On
a brûlé le Père Noël !
Dijon,
le 23 décembre 1951
Mais
que s’est-il passé en ce Noël 1951 ?
Il y a des faits divers qui marquent les
mémoires mais peut-on réellement parler de fait divers en ce 23 décembre 1951 ?
Ce jour-là, on fit brûler le Père Noël sur le parvis de la cathédrale de Dijon…
Le vieux grand-père barbu et assurément païen avait été suspendu à la porte
principale de la cathédrale Saint-Bénigne devant plusieurs centaines d’enfants
des Patronages catholiques…
La presse régionale et
nationale est sous le choc. Une dépêche de France-Soir titre le 24 décembre
1951 : « Devant les enfants des patronages, le Père Noël a été brûlé sur
le parvis de la cathédrale de Dijon »
« Le Père
Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé
publiquement sur le parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en
présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été
décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme
usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de
s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande.
On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques
d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de
l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé, comme beaucoup
d’innocents, une faute dont s’étaient rendus coupable ceux qui applaudiront à
son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué [du clergé dijonnais] a été publié dont voici l’essentiel :
« Représentant tous les foyers
chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants,
groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père
Noël.
Il ne s’agissait pas d’une
attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en
holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux
chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres
disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du
Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de
Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur. »
L’exécution du Père Noël sur le parvis de la
cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs
commentaires même chez les catholiques. D’ailleurs, cette manifestation
intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs. L’affaire
partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël, assassiné
hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, à dix-huit
heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il
convoquait les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait
du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des
projecteurs. »
En effet, le
chanoine Kir (Félix Kir, chanoine élu à la tête de la ville de 1945 à sa mort
en 1968, appartenant à l’église séculière), député-maire de Dijon, ne partagea
pas la décision du clergé. Il ne prit pas parti directement dans cette délicate
affaire. Il demanda cependant à un sapeur-pompier dijonnais déguisé en Père
Noël de marcher sur le toit de la mairie le lendemain 24 décembre. Ce
spectacle, ritualisé depuis 1951, vit ensuite le Père Noël saluer les
spectateurs et donner des cadeaux aux plus jeunes. La première « couverture »
télévisée de cette nouvelle tradition eut lieu en 1968. On vit, pour la
première fois à la télévision, le Père Noël traverser le toit de la mairie de
Dijon et descendre par la Tour Philippe le Bon, belle revanche pour un mort !
Le 26 décembre, un débat s’organise
dans les colonnes de l’hebdomadaire Carrefour sous le titre « Accusé Père
Noël, levez-vous ! ». Gilbert Cesbron, catholique convaincu, dans un
réquisitoire s’exclame : « Des jouets ? Oh oui ! Mais que
la crèche passe avant la cheminée ! », ce à quoi René Barjavel répond
dans son plaidoyer : « Laissons à l’enfance émerveillée son vieux
magicien barbu ».
En 1951, le Père Noël
représente tous les maux possibles pour cette église encore largement
traditionaliste que le concile Vatican II tentera d’ouvrir au monde dans les
années 60 : païen, hérétique, usurpateur et mercantile. Mercantile !
Voilà peut-être un terme sur lequel les extrêmes pourraient se rejoindre… (1)
Il reste que le Père Noël fut
jugé et brûlé en place publique pour paganisme et hérésie. Rien d’étonnant si l’on
considère, comme certains, que Noël est né païen bien avant de goûter au
paganisme en 1951. Les romains lors de la dernière nuit des Saturnales (23
décembre), abolissant les barrières sociales, n’avaient pas encore entendu
parler du Sauveur mais s’échangeaient des cadeaux au cours de leurs bacchanales.
Cet autodafé fut l’occasion pour Claude Lévi-Strauss, célèbre anthropologue, de
publier le superbe article : Le Père
Noël Supplicié (2).
Le Père Noël et l’école
Est-il
autorisé de fêter Noël dans nos écoles publiques ? Peut-on installer un sapin
dans notre école laïque ? Peut-on y chanter des chants de Noël à la chorale ? Et
qu’en est-il du marché de Noël ? La réponse doit bien se trouver dans les
textes officiels.
