jeudi 23 avril 2020

Les confinés finiront-ils confits ?



Confinés ou confits ?..
Ne pas confondre



Tableau mural « L’alcool, voilà l’ennemi », Galtier-Boissière, 1900, détail (collection musée)



"L'alcool, voilà l'ennemi".

Le confinement que nous subissons est marqué par une augmentation notable de la consommation de substances luttant - soi-disant - contre le stress (alcool, tabac, psychotropes). Même si les alcooliers Pernod-Ricard et Bacardi ont converti une partie de leur production en gel hydroalcoolique ces derniers temps, il est bon de rappeler que la lutte contre l’alcool fut, autrefois, une cause nationale, comme le fut la lutte contre la tuberculose. Retour sur une croisade scolaire.




Tableau mural « L’alcool, voilà l’ennemi », docteur Galtier-Boissière, 1900 (collection musée)



Durant la dernière décennie du XIXème siècle, un tableau antialcoolique est mis à la disposition des écoles. Déjà par le titre, l’accent était mis sur la gravité du mal. D'une façon mélodramatique, la plus grande illustration de la carte invitait les élèves à comparer un homme, avant et après l'alcoolisme : d’apparence d’abord respectable, cette dernière s’était dégradée, avec des traits tirés, des cheveux hirsutes, des yeux effarés et, on ne sait par quel sortilège, de noirs qu’ils étaient, devenus verts, couleur du fléau de l’époque, la « fée verte » : l’absinthe… (1)



« L'Alcool voilà l'ennemi », affiche dessinée par Frédéric Christol, 1910 (BNF)



A la belle époque, l’iconographie, en général, représentait l’alcoolique sous les traits d’un homme du peuple ivrogne, non pas sous ceux d’une femme, ni d’un adolescent, rarement sous ceux d’un bourgeois. On prétendait faire admettre ainsi que l’alcoolisme était un vice ou une tare sociale qui atteignait l’ouvrier plutôt que le « col blanc ».

Enseigner une morale pratique, depuis l’Ecole Normale d’Instituteurs ou d’Institutrices jusqu’à l’Ecole primaire élémentaire, « faire sentir » aux enfants « les tristes suites des vices dont ils ont parfois l’exemple sous les yeux, en leur inspirant autant de compassion pour les victimes du mal que d’horreur pour le mal lui-même », voilà quels devaient être les premiers buts à atteindre, selon le rapport d’une commission ministérielle, réunie en 1895.



« L’ivrogne » protège-cahier, avant 1900 (collection musée)



Or, depuis 1870, en France, on commençait de substituer au mot « ivrognerie », celui d’  « alcoolisme », désignant une maladie que l’on tentait d’étudier objectivement. Aussi, comme s’il s’était conformé à de précédentes instructions ministérielles, l’auteur de la carte murale a exposé au moyen de descriptions frappantes, les altérations progressives apportées par l’intoxication alcoolique aux organes de l’homme : estomac, foie, cœur, reins. Les mêmes instructions souhaitaient aussi que l’attention des enseignants, à l’Ecole Normale, fût attirée sur « les différents alcools, sur leurs essences, sur leur degré de toxicité », par des leçons de chimie.



Campagne nationale, Société Française contre l’alcoolisme, 1916 (collection privée)



Comme pour interpréter de semblables directives, le panneau scolaire conçu par le docteur Galtier-Boissière nous rend compte, en deux séries verticales de trois gravures, d’une expérience réalisée avec deux cobayes : l’un fut assez heureux de ne recevoir qu’une injection de ce vin de raisin que le contexte comprend parmi les « boissons naturelles », comme le cidre, le poiré, la bière ; l’autre sujet fut bien malheureux de recevoir une injection d’une boisson dite « industrielle » et représentée par une bouteille d’apéritif, d’absinthe, de cognac, de marc, de rhum ou de kirsch. Alors que le premier animal survécut à son ébriété, l’autre fut atteint de convulsions, puis succomba. D’où cette pseudo-justification des titres : les boissons naturelles sont « bonnes prises modérément » et les boissons industrielles « mauvaises même prises en petites quantités ». On continue de croire, comme le docteur Galtier-Boissière, que les boissons fermentées sont hygiéniques et qu’on peut en encourager la consommation à raison d’un litre par jour. Le vin reste considéré comme un médicament et un reconstituant. Des buvards publicitaires, distribués dans les écoles, indiquent toujours qu’un litre de vin à 12 degrés équivaut à 850 grammes de lait, 370 grammes de pain, 585 grammes de viande ou cinq œufs. 



Tableau mural « Ni alcool ni air confiné », Galtier-Boissière, 1900  (collection musée)



En mars 1897 encore, la  commission ministérielle s’obstinait à voir dans les « alcools d’industrie », « les plus actifs agents de l’intoxication alcoolique », comme si elle n’était pas causée surtout par le même alcool éthylique, également poison à la même dose apportée par les boissons alcoolisées, quelles qu’elles fussent. Les esprits semblaient obnubilés par un préjugé favorable au vin et aux boissons parées du qualificatif de « naturelles ».



