et un
reconstituant. Des buvards publicitaires, distribués dans les écoles, indiquent
toujours qu’un litre de vin à 12 degrés équivaut à 850 grammes de lait, 370
grammes de pain, 585 grammes de viande ou cinq œufs.
En
mars 1897 encore, la commission
ministérielle s’obstinait à voir dans les « alcools
d’industrie », « les plus
actifs agents de l’intoxication alcoolique », comme si elle n’était
pas causée surtout par le même alcool éthylique, également poison à la même
dose apportée par les boissons alcoolisées, quelles qu’elles fussent. Les
esprits semblaient obnubilés par un préjugé favorable au vin et aux boissons
parées du qualificatif de « naturelles ».
Toutefois,
les attaques renouvelées contre la pernicieuse absinthe et ses essences
toxiques étaient amplement justifiées. Elles devinrent salutaires puisqu’en
1915, on finit par en interdire la fabrication et la vente en France. Malgré
tout, une interrogation demeure : la propagande contre l’alcoolisme, suggérée
au corps enseignant, ignorait-elle que le vin était le principal agent de ce
fléau en France ? On devait admettre vers 1970, qu’il l’était encore, dans
70% des cas environ, avant que la consommation de la bière doublât chez nous.
Or,
en 1914, la production française de vin avait triplé par rapport à ce qu’elle
avait été en 1815, peut-être aidée en cela par la production de nos colonies
d’Afrique du Nord. Quand un programme d’enseignement de la morale demandait à
l’instituteur ou à l’institutrice de se référer à une « triste
réalité », comment ne l’aurait-il pas amèrement découverte et critiquée,
chez quelques parents de leurs élèves, clients trop assidus du marchand de vin
voisin ? D’où le courroux de celui-ci, rappelé par le journal satirique
« l’Assiette au beurre » dans un dessin plaisant. Bras croisés,
sourcils froncés, un négociant en vin lance à sa pauvrette de cliente, la frêle
fillette du maître d’école : « Tu
diras à ton père que je ne peux plus lui faire crédit… ça l’apprendra à
détourner ma clientèle en faisant aux adultes des conférences sur
l’alcoolisme ! ».
Il
fallait se rendre à l’évidence, déjà la commission de 1897 avait fait allusion
aux progrès de l’alcoolisme « dans
toutes les classes sociales », chez les femmes elles-mêmes et à ses « effrayants progrès chez les
enfants », puis elle constatait que la consommation, enfin calculée
globalement, des boissons alcoolisées en France, équivalait annuellement, par
personne, à une absorption moyenne de 13,8 litres d’alcool pur, c’est-à-dire de
21 litres par adulte d’au moins 20 ans. A noter qu’un pic a été atteint en 1961
avec 26 litres par individu âgé de plus de 15 ans pour retomber à 11,8 litres
en 2012 (source OFDT, Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies).
Créée en 1905, la Ligue nationale contre l’Alcoolisme invita à fonder à l’école
« des sections de tempérance ».
En
1916, par une circulaire, le gouvernement prescrit que « l’enseignement antialcoolique sera donné dans toutes les écoles
primaires et secondaires » et qu’il « sera sanctionné dans tous les examens ». Alors, pendant
au moins un demi-siècle, des candidats ou des candidates à l’examen du
Certificat d’Etudes Primaires furent appelés à réfléchir sur des questions posées sur l’alcoolisme. Une circulaire de
1916 menaçait de renvoi de l’Université l’enseignant « assez peu soucieux de sa dignité personnelle pour choir dans
l’intempérance ». Ainsi, officiellement, l’alcoolisme restait un vice.
Il
fallu attendre les années 50 pour que le panneau traditionnel
antialcoolique semblât périmé et il fit
place à des dessins plus sobres, mis en couleurs contrastées, avec des légendes
succinctes, souvent réduites à un slogan, sans chercher à uniquement moraliser,
en faisant allusion au respect de la famille mais aussi à des impératifs
surtout de santé et de sécurité. Plus de mélodrame donc, ni d’images choquantes
pour des enfants. Paradoxalement et dans le même temps, la réclame pour les
alcools continuait dans les écoles sans contrôle des autorités…
Créé
en 1954 par le Gouvernement, un Haut Comité d’Etude et d’Information sur l’alcoolisme
devait faire bénéficier la jeunesse notamment, d’une propagande accrue contre
l’alcoolisme. Il l’a protégée de celui-ci en limitant l’usage des boissons
alcoolisées, depuis 1956, dans les cantines et internats scolaires, où elles
furent désormais seulement servies aux élèves de plus de 14 ans qui le
désiraient, sous forme de 1/8 de litre de vin coupé d’eau et titrant 3°
d’alcool, à chaque repas, ou sous forme de bière et de cidre léger.
Cette orientation a véritablement
débutée en 1954, appuyée par le chef du gouvernement d’alors Pierre Mendès France.