« Lorsqu’un établissement public d’enseignement
souhaite célébrer une fête sécularisée, comme par exemple la fête de Noël, il
est nécessaire de s’assurer que la manifestation ne s’accompagne, sauf
circonstances particulières, de l’installation d’aucun signe ou emblème à
caractère religieux et, ainsi, n’exprime pas la reconnaissance d’un culte ni ne
marque une préférence religieuse. » Source : Vademecum
Laïcité – Fiche n°16 – Eduscol
Donc les fêtes de Noël à l’école font partie de la
tradition, mais sans les symboles religieux, Noël étant une fête sécularisée, on
peut la fêter de manière laïque en installant un sapin (les instructions précisent
toutefois que « Le
sapin, symbole d’une fête largement laïcisée, peut être installé à condition
qu’il ne revête aucun caractère cultuel dans sa présentation ou dans sa
décoration »), faire venir un Père Noël, chanter Le Petit Renne au Nez Rouge, vive le vent, Noël blanc, Petit garçon.
Mais on ne doit pas évoquer ou représenter Jésus, Marie, Joseph, la crèche,
l’âne et le bœuf, ni chanter des chants religieux (Il est né le divin
enfant, Entre le bœuf et l’âne gris, Minuit chrétien ou Minuit ! Chrétiens)
ni les chants profanes qui racontent la naissance de Jésus d’ailleurs (La Belle Histoire d’Henri
Dès ou Bonjour Madame Marie d’Anne Sylvestre…).
Du reste, Il n’y a pas que l’école qui soit soumise aux
mêmes exigences de neutralité, les municipalités le sont aussi : elles n’ont
notamment pas le droit d’installer de crèche… même si cela fait débat dans certaines
régions, mais elles peuvent installer des sapins, illuminer les rues et y faire
circuler des Pères Noël !
(1) :
« Aux origines du Père
Noël, on retrouve… Saint-Nicolas ! Ce personnage, qui veille sur les enfants,
est célébré depuis des siècles dans de nombreux pays européens. Pendant
longtemps, lui seul donnait les cadeaux le 6 décembre, jour de la fête des
Nicolas. Au XIXe siècle, les Européens émigrent aux États-Unis et emportent
avec eux ce Saint-Nicolas, traduit en « Santa Klaus ». Mais la remise des
offrandes passe au 25 décembre, pour coïncider avec la fête de la nativité.
Dans les années 1930, Coca-Cola se sert de ce Père Noël sur ses affiches de pub
aux États-Unis et à l’international. Sans pour autant évincer en Europe le
Saint-Nicolas, également barbu et replet, et toujours très célébré en Allemagne
ou dans l’est de la France. »Nicolas
Berrod, Le Parisien, 2018.
(2) :
« Le
jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de l’actualité; pas
un journal qui ne commentât l’incident, certains même – comme France-Soir déjà
cité et, on le sait, le plus fort tirage de la presse française – allant
jusqu’à lui consacrer l’éditorial. D’une façon générale, l’attitude du clergé
dijonnais est désapprouvée; à tel point, semble-t-il, que les autorités
religieuses ont jugé bon de battre en retraite, ou tout au moins d’observer une
réserve discrète; on dit pourtant nos ministres divisés sur la question. Le ton
de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il
est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants
en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs
pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il
ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux
enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. Quoi qu’il en
soit, ces réactions sont si unanimes qu’on ne saurait douter qu’il y ait, sur
ce point, un divorce entre l’opinion publique et l’Église. Malgré le caractère
minime de l’incident, le fait est d’importance, car l’évolution française
depuis l’Occupation avait fait assister à une réconciliation progressive d’une
opinion largement incroyante avec la religion : l’accession aux conseils
gouvernementaux d’un parti politique aussi nettement confessionnel que le
M.R.P. en fournit une preuve. Les anticléricaux traditionnels se sont
d’ailleurs aperçu [sic] de l’occasion inespérée qui leur était offerte :
ce sont eux, à Dijon et ailleurs, qui s’improvisent protecteurs du Père Noël
menacé. Le Père Noël, symbole de l’irreligion, quel paradoxe ! Car, dans cette
affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit critique
avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les
gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à
suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous
sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide
évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi
ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion
d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même
d’un culte; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres
formes de la vie religieuse; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations
d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations
visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces
matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à
leur attribuer une valeur significative.