Planche didactique de J.B Lecerf, 1900 (CANOPE)



Toutefois, les attaques renouvelées contre la pernicieuse absinthe et ses essences toxiques étaient amplement justifiées. Elles devinrent salutaires puisqu’en 1915, on finit par en interdire la fabrication et la vente en France. Malgré tout, une interrogation demeure : la propagande contre l’alcoolisme, suggérée au corps enseignant, ignorait-elle que le vin était le principal agent de ce fléau en France ? On devait admettre vers 1970, qu’il l’était encore, dans 70% des cas environ, avant que la consommation de la bière doublât chez nous.



Panneau mural « L’alcool empoisonne lentement » (collection musée)



Or, en 1914, la production française de vin avait triplé par rapport à ce qu’elle avait été en 1815, peut-être aidée en cela par la production de nos colonies d’Afrique du Nord. Quand un programme d’enseignement de la morale demandait à l’instituteur ou à l’institutrice de se référer à une « triste réalité », comment ne l’aurait-il pas amèrement découverte et critiquée, chez quelques parents de leurs élèves, clients trop assidus du marchand de vin voisin ? D’où le courroux de celui-ci, rappelé par le journal satirique « l’Assiette au beurre » dans un dessin plaisant. Bras croisés, sourcils froncés, un négociant en vin lance à sa pauvrette de cliente, la frêle fillette du maître d’école : « Tu diras à ton père que je ne peux plus lui faire crédit… ça l’apprendra à détourner ma clientèle en faisant aux adultes des conférences sur l’alcoolisme ! ».



« L’assiette au beurre » (Cent ans d’Ecole)



Il fallait se rendre à l’évidence, déjà la commission de 1897 avait fait allusion aux progrès de l’alcoolisme « dans toutes les classes sociales », chez les femmes elles-mêmes et à ses « effrayants progrès chez les enfants », puis elle constatait que la consommation, enfin calculée globalement, des boissons alcoolisées en France, équivalait annuellement, par personne, à une absorption moyenne de 13,8 litres d’alcool pur, c’est-à-dire de 21 litres par adulte d’au moins 20 ans. A noter qu’un pic a été atteint en 1961 avec 26 litres par individu âgé de plus de 15 ans pour retomber à 11,8 litres en 2012 (source OFDT, Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies). Créée en 1905, la Ligue nationale contre l’Alcoolisme invita à fonder à l’école « des sections de tempérance ».



Livret d’Anti-alcoolisme Dupuy, édition 1920 (collection privée)



En 1916, par une circulaire, le gouvernement prescrit que « l’enseignement antialcoolique sera donné dans toutes les écoles primaires et secondaires » et qu’il « sera sanctionné dans tous les examens ». Alors, pendant au moins un demi-siècle, des candidats ou des candidates à l’examen du Certificat d’Etudes Primaires furent appelés à réfléchir sur des questions  posées sur l’alcoolisme. Une circulaire de 1916 menaçait de renvoi de l’Université l’enseignant « assez peu soucieux de sa dignité personnelle pour choir dans l’intempérance ». Ainsi, officiellement, l’alcoolisme restait un vice.






Il fallu attendre les années 50 pour que le panneau traditionnel antialcoolique  semblât périmé et il fit place à des dessins plus sobres, mis en couleurs contrastées, avec des légendes succinctes, souvent réduites à un slogan, sans chercher à uniquement moraliser, en faisant allusion au respect de la famille mais aussi à des impératifs surtout de santé et de sécurité. Plus de mélodrame donc, ni d’images choquantes pour des enfants. Paradoxalement et dans le même temps, la réclame pour les alcools continuait dans les écoles sans contrôle des autorités…



Protège-cahier publicitaire Cordial-Médoc, années 50 (collection privée)

Protège-cahier publicitaire Cordial-Médoc, années 50 (collection privée)



Créé en 1954 par le Gouvernement, un Haut Comité d’Etude et d’Information sur l’alcoolisme devait faire bénéficier la jeunesse notamment, d’une propagande accrue contre l’alcoolisme. Il l’a protégée de celui-ci en limitant l’usage des boissons alcoolisées, depuis 1956, dans les cantines et internats scolaires, où elles furent désormais seulement servies aux élèves de plus de 14 ans qui le désiraient, sous forme de 1/8 de litre de vin coupé d’eau et titrant 3° d’alcool, à chaque repas, ou sous forme de bière et de cidre léger.












Cette orientation a véritablement débutée en 1954, appuyée par le chef du gouvernement d’alors Pierre Mendès France. Le « verre de lait » de Mendès France, pour « être studieux, forts et vigoureux, buvez du lait ! », a marqué la mémoire collective. En décrétant la distribution dans les écoles, d’un morceau de sucre et d’un verre de lait à la récréation, le Président du Conseil souhaitait lutter contre la dénutrition et l’alcoolisme des enfants. Ses détracteurs l’ont bien sûr accusé d’électoralisme en faisant ainsi un cadeau aux producteurs de lait… Mendès n’était-il pas élu en Normandie !




