lundi 1 février 2021

L’encre et la plume (Troisième partie)

 

L’encre et la plume (Troisième  partie)

Une plume métallique pour écrire


Des plumes pour les écoliers et les fonctionnaires

Si la durée d’utilisation de la plume naturelle s’étala sur une longue période, ce ne fut pas le cas de la plume métallique dont la fabrication industrielle ne concerna que la période 1825-1960. La montée en force du nombre des écoliers et des fonctionnaires avait permis l’essor de cet outil d’écriture durant ce laps de temps somme toute assez court, avant l’apparition du stylographe (porte-plume à réservoir), remplacé rapidement par le stylo à cartouches, lui-même détrôné par les stylos traçants à bille, à pointe de feutre ou de nylon.


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Les grandes marques de plumes métalliques sont nées en Grande-Bretagne (usines de Londres et Birminghan) et en France (usines de Boulogne sur mer). 80 % des plumes utilisées dans le monde étaient produites par de grandes marques dont les plus importantes furent : J.Gillott ; John Mitchell ; Perry ; William Mitchell ; Hinks & Wells ;  Myers ; Blanzy-Poure ; Heitze & Blanckertz ; Baignol & Farjon ; D. Léonardt ; G. Brandauer ;  Soennecken ; Compagnie Française. 






La concurrence était rude entre les fabricants qui n’hésitaient pas à copier les modèles des autres mais les innovations furent nombreuses et l’originalité des plumes produites nous permet de retrouver, de nos jours, des milliers de plumes de différentes formes, de différentes couleurs, portant toutes inscriptions, noms et numéros.












Les noms les plus connus restent dans nos mémoires : Sergent-Major, Henry,  Gauloise,  Velléda,  Falcon,  Princesse,  Départementale, plumes ballon, plume "J", plume de ronde... Quelle variété dans les formes et les découpes et surtout dans les boîtes qui les contenaient ! Elles portaient une iconographie évoquant le faste militaire, l'importance de certains personnages, le colonialisme, la littérature, la religion, l'histoire ancienne, la faune et la flore, les découvertes scientifiques, un paradis pour les calamophilistes (collectionneurs de plumes et d’objets d’écriture) !







Le triomphe de la Sergent-Major

Est-il possible de parler des plumes sans évoquer la « star » de toutes, la « sergent-major », éditée pour la première fois à Boulogne sur mer en 1885 ? Bien que n’étant pas la meilleure, elle fut la plus « conseillée » et la plus utilisée par nos écoliers… et la plus copiée ! De par son nom évocateur, au début, elle rappelait à chacun, par ses boîtes colorées, les grandes victoires et les prestigieux chefs de l’armée française d’avant la défaite de Sedan. Elle rappelait aussi, implicitement, qu’il faudrait reconquérir nos territoires perdus. Alors, après que l'Alsace et la Lorraine aient été rendues à la France  en 1919, l'appellation "sergent-major" devint le symbole de la victoire et ce fut probablement le dernier modèle de plume d’écolier à être fabriqué en France car, à pointe dure et fine, elle a été longtemps encore recherchée par les classes de dessin pour les tracés à l’encre de chine (1).




A chaque trait sa plume


Boîte « pélikan », plumes et stylo-plume, vers 1930 (collection privée) 


L’encre violette, du carburant pour les plumes


« Prenez seize onces de belles noix de galle, et pilez-les dans un mortier ; ou autrement, prenez quatre onces de bois de campêche, et coupez-le en morceaux. Faites réduire de moitié tout cela dans quatre pintes d’eau, qui doit être bouillante ; puis prenez deux onces de couperose en poudre, et trois onces de gomme arabique : mêlez-y ceci (mais passé dans un petit linge). Au bout de quelques heures, on peut écrire avec cette encre qui, ainsi préparée, est très belle, et donne du brillant et de la beauté à l’écriture. » Méthode de Carstairs, 1829 (gallica.bnf.fr)



Je vous parle d’un temps que les moins de 60 ans ne peuvent pas connaître… Les anciens se souviennent encore des doigts tachés par l’encre violette. A l’automne 1968, après que mai fut déjà loin, beaucoup d’écoles (rurales souvent)  avaient encore ces pupitres en bois munis d’encrier en porcelaine blanche, tandis que d’autres (citadines elles) avaient un mobilier aux pieds métalliques et aux encriers de plastique vert.