Depuis
trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue
à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur
inconnue avant-guerre [sic]. Il est certain que ce développement, tant par son
importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un
résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi,
on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou
sur les artères principales, illuminés la nuit; les papiers d’emballage
historiés pour cadeaux de Noël; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de
les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire; les
quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les
places et les rues; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir
les suppliques des enfants dans les grands magasins. Tous ces usages qui
paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français
visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de
l’incompatibilité foncière entre les deux mentalités, se sont implantés et
acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à
méditer pour l’historien des civilisations.
Dans
ce domaine, comme aussi dans d’autres, on est en train d’assister à une vaste
expérience de diffusion, pas très différente sans doute de ces phénomènes
archaïques que nous étions habitués à étudier d’après les lointains exemples du
briquet à piston ou de la pirogue à balancier. Mais il est plus facile et plus
difficile à la fois de raisonner sur des faits qui se déroulent sous nos yeux
et dont notre propre société est le théâtre. Plus facile, puisque la continuité
de l’expérience est sauvegardée, avec tous ses moments et chacune de ses
nuances; plus difficile aussi, car c’est dans de telles et trop rares occasions
qu’on s’aperçoit de l’extrême complexité des transformations sociales, même les
plus ténues; et parce que les raisons apparentes que nous prêtons aux
événements dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des causes
réelles qui nous y assignent un rôle.
Ainsi,
il serait trop simple d’expliquer le développement de la célébration de Noël en
France par la seule influence des États-Unis. L’emprunt est un fait, mais il ne
porte que très incomplètement ses raisons avec lui. Énumérons rapidement celles
qui sont évidentes : il y a davantage d’Américains en France, qui
célèbrent Noël à leur manière; le cinéma, les « digests » et les
romans américains, certains reportages aussi des grands journaux, ont fait
connaître les mœurs américaines, et celles-ci bénéficient du prestige qui
s’attache à la puissance militaire et économique des États-Unis; il n’est même
pas exclu que le plan Marshall ait directement ou indirectement favorisé
l’importation de quelques marchandises liées aux rites de Noël. Mais tout cela
serait insuffisant à expliquer le phénomène. Des coutumes importées des
États-Unis s’imposent même à des couches de la population qui ne sont pas
conscientes de leur origine; les milieux ouvriers, où l’influence communiste
discréditerait plutôt tout ce qui porte la marque made in U.S.A., les adoptent
aussi volontiers que les autres. En plus de la diffusion simple, il convient
donc d’évoquer ce processus si important que Kroeber, qui l’a identifié
d’abord, a nommé diffusion par stimulation (stimulation diffusion) :
l’usage importé n’est pas assimilé, il joue plutôt le rôle de catalyseur;
c’est-à-dire qu’il suscite, par sa seule présence, l’apparition d’un usage
analogue qui était déjà présent à l’état potentiel dans le milieu secondaire.
Illustrons ce point par un exemple qui touche directement à notre sujet.
L’industriel fabricant de papier qui se rend aux États-Unis, invité par ses
collègues américains ou membre d’une mission économique, constate qu’on y
fabrique des papiers spéciaux pour emballages de Noël; il emprunte cette idée,
c’est un phénomène de diffusion. La ménagère parisienne qui se rend dans la
papeterie de son quartier pour acheter le papier nécessaire à l’emballage de
ses cadeaux aperçoit dans la devanture des papiers plus jolis et d’exécution
plus soignée que ceux dont elle se contentait; elle ignore tout de l’usage
américain, mais ce papier satisfait une exigence esthétique et exprime une
disposition affective déjà présentes, bien que privées de moyen d’expression.
En l’adoptant, elle n’emprunte pas directement (comme le fabricant) une coutume
étrangère, mais cette coutume, sitôt connue, stimule chez elle la naissance
d’une coutume identique.
En
second lieu, il ne faudrait pas oublier que, dès avant la guerre, la
célébration de Noël suivait en France et dans toute l’Europe une marche
ascendante. Le fait est d’abord lié à l’amélioration progressive du niveau de
vie; mais il comporte aussi des causes plus subtiles. Avec les traits que nous
lui connaissons, Noël est essentiellement une fête moderne et cela malgré la
multitude de ses caractères archaïsants. L’usage du gui n’est pas, au moins immédiatement,
une survivance druidique, car il paraît avoir été remis à la mode au moyen âge.
