L’encre
et la plume (Troisième
partie)
Une
plume métallique pour écrire
Des plumes pour les écoliers et les fonctionnaires
Si la durée d’utilisation de la plume naturelle
s’étala sur une longue période, ce ne fut pas le cas de la plume métallique
dont la fabrication industrielle ne concerna que la période 1825-1960. La
montée en force du nombre des écoliers et des fonctionnaires avait permis
l’essor de cet outil d’écriture durant ce laps de temps somme toute assez
court, avant l’apparition du stylographe (porte-plume à réservoir), remplacé
rapidement par le stylo à cartouches, lui-même détrôné par les stylos traçants
à bille, à pointe de feutre ou de nylon.
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Les
grandes marques de plumes métalliques sont nées en Grande-Bretagne (usines de
Londres et Birminghan) et en France (usines de Boulogne sur mer). 80 % des
plumes utilisées dans le monde étaient produites par de grandes marques dont les
plus importantes furent : J.Gillott ; John Mitchell ; Perry ; William
Mitchell ; Hinks & Wells ; Myers ;
Blanzy-Poure ; Heitze & Blanckertz ; Baignol & Farjon ; D. Léonardt
; G. Brandauer ; Soennecken ; Compagnie
Française.
La concurrence était rude entre les fabricants qui n’hésitaient pas à copier
les modèles des autres mais les innovations furent nombreuses et l’originalité
des plumes produites nous permet de retrouver, de nos jours, des milliers de
plumes de différentes formes, de différentes couleurs, portant toutes
inscriptions, noms et numéros.
Les
noms les plus connus restent dans nos mémoires : Sergent-Major, Henry, Gauloise, Velléda, Falcon, Princesse, Départementale,
plumes ballon, plume "J", plume de ronde... Quelle variété dans les
formes et les découpes et surtout dans les boîtes qui les contenaient ! Elles
portaient une iconographie évoquant le faste militaire, l'importance de
certains personnages, le colonialisme, la littérature, la religion, l'histoire
ancienne, la faune et la flore, les découvertes scientifiques, un paradis pour
les calamophilistes (collectionneurs de plumes et d’objets d’écriture) !
Le triomphe de la Sergent-Major
Est-il possible de parler des plumes sans évoquer la « star » de toutes, la « sergent-major », éditée pour la première fois à Boulogne sur mer en 1885 ? Bien que n’étant pas la meilleure, elle fut la plus « conseillée » et la plus utilisée par nos écoliers… et la plus copiée ! De par son nom évocateur, au début, elle rappelait à chacun, par ses boîtes colorées, les grandes victoires et les prestigieux chefs de l’armée française d’avant la défaite de Sedan. Elle rappelait aussi, implicitement, qu’il faudrait reconquérir nos territoires perdus. Alors, après que l'Alsace et la Lorraine aient été rendues à la France en 1919, l'appellation "sergent-major" devint le symbole de la victoire et ce fut probablement le dernier modèle de plume d’écolier à être fabriqué en France car, à pointe dure et fine, elle a été longtemps encore recherchée par les classes de dessin pour les tracés à l’encre de chine (1).
A
chaque trait sa plume
Boîte
« pélikan », plumes et stylo-plume, vers 1930 (collection privée)
L’encre violette, du carburant pour les plumes
« Prenez
seize onces de belles noix de galle, et pilez-les dans un mortier ; ou
autrement, prenez quatre onces de bois de campêche, et coupez-le en morceaux.
Faites réduire de moitié tout cela dans quatre pintes d’eau, qui doit être
bouillante ; puis prenez deux onces de couperose en poudre, et trois onces
de gomme arabique : mêlez-y ceci (mais passé dans un petit linge). Au bout
de quelques heures, on peut écrire avec cette encre qui, ainsi préparée, est
très belle, et donne du brillant et de la beauté à l’écriture. » Méthode
de Carstairs, 1829 (gallica.bnf.fr)
Je vous parle d’un temps que
les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître… Les anciens se souviennent encore
des doigts tachés par l’encre violette. A l’automne 1968, après que mai fut
déjà loin, beaucoup d’écoles (rurales souvent)
avaient encore ces pupitres en bois munis d’encrier en porcelaine
blanche, tandis que d’autres (citadines elles) avaient un mobilier aux pieds métalliques
et aux encriers de plastique vert.
Avant l’instruction
gratuite, obligatoire et laïque de Jules Ferry, l’élève devait se procurer
lui-même son encre et la conserver dans un encrier « mobile » qu’il
véhiculait avec lui du domicile à l’école. Les catastrophes étaient alors
nombreuses quand ce dernier se brisait dans la sacoche ou sur le parquet de la
classe… En tout état de cause, les pupitres étaient constellés de taches et de
traînées d’encre. Bien souvent, c’était l’instituteur qui vendait l’encre,
prétextant la mauvaise qualité de celle du commerce qui, trop épaisse,
produisait des déliés trop gros ou trop liquide produisait des pleins trop
larges. Bonne ou mauvaise foi ?