Le « verre de lait » de Mendès France, pour « être studieux, forts et vigoureux, buvez du lait ! »,
a marqué la mémoire collective. En décrétant la distribution dans les écoles, d’un
morceau de sucre et d’un verre de lait à la récréation, le Président du Conseil
souhaitait lutter contre la dénutrition et l’alcoolisme des enfants. Ses
détracteurs l’ont bien sûr accusé d’électoralisme en faisant ainsi un cadeau
aux producteurs de lait… Mendès n’était-il pas élu en Normandie !
La
lutte a continué jusqu’à l’interdiction de l’alcool dans les établissements
scolaires. Le magazine des jeunes coopérateurs « Amis-Coop » consacra
son numéro 188 de juillet 1977 à cette cause. Il avait consacré son numéro 171
de février 1976 à l’alcoolo-tabagisme en exposant un problème sérieux : la
lutte
contre le tabagisme, mais ceci est une autre histoire…
En attendant
les jours meilleurs, à votre santé quand même… mais avec modération !
(1)
: Ce que dit vraiment ce panneau scolaire :
Le contexte :
Depuis 1873, année de promulgation des
« lois Théophile Roussel » réprimant l’ivresse publique, les
représentants des ligues de tempérance réclament une action énergique du
gouvernement en matière de lutte contre l’alcoolisme. En 1895, ils obtiennent de
Raymond Poincaré, alors ministre de l’Instruction publique, qu’un enseignement
sur les dangers de l’alcool « au point de vue de l’hygiène, de la morale,
de l’économie sociale et politique » occupe une place officielle au
programme, au même titre que le français et les mathématiques. Des médecins
viennent sensibiliser les instituteurs et les normaliens, et introduisent dans
les classes tout un matériel antialcoolique allant des affiches aux tableaux
muraux en passant par les buvards, les bons points et les manuels de lecture
courante.
L’image :
Ce tableau mural, évoqué par Marcel
Pagnol dans La Gloire de mon père, a été conçu par le docteur
Galtier-Boissière. Fondé sur une pédagogie de la peur, il présente le même
homme avant et après les ravages de l’alcoolisme. Il compare aussi les organes
sains aux viscères abîmés par l’alcool, laissant supposer que
l’« ivrogne » ne saurait guérir. Tant qu’il est sobre, le personnage
est correctement vêtu. Sa moustache est lissée, et ses cheveux soigneusement
peignés ; ses entrailles comme son cerveau ont bel aspect. Devenu
intempérant, l’homme se néglige. Il a laissé pousser sa barbe, et ses cheveux,
plus rares, ne sont pas coiffés. Des rides profondes sillonnent son visage. Il
ne porte plus de cravate, le col de sa chemise est ouvert. À l’intérieur c’est
pire : l’estomac s’est ulcéré, une dégénérescence graisseuse a affecté le
cœur et les reins, le buveur est victime d’une méningite. Cependant, comme en
témoigne cette planche, qui oppose également, sur les bords du cadre, bonnes
« boissons naturelles » et mauvais « alcools industriels »,
pour les médecins de l’époque, tous les breuvages ne sont pas nocifs. Le vin,
la bière, le cidre et le poiré, obtenus par fermentation, ne rendent malades ni
l’humain ni la souris cobaye. En revanche, l’alcool de grain, de betterave ou
de pomme de terre tue rapidement le buveur comme le rongeur.
Interprétation :
Cette distinction, infondée
scientifiquement, entre boissons hygiéniques et alcools industriels perdurera
durant encore un demi-siècle. Jusqu’aux années 1950, seules les boissons
distillées sont déconseillées. Le corps médical français continue de croire,
comme le docteur Galtier-Boissière, que les boissons fermentées sont
hygiéniques et qu’on peut en encourager la consommation à raison d’un litre par
jour. Le vin reste considéré comme un médicament et un reconstituant. Des
buvards publicitaires, distribués dans les écoles, indiquent toujours qu’un
litre de vin à 12 degrés équivaut à 850 grammes de lait, 370 grammes de pain,
585 grammes de viande ou cinq œufs. Seuls quelques membres de ligues
antialcooliques écrivent régulièrement dans la presse que « les buveurs de
pinard sont aussi des alcooliques ».
Comme l’indique la présence de ce tableau dans les salles de classe, l’école
est, durant la première moitié du XXe siècle, le principal lieu de
prévention de l’alcoolisme. Sous la Troisième République, les responsables
de l’Instruction publique sont convaincus que c’est en apprenant la sobriété et
la tempérance à la jeunesse qu’ils réussiront à atteindre les parents pour
modifier leur comportement.
Sources et bibliographie :
- Cent ans d’Ecole, par le groupe de travail de la Maison d’Ecole
- Lettres d’institutrice rurales d’autrefois, Ida Berger (enquête de
F. Sarcey,1897)
- Histoire de France au Cours moyen, Grimal et Moreau, Paris, 1969
- L’alcoolisme, Pierre Harichaux et Jean humbert, Paris, 1960
- L’alcoolisme, Georges Malignac, 1975
- Alcool et santé, revues n° 1 et 2 de 1979
- Bulletins de l’Instruction primaire de Saône-et-Loire, années 1895,
1897, 1917
P.P
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