Le sapin de Noël n’est mentionné nulle part avant certains textes allemands du XVIIe siècle; il passe en
Angleterre au XVIIIe siècle, en France au XIXe seulement.
Littré paraît mal le connaître, ou sous une forme assez différente de la nôtre
puisqu’il le définit (art. Noël) comme se disant « dans quelques pays,
d’une branche de sapin ou de houx diversement ornée, garnie surtout de bonbons
et de joujoux pour donner aux enfants, qui s’en font une fête ». La
diversité des noms donnés au personnage ayant le rôle de distribuer des jouets
aux enfants : Père Noël, Saint Nicolas, Santa Claus, montre aussi qu’il
est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype ancien partout
conservé.
Mais
le développement moderne n’invente pas : il se borne à recomposer de
pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais
complètement oubliée. Si, pour Littré, l’arbre de Noël est presque une
institution exotique, Cheruel note de façon significative, dans son Dictionnaire
Historique des Institutions, Mœurs et Coutumes de la France (de l’aveu même de
son auteur, un remaniement du dictionnaire des Antiquités Nationales de Sainte
Palaye, 1697-1781) : « Noël… fut, pendant plusieurs siècles et jusqu’à
une époque récente (c’est nous qui soulignons), l’occasion de réjouissances de
famille »; suit une description des réjouissances de Noël au XIIIe siècle,
qui paraissent ne céder en rien aux nôtres. Nous sommes donc en présence d’un
rituel dont l’importance a déjà beaucoup fluctué dans l’histoire; il a connu
des apogées et des déclins. La forme américaine n’est que le plus moderne de
ces avatars.
Soit
dit en passant, ces rapides indications suffisent à montrer combien il faut,
devant des problèmes de ce type, se défier des explications trop faciles par
appel automatique aux « vestiges » et aux « survivances ».
S’il n’y avait jamais eu, dans les temps préhistoriques, un culte des arbres
qui s’est continué dans divers usages folkloriques, l’Europe moderne n’aurait
sans doute pas « inventé » l’arbre de Noël. Mais – comme on l’a
montré plus haut – il s’agit bien d’une invention récente. Et cependant, cette
invention n’est pas née à partir de rien. Car d’autres usages médiévaux sont
parfaitement attestés : la bûche de Noël (devenue pâtisserie à Paris)
faite d’un tronc assez gros pour brûler toute la nuit; les cierges de Noël,
d’une taille propre à assurer le même résultat; la décoration des édifices
(depuis les Saturnalia romaines sur lesquelles nous reviendrons) avec des
rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin; enfin, et sans relation aucune
avec Noël, les Romans de la Table Ronde font état d’un arbre surnaturel tout
couvert de lumières. Dans ce contexte, l’arbre de Noël apparaît comme une
solution syncrétique, c’est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences
jusqu’alors données à l’état disjoint : arbre magique, feu, lumière
durable, verdure persistante. Inversement, le Père Noël est, sous sa forme
actuelle, une création moderne; et plus récente encore la croyance (qui oblige
le Danemark à tenir un bureau postal spécial pour répondre à la correspondance
de tous les enfants du monde) qui le domicilie au Groenland, possession
danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de rennes. On dit
même que cet aspect de la légende s’est surtout développé au cours de la
dernière guerre, en raison du stationnement de certaines forces américaines en
Islande et au Groenland. Et pourtant les rennes ne sont pas là par hasard,
puisque des documents anglais de la Renaissance mentionnent des trophées de
rennes promenés à l’occasion des danses de Noël, cela antérieurement à toute
croyance au Père Noël et plus encore à la formation de sa légende.
De
très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres sont introduits,
on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des
usages anciens. Il n’y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait
appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël. Pourquoi donc suscite-t-elle
une pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père Noël que
se concentre l’animosité de certains ?
Le
Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses
fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver.