Après 1881, l’encre devint
dépense communale et son choix dans les écoles avait son importance, tant pour
le bon état des cahiers et la lisibilité de l'écriture que pour la propreté des
tables et de la salle.
On s’était rendu compte que
l'usage mal surveillé de l'encre, s’il peut être préjudiciable aux tables, au
parquet et parfois aux murs, il peut aussi l’être à la santé des élèves. Ces
derniers étaient souvent enclins à porter le bec de leur plume à leurs lèvres
pour l'essuyer quand il s'empâte ou traîne quelques légers filaments. Il fallut
combattre ces fâcheuses tendances en informant très tôt les enfants sur les
matières toxiques dont se composait l'encre et surtout en généralisant l'usage
des essuie-plumes ou des buvards. Les inspecteurs ne s’y trompèrent d’ailleurs
pas : rien ne caractérisait mieux les habitudes d'ordre d'une école que
l'absence de taches d'encre, d'abord sur les tables et le parquet, ensuite sur
les vêtements et les mains des élèves !
Pour les maîtres, le rituel
de la préparation de l’encre s’était modernisé dans les années 50 avec la
commercialisation de ces petits cylindres de la taille d’un tube d’aspirine
contenant poudre, miettes, pastilles ou en bâton prêts à colorer l’eau. Il
suffisait alors de secouer pour mélanger. Pour un coût de 20 centimes (d’anciens francs (2)) la dose d'un litre, les diverses marques d’encres
(Antoine, Brachet, Cardot, Demouy, Paul
Roy et autres) commercialisaient un produit relativement bon marché et offraient
une grande facilité d’utilisation. Les maîtres ne seraient plus tentés de
fabriquer l'encre avec des baies d'hyèble ou de troène pour faire des économies.
Le maître confiait de temps
à autre, à un élève plus âgé, plus dégourdi ou plus adroit, la lourde tâche
mais combien gratifiante, de remplir raisonnablement les encriers. Il convenait
auparavant d’avoir fixé sur la bouteille d’encre, le bec verseur facilitant
l’opération. Tout était en place alors pour « gratter » le papier, en
pleins et déliés ou avec des « pâtés » selon l’adresse des élèves.
La tache, plus communément
appelée « pâté », était un accident, la faute, c’était autre chose.
C’est grâce à elle que la modernité entra à l’école avec le fameux
« corector ». Une couche de liquide rouge, une couche de liquide
blanc par-dessus et hop ! La faute était effacée ! Mais seul le
maître avait l’usage de ce produit miraculeux… Le « corector » fut
bien moins efficace avec l’encre des stylos à billes, ce qui entraîna sa perte.
Boîtes
de « Corector » (collection musée)
Quand arrivait la fin de
l’année, les maîtres sortaient la liasse de papier de verre car la dernière
journée était consacrée aux rangements et à la toilette des tables. Fenêtres
ouvertes, dans une atmosphère poussiéreuse,
les élèves s’évertuaient à redonner leur lustre de rentrée au bois des
pupitres... qu’ils regrettaient amèrement d’avoir taché ! C’était, comme
l’a dit Cavana et photographié Doisneau : le temps « des doigts pleins d’encre ».
Les doigts pleins d’encre.
Livre de Robert Doisneau, photographe et de François Cavana, écrivain, chez
Hoëbeke, 2013.
Les doigts pleins d’encre.
Doisneau et Cavana, détail, chez Hoëbeke, 2013.
Clin d’œil
Ouvrages
et sites consultés :
-
Les plumes en ordre de bataille, Bellot-Fleuret-Robert, éditions Au fil de la plume
-
Collectionsplumesanciennesecriture.net
-
Plumes-decriture-et-dessins-de-collection.fr
RAPPEL : Deuxième partie de
l’article : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2019/06/le-taille-plume.html#more
(1) : Une plume Sergent-Major raconte ses mémoires :
« Je suis
née à Boulogne sur Mer vers 1885.
L’école
étant devenue obligatoire en France, il m’a fallu rapidement remplacer la plume
d’oie ou autres volatiles, le canif taille plume d’un usage trop dangereux
n’étant pas adapté aux écoliers.
Façonnée
en acier, forgée, gravée, mise en forme, fendue, trempée, aiguisée afin de
permettre une utilisation de longue durée, emmanchée sur un porteplume en bois
tout simple droit ou fuselé, brut ou vernis, en métal orné de torsades avec de
belles incrustations, en os, en ivoire, publicitaire, ou plus tard hélas en
plastique sans âme, on m’a plongé le bec dans l’encrier.