Pierre Mendès France






La lutte a continué jusqu’à l’interdiction de l’alcool dans les établissements scolaires. Le magazine des jeunes coopérateurs « Amis-Coop » consacra son numéro 188 de juillet 1977 à cette cause. Il avait consacré son numéro 171 de février 1976 à l’alcoolo-tabagisme en exposant un problème sérieux : la
lutte contre le tabagisme, mais ceci est une autre histoire…






 En attendant les jours meilleurs, à votre santé quand même… mais avec modération !



Buvards publicitaires après 1950 (collection musée)

Buvards publicitaires après 1950 (collection musée)

Buvards publicitaires après 1950 (collection musée)



(1) : Ce que dit vraiment ce panneau scolaire :

Le contexte :
Depuis 1873, année de promulgation des « lois Théophile Roussel » réprimant l’ivresse publique, les représentants des ligues de tempérance réclament une action énergique du gouvernement en matière de lutte contre l’alcoolisme. En 1895, ils obtiennent de Raymond Poincaré, alors ministre de l’Instruction publique, qu’un enseignement sur les dangers de l’alcool « au point de vue de l’hygiène, de la morale, de l’économie sociale et politique » occupe une place officielle au programme, au même titre que le français et les mathématiques. Des médecins viennent sensibiliser les instituteurs et les normaliens, et introduisent dans les classes tout un matériel antialcoolique allant des affiches aux tableaux muraux en passant par les buvards, les bons points et les manuels de lecture courante.

L’image :
Ce tableau mural, évoqué par Marcel Pagnol dans La Gloire de mon père, a été conçu par le docteur Galtier-Boissière. Fondé sur une pédagogie de la peur, il présente le même homme avant et après les ravages de l’alcoolisme. Il compare aussi les organes sains aux viscères abîmés par l’alcool, laissant supposer que l’« ivrogne » ne saurait guérir. Tant qu’il est sobre, le personnage est correctement vêtu. Sa moustache est lissée, et ses cheveux soigneusement peignés ; ses entrailles comme son cerveau ont bel aspect. Devenu intempérant, l’homme se néglige. Il a laissé pousser sa barbe, et ses cheveux, plus rares, ne sont pas coiffés. Des rides profondes sillonnent son visage. Il ne porte plus de cravate, le col de sa chemise est ouvert. À l’intérieur c’est pire : l’estomac s’est ulcéré, une dégénérescence graisseuse a affecté le cœur et les reins, le buveur est victime d’une méningite. Cependant, comme en témoigne cette planche, qui oppose également, sur les bords du cadre, bonnes « boissons naturelles » et mauvais « alcools industriels », pour les médecins de l’époque, tous les breuvages ne sont pas nocifs. Le vin, la bière, le cidre et le poiré, obtenus par fermentation, ne rendent malades ni l’humain ni la souris cobaye. En revanche, l’alcool de grain, de betterave ou de pomme de terre tue rapidement le buveur comme le rongeur.

Interprétation :
Cette distinction, infondée scientifiquement, entre boissons hygiéniques et alcools industriels perdurera durant encore un demi-siècle. Jusqu’aux années 1950, seules les boissons distillées sont déconseillées. Le corps médical français continue de croire, comme le docteur Galtier-Boissière, que les boissons fermentées sont hygiéniques et qu’on peut en encourager la consommation à raison d’un litre par jour. Le vin reste considéré comme un médicament et un reconstituant. Des buvards publicitaires, distribués dans les écoles, indiquent toujours qu’un litre de vin à 12 degrés équivaut à 850 grammes de lait, 370 grammes de pain, 585 grammes de viande ou cinq œufs. Seuls quelques membres de ligues antialcooliques écrivent régulièrement dans la presse que « les buveurs de pinard sont aussi des alcooliques ».

Comme l’indique la présence de ce tableau dans les salles de classe, l’école est, durant la première moitié du XXe siècle, le principal lieu de prévention de l’alcoolisme. Sous la Troisième République, les responsables de l’Instruction publique sont convaincus que c’est en apprenant la sobriété et la tempérance à la jeunesse qu’ils réussiront à atteindre les parents pour modifier leur comportement.

Sources et bibliographie :

- Cent ans d’Ecole, par le groupe de travail de la Maison d’Ecole
- Lettres d’institutrice rurales d’autrefois, Ida Berger (enquête de F. Sarcey,1897)
- Histoire de France au Cours moyen, Grimal et Moreau, Paris, 1969
- L’alcoolisme, Pierre Harichaux et Jean humbert, Paris, 1960
- L’alcoolisme, Georges Malignac, 1975
- Alcool et santé, revues n° 1 et 2 de 1979
- Bulletins de l’Instruction primaire de Saône-et-Loire, années 1895, 1897, 1917


P.P

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