On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme
bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans
quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie
religieuse? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende
compte de son origine et de ses fonctions; et ce n’est pas non plus un
personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En
fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et
défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la
famille des divinités; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à
certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières; il
récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge
de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à
caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité
véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent
leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand
nombre de mystifications.
Le
Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les
petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet
égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les
ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de
passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous
une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient
exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la
croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se
réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des
jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon
surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne
pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des
Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et masqués
incarnent des dieux et des ancêtres; ils reviennent périodiquement visiter leur
village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on
s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous
le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même
famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan :
Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les
mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à des
« katchina » punitives aient abouti à exalter le personnage
bienveillant du Père Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif
et rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la même
condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes
d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le
Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à
un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer.
Il
est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés
humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs
cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la
visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à
leur sagesse; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert
utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte
période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. Mais ce
simple énoncé suffit à faire éclater les cadres de l’explication utilitaire.
Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent
si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie
et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les
limiter? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement
une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants; c’est, dans
une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les
deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes – sapin,
houx, lierre, gui – dont nous décorons nos maisons. Aujourd’hui luxe gratuit,
elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange entre
deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre,
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a
gooding c’est-à-dire quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les
donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la
même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la
Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes,
enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés.
Or,
il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas
toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément
leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent.
Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont
nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature
humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils
les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence? Oui, sans
doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel; car il y a une
autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe
explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes,
dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales.
Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie
après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels
se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina
venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les
enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des
katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les
représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont
exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les
intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est
parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification,
parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue
une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques
et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui
sont morts. Et les morts sont les enfants.
Nous
croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites
d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux
groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de
privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations
négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est
un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et
l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent
intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité
de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se
répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des
super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui
personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à
ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser
et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous
éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où
les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie
initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière
l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts
et vivants.
Nous
sommes arrivés à la conclusion qui précède par une analyse purement
synchronique de la fonction de certains rituels et du contenu des mythes qui
servent à les fonder. Mais une analyse diachronique nous aurait conduit [sic]
au même résultat. Car il est généralement admis par les historiens des
religions et par les folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se
trouve dans cet Abbé de Liesse, Abbas Stultorum, Abbé de la Malgouverné qui
traduit exactement l’anglais Lord of Misrule, tous personnages qui sont, pour
une durée déterminée, rois de Noël et en qui on reconnaît les héritiers du roi
des Saturnales de l’époque romaine. Or, les Saturnales étaient la fête des larvae
c’est-à-dire des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le
vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant d’images
symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants; le Julebok scandinave,
démon cornu du monde souterrain porteur de cadeaux aux enfants; Saint Nicolas
qui les ressuscite et les comble de présents, enfin les katchina, enfants
précocement morts qui renoncent à leur rôle de tueuses d’enfants pour devenir
alternativement dispensatrices de châtiments ou de cadeaux. Ajoutons que, comme
les katchina, le prototype archaïque de Saturne est un dieu de la germination.
En fait, le personnage moderne de Santa Claus ou du Père Noël résulte de la
fusion syncrétique de plusieurs personnages : Abbé de Liesse,
évêque-enfant élu sous l’invocation de Saint Nicolas, Saint Nicolas même, à la
fête duquel remontent directement les croyances relatives aux bas, aux souliers
et aux cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre; la Saint Nicolas a
lieu le 6 décembre; les évêques-enfants étaient élus le jour des Saints
Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre. Le Jul scandinave était célébré en
décembre. Nous sommes directement renvoyés à la libertas decembris dont parle
Horace et que, dès le XVIIIe siècle, du Tillot avait invoquée pour
relier Noël aux Saturnales.
Les
explications par survivance sont toujours incomplètes; car les coutumes ne
disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause
s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une
fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler. Si nous avons
donné aux Indiens Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c’est
précisément parce que l’absence de toute relation historique concevable entre
leurs institutions et les nôtres (si l’on excepte certaines influences espagnoles
tardives, au XVIIe siècle) montre bien que nous sommes en présence,
avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de
formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales
de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne
contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et
dépourvu de signification; mais elles fournissent un matériel comparatif utile
pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes.