Avant l’instruction gratuite, obligatoire et laïque de Jules Ferry, l’élève devait se procurer lui-même son encre et la conserver dans un encrier « mobile » qu’il véhiculait avec lui du domicile à l’école. Les catastrophes étaient alors nombreuses quand ce dernier se brisait dans la sacoche ou sur le parquet de la classe… En tout état de cause, les pupitres étaient constellés de taches et de traînées d’encre. Bien souvent, c’était l’instituteur qui vendait l’encre, prétextant la mauvaise qualité de celle du commerce qui, trop épaisse, produisait des déliés trop gros ou trop liquide produisait des pleins trop larges. Bonne ou mauvaise foi ?



Après 1881, l’encre devint dépense communale et son choix dans les écoles avait son importance, tant pour le bon état des cahiers et la lisibilité de l'écriture que pour la propreté des tables et de la salle.

On s’était rendu compte que l'usage mal surveillé de l'encre, s’il peut être préjudiciable aux tables, au parquet et parfois aux murs, il peut aussi l’être à la santé des élèves. Ces derniers étaient souvent enclins à porter le bec de leur plume à leurs lèvres pour l'essuyer quand il s'empâte ou traîne quelques légers filaments. Il fallut combattre ces fâcheuses tendances en informant très tôt les enfants sur les matières toxiques dont se composait l'encre et surtout en généralisant l'usage des essuie-plumes ou des buvards. Les inspecteurs ne s’y trompèrent d’ailleurs pas : rien ne caractérisait mieux les habitudes d'ordre d'une école que l'absence de taches d'encre, d'abord sur les tables et le parquet, ensuite sur les vêtements et les mains des élèves !





Pour les maîtres, le rituel de la préparation de l’encre s’était modernisé dans les années 50 avec  la commercialisation de ces petits cylindres de la taille d’un tube d’aspirine contenant poudre, miettes, pastilles ou en bâton prêts à colorer l’eau. Il suffisait alors de secouer pour mélanger. Pour un coût de 20 centimes (d’anciens francs (2)) la dose d'un litre, les diverses marques d’encres (Antoine, Brachet, Cardot,  Demouy, Paul Roy et autres) commercialisaient un produit relativement bon marché et offraient une grande facilité d’utilisation. Les maîtres ne seraient plus tentés de fabriquer l'encre avec des baies d'hyèble ou de troène pour faire des économies.



Le maître confiait de temps à autre, à un élève plus âgé, plus dégourdi ou plus adroit, la lourde tâche mais combien gratifiante, de remplir raisonnablement les encriers. Il convenait auparavant d’avoir fixé sur la bouteille d’encre, le bec verseur facilitant l’opération. Tout était en place alors pour « gratter » le papier, en pleins et déliés ou avec des « pâtés » selon l’adresse des élèves.





La tache, plus communément appelée « pâté », était un accident, la faute, c’était autre chose. C’est grâce à elle que la modernité entra à l’école avec le fameux « corector ». Une couche de liquide rouge, une couche de liquide blanc par-dessus et hop ! La faute était effacée ! Mais seul le maître avait l’usage de ce produit miraculeux… Le « corector » fut bien moins efficace avec l’encre des stylos à billes, ce qui entraîna sa perte.




Boîtes de « Corector » (collection musée)


Quand arrivait la fin de l’année, les maîtres sortaient la liasse de papier de verre car la dernière journée était consacrée aux rangements et à la toilette des tables. Fenêtres ouvertes, dans une atmosphère poussiéreuse,  les élèves s’évertuaient à redonner leur lustre de rentrée au bois des pupitres... qu’ils regrettaient amèrement d’avoir taché ! C’était, comme l’a dit Cavana et photographié Doisneau : le temps « des doigts pleins d’encre ».



Les doigts pleins d’encre. Livre de Robert Doisneau, photographe et de François Cavana, écrivain, chez Hoëbeke, 2013.


Les doigts pleins d’encre. Doisneau et Cavana, détail, chez Hoëbeke, 2013.


Clin d’œil


Ouvrages et sites consultés :

-       Les plumes en ordre de bataille, Bellot-Fleuret-Robert, éditions Au fil de la plume

-       Collectionsplumesanciennesecriture.net

-       Plumes-decriture-et-dessins-de-collection.fr

 

RAPPEL : Deuxième partie de l’article : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2019/06/le-taille-plume.html#more



(1) : Une plume Sergent-Major raconte ses mémoires :

« Je  suis née à Boulogne sur Mer  vers 1885.

   L’école étant devenue obligatoire en France, il m’a fallu rapidement remplacer la plume d’oie ou autres volatiles, le canif taille plume d’un usage trop dangereux n’étant pas adapté aux écoliers.