Sur
un pupitre, un bureau, un écritoire ou sur un coin de table,
toujours accompagnée d’un buvard, j’ai rempli des pages de dictées,
rédactions, poésies, textes de morale, problèmes d’arithmétique avec des
opérations bien posées, phrases à recopier dix fois par punition suite à
une erreur et que sais-je encore parmi mes souvenirs d’école?
Trempée
dans l’encre rouge on s’est servi de moi pour annoter des "bien, très
bien, passable, médiocre ou mauvais" avec en marge des 8/10, 10/10
ou parfois seulement 3 ou
4 ou même 0.
J’ai
aussi couvert de mots et belles phrases de jolies feuilles de papier sachant
que ce qui est dit et bien dit mérite d’être écrit.
Malmenée
certains jours sur du papier jauni insuffisamment lisse j’ai éclaboussé
l’écriture d’encre en pattes de mouche. Parfois sans trop de dommage, parfois
avec d’inévitables et indélébiles taches.
Tenue
par des mains malhabiles et calleuses aux doigts parfois crasseux de certains
garçons plus souvent occupés aux champs qu’à l’école, mais aussi heureusement
par de jolies mains propres, fines et douces de jeunes filles ou dames d’un âge
avancé, j’ai laissé ma trace sur des lettres d’amour, des recettes de cuisine,
des faire-part, des invitations, des carnets de bal.
Mes
plus belles empreintes sont celles laissées sur des actes d’état civil, des
actes notariés, des diplômes, sur les étiquettes des tiroirs du quincaillier,
sur celles des pots de confiture des grand’mères ou sur les pages d’un journal
intime soigneusement caché ; pages toujours agrémentées d’une écriture
lente et appliquée avec parfois un petit dessin naïf.
J’ai
aussi écrit des chansons, des ordonnances, des romans, des articles de presse,
des secrets, des factures, des discours, des plaidoiries, des contrats, des
mandats, des lettres de trahison ou de dénonciation, des règlements, des cartes
postales, des étiquettes d’herbiers ou collections d’insectes, des lettres de félicitations,
des professions de foi, des horaires de chemins de fer, des correspondances
amicales, d’affaires, amoureuses ou relationnelles et certainement plein
d’autres choses oubliées.
Les
comptables m’ont fait tracer d’interminables colonnes de chiffres sur de lourds
registres et des inventaires à n’en plus finir.
Chez
les restaurateurs je me suis appliquée à rédiger les menus les plus fins, les
plus copieux, les plus chers, les plus simples.
Les
soldats m’ont utilisée pour correspondre avec leur famille, leur petite amie ou
autres camarades,
les
gendarmes m’ont sortie de leur sacoche pour dresser des procès-verbaux.
On
m’a utilisée comme instrument de dessin et aussi comme lance boulettes depuis
les bancs de l’école.
C’est
dire si j’étais indispensable.
Jalousée,
copiée, imitée, mais jamais égalée, fortement conseillée voire imposée dans les
écoles, je resterai, moi "La Sergent –Major", la plume
d’écriture la plus connue mondialement.
Sollicitée
pour chaque écrit, j’ai répondu présente jusqu’au jour où le déplacement de
l’encrier et son remplissage devenant trop fastidieux, on m’a négligée,
abandonnée, oubliée, donnant la préférence au crayon à bille qui permettait
d’écrire en tout lieu. Jamais ce remplaçant n’aura permis une aussi belle
écriture que la mienne.
Sommeillant
pendant des dizaines d’années au fond du tiroir d’une commode remisée au
grenier, on m’a retrouvée, observée, portant encore la trace de l’encre séchée
ou miraculeusement intacte, comme neuve, dans ma boite d’origine. Et là on a
essayé de m’utiliser à nouveau mais, sans la précision du geste, la dextérité
d’autrefois et l’amour du travail bien fait, ce fut un échec. 0u bien dans le
meilleur des cas je suis venue me joindre à la collection d’un
passionné d’objets d’écriture.
Ainsi
se termine mon histoire, moi
la Sergent Major »
Paul-Auguste Thibault, pratlt.e-monsite.com
(2) :
Compte tenu de l’érosion monétaire et de l’inflation, le pouvoir d’achat de 1
franc de 1950 est le même que celui de 2.92 euros de 2020. Soit, pour 20
centimes de francs 1950, 0.584 euros actuels. https://www.insee.fr/fr/information/2417794
(convertisseur franc/euro)
P.P
Très belle présentation Michel du musée d'outils anciens
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