Il
n’est pas étonnant que les aspects non chrétiens de la fête de Noël ressemblent
aux Saturnales, puisqu’on a de bonnes raisons de supposer que l’Église a fixé
la date de la Nativité au 25 décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour
substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient primitivement
le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendaient sur sept jours,
c’est-à-dire jusqu’au 24. En fait, depuis l’Antiquité jusqu’au moyen âge, les
« fêtes de décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord la
décoration des édifices avec des plantes vertes; ensuite les cadeaux échangés,
ou donnés aux enfants; la gaîté et les festins ; enfin la fraternisation entre
les riches et les pauvres, les maîtres et les serviteurs.
Quand
on analyse les faits de plus près, certaines analogies de structure également
frappantes apparaissent. Comme les Saturnales romaines, la Noël médiévale offre
deux caractères syncrétiques et opposés. C’est d’abord un rassemblement et une
communion : la distinction entre les classes et les états est
temporairement abolie, esclaves ou serviteurs s’asseyent à la table des maîtres
et ceux-ci deviennent leurs domestiques; les tables, richement garnies, sont
ouvertes à tous; les sexes échangent les vêtements. Mais en même temps, le
groupe social se scinde en deux : la jeunesse se constitue en corps
autonome, elle élit son souverain, abbé de la jeunesse, ou, comme en Écosse, abbot
of unreason; et, comme ce titre l’indique, elle se livre à une conduite
déraisonnable se traduisant par des abus commis au préjudice du reste de la
population et dont nous savons que, jusqu’à la Renaissance, ils prenaient les
formes les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre. Pendant
la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double
rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé et ces deux caractères
sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives. Le personnage de l’Abbé
de Liesse effectue une sorte de médiation entre ces deux aspects. Il est
reconnu et même intronisé par les autorités régulières; sa mission est de
commander les excès tout en les contenant dans certaines limites. Quel rapport
y a-t-il entre ce personnage et sa fonction, et le personnage et la fonction du
Père Noël, son lointain descendant?
Il
faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et le point
de vue structural. Historiquement, nous l’avons dit, le Père Noël de l’Europe
occidentale, sa prédilection pour les cheminées et pour les chaussures, résultent
purement et simplement d’un déplacement récent de la fête de Saint Nicolas,
assimilée à la célébration de Noël, trois semaines plus tard. Cela nous
explique que le jeune abbé soit devenu un vieillard; mais seulement en partie,
car les transformations sont plus systématiques que le hasard des connexions
historiques et calendaires ne réussirait à le faire admettre. Un personnage
réel est devenu un personnage mythique; une émanation de la jeunesse,
symbolisant son antagonisme par rapport aux adultes, s’est changée en symbole
de l’âge mûr dont il traduit les dispositions bienveillantes envers la
jeunesse; l’apôtre de l’inconduite est chargé de sanctionner la bonne conduite.
Aux adolescents ouvertement agressifs envers les parents se substituent les
parents se cachant sous une fausse barbe pour combler les enfants. Le médiateur
imaginaire remplace le médiateur réel, et en même temps qu’il change de nature,
il se met à fonctionner dans l’autre sens.
Écartons
tout de suite un ordre de considérations qui ne sont pas essentielles au débat
mais qui risquent d’entretenir la confusion. La « jeunesse » a
largement disparu, en tant que classe d’âge, de la société contemporaine (bien
qu’on assiste depuis quelques années à certaines tentatives de reconstitution
dont il est trop tôt pour savoir ce qu’elles donneront). Un rituel qui se
distribuait jadis entre trois groupes de protagonistes : petits enfants,
jeunesse, adultes, n’en implique plus aujourd’hui que deux (au moins en ce qui
concerne Noël) : les adultes et les enfants. La « déraison » de
Noël a donc largement perdu son point d’appui; elle s’est déplacée, et en même
temps atténuée : dans le groupe des adultes elle survit seulement, pendant
le Réveillon au cabaret et, durant la nuit de la Saint Sylvestre, sur Time
Square. Mais examinons plutôt le rôle des enfants.