    Façonnée en acier, forgée, gravée, mise en forme, fendue, trempée, aiguisée afin de permettre une utilisation de longue durée, emmanchée sur un porteplume en bois tout simple droit ou fuselé, brut ou vernis, en métal orné de torsades avec de belles incrustations, en os, en ivoire, publicitaire, ou plus tard hélas en plastique sans âme, on m’a plongé le bec dans l’encrier.

    Sur un  pupitre, un bureau, un écritoire ou sur un coin de table, toujours accompagnée d’un buvard,  j’ai rempli des pages de dictées, rédactions, poésies, textes de morale, problèmes d’arithmétique avec des opérations bien posées, phrases à recopier dix fois par punition suite à une  erreur et que sais-je encore parmi mes souvenirs d’école?

    Trempée dans l’encre rouge on s’est servi de moi pour annoter des "bien, très bien, passable, médiocre ou mauvais" avec en marge des 8/10, 10/10 ou  parfois  seulement  3 ou 4   ou même 0.

    J’ai aussi couvert de mots et belles phrases de jolies feuilles de papier sachant que ce qui est dit et bien dit mérite d’être écrit.

    Malmenée certains jours sur du papier jauni insuffisamment lisse j’ai éclaboussé l’écriture d’encre en pattes de mouche. Parfois sans trop de dommage, parfois avec d’inévitables  et  indélébiles taches.

    Tenue par des mains malhabiles et calleuses aux doigts parfois crasseux de certains garçons plus souvent occupés aux champs qu’à l’école, mais aussi heureusement par de jolies mains propres, fines et douces de jeunes filles ou dames d’un âge avancé, j’ai laissé ma trace sur des lettres d’amour, des recettes de cuisine, des faire-part, des invitations, des carnets de bal.

    Mes plus belles empreintes sont celles laissées sur des actes d’état civil, des actes notariés, des diplômes, sur les étiquettes des tiroirs du quincaillier, sur celles des pots de confiture des grand’mères ou sur les pages d’un journal intime soigneusement caché ; pages toujours agrémentées d’une écriture lente et appliquée avec parfois un petit dessin naïf.

    J’ai aussi écrit des chansons, des ordonnances, des romans, des articles de presse, des secrets, des factures, des discours, des plaidoiries, des contrats, des mandats, des lettres de trahison ou de dénonciation, des règlements, des cartes postales, des étiquettes d’herbiers ou collections d’insectes, des lettres de félicitations, des professions de foi, des horaires de chemins de fer, des correspondances amicales, d’affaires, amoureuses ou relationnelles et certainement plein d’autres choses oubliées.

    Les comptables m’ont fait tracer d’interminables colonnes de chiffres sur de lourds registres et des inventaires à n’en plus finir.

    Chez les restaurateurs je me suis appliquée à rédiger les menus les plus fins, les plus copieux, les plus chers, les plus simples.

    Les soldats m’ont utilisée pour correspondre avec leur famille, leur petite amie ou autres camarades,

les gendarmes m’ont sortie de leur sacoche pour dresser des procès-verbaux.

    On m’a utilisée comme instrument de dessin et aussi comme lance boulettes depuis les bancs de l’école.

    C’est dire si j’étais indispensable.

    Jalousée, copiée, imitée, mais jamais égalée, fortement conseillée voire imposée dans les écoles,  je resterai,  moi "La Sergent –Major", la plume d’écriture la plus connue mondialement.

    Sollicitée pour chaque écrit, j’ai répondu présente jusqu’au jour où le déplacement de l’encrier et son remplissage devenant trop fastidieux, on m’a négligée, abandonnée, oubliée, donnant la préférence au crayon à bille qui permettait d’écrire en tout lieu. Jamais ce remplaçant n’aura permis une aussi belle écriture que la mienne.

    Sommeillant pendant des dizaines d’années au fond du tiroir d’une commode remisée au grenier, on m’a retrouvée, observée, portant encore la trace de l’encre séchée ou miraculeusement intacte, comme neuve, dans ma boite d’origine. Et là on a essayé de m’utiliser à nouveau mais, sans la précision du geste, la dextérité d’autrefois et l’amour du travail bien fait, ce fut un échec. 0u bien dans le meilleur des cas  je suis venue me joindre à la collection d’un passionné d’objets d’écriture.

    Ainsi se termine mon histoire, moi 

la Sergent Major »

Paul-Auguste Thibault, pratlt.e-monsite.com    



(2) : Compte tenu de l’érosion monétaire et de l’inflation, le pouvoir d’achat de 1 franc de 1950 est le même que celui de 2.92 euros de 2020. Soit, pour 20 centimes de francs 1950, 0.584 euros actuels. https://www.insee.fr/fr/information/2417794 (convertisseur franc/euro)

 

P.P



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