Au
moyen âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente expectative la
descente de leurs jouets par la cheminée. Généralement déguisés et formés en
bandes que le vieux français nomme, pour cette raison, « guisarts »,
ils vont de maison en maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en
échange des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort pour
faire valoir leur créance. Ainsi au XVIIIe siècle, en Écosse ils chantent ce
couplet :
Rise
up, good wife, and be no’ swier (lazy)
To
deal your bread as long’s you’re here;
The
time will come when you’ll be dead,
And
neither want nor meal nor bread [1]
Si
même nous ne possédions pas cette précieuse indication, et celle, non moins
significative, du déguisement qui transforme les acteurs en esprits ou
fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de l’étude des quêtes d’enfants. On
sait que celles-ci ne sont pas limitées à Noël [2].
Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne, où la nuit
menace le jour comme les morts se font harceleurs des vivants. Les quêtes de
Noël commencent plusieurs semaines avant la Nativité, généralement trois,
établissant donc la liaison avec les quêtes, également costumées, de la fête de
Saint Nicolas qui ressuscita les enfants morts; et leur caractère est encore
mieux marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Hallow-Even –
devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où, aujourd’hui
encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés en fantômes et en
squelettes persécutent les adultes à moins que ceux-ci ne rédiment leur repos
au moyen de menus présents. Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au
solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc,
sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes
sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement
d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de
présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de
cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain
automne. Il est révélateur que les pays latins et catholiques, jusqu’au siècle
dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la
plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent
volontiers en ses deux formes
extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se
faire exacteur des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants
pour exalter leur vitalité.
Dès
lors, les caractères apparemment contradictoires des rites de Noël
s’éclairent : pendant trois mois, la visite des morts chez les vivants
s’était faite de plus en plus insistante et oppressive. Pour le jour de leur
congé, on peut donc se permettre de les fêter et de leur fournir une dernière
occasion de se manifester librement, ou, comme dit si fidèlement l’anglais, to
raise hell. Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants,
sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés
au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du
suprême dualisme : celui des morts et des vivants? Ne nous étonnons donc
pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux
bénéficiaires de la fête. L’infériorité de statut politique ou social,
l’inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait,
nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et
slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux
morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent
celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas
surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à
cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres,
puisque le fait d’être autre est la première image approchée que nous puissions
nous faire de la mort.
Nous
voici en mesure de donner réponse aux deux questions posées au début de cette
étude. Pourquoi le personnage du Père Noël se développe-t-il, et pourquoi
l’Église observe-t-elle ce développement avec inquiétude ?
On
a vu que le Père Noël est l’héritier, en même temps que l’antithèse, de l’Abbé
de Déraison. Cette transformation est d’abord l’indice d’une amélioration de
nos rapports avec la mort; nous ne jugeons plus utile, pour être quitte [sic]
avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des
lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de bienveillance un peu
dédaigneuse; nous pouvons être généreux, prendre l’initiative, puisqu’il ne
s’agit plus que de lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des
symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se
fait pas aux dépens du personnage qui l’incarne : on dirait au contraire
qu’il ne s’en développe que mieux; cette contradiction serait insoluble si l’on
n’admettait qu’une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son
chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte
traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort
représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de
sécheresse et de privation. Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous
prenons du Père Noël; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons
pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond
de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une
générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée; en un bref intervalle
durant lequel sont suspendus [sic] toute crainte, toute envie et toute
amertume? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion; mais ce
qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure
au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes
âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de
l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les
offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les
cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle
consiste d’abord à ne pas mourir.
Avec
beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une fois que la grande
différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que
« les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les
morts » [3].
Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de
conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits
enfants – incarnations traditionnelles des morts – pour qu’ils consentent, en
croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui
témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité.
Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au
Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du
paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas
défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière
remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël; en
cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier
semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des
Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien qui, après avoir
personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès,
était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon,
voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le
moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père
Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa
plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont
ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes
la pérennité. »
Claude LÉVI-STRAUSS.
3 S. Reinach, L’Origine des prières pour les
morts, dans : Cultes, Mythes,
Religions, Paris, 1905, Tome I, p. 319.
1 Cit. par J. Brand, Observations
on Popular Antiquities, n. éd., London, 1900, p. 243.
2 Voir sur ce point A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948, p. 92,.
122 et passim.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire