L’école sociétaire fouriériste
Si la Révolution industrielle
du 20ème siècle en France n’a pas bouleversé l’urbanisme dans son
ensemble, certaines localités, où les mines furent exploitées et les industries
développées, ont tout de même vu apparaître des « logements
patronaux », à l’image de Montceau-les-Mines ou du Creusot. Les patrons de
l’époque promurent les cités ouvrières, leurs cités ouvrières pourrait-on dire,
dont l’idéal était l’isolement des familles par quartiers, dans des maisons
unifamiliales. Jean-Baptiste Godin eut une tout autre conception : le
Familistère, de l’utopie à la réalité…
Aux
antipodes de nos cités minières du Bassin minier
Par évidence, pour nombre de
patrons, il s’agissait de palier le manque dramatique de logements dans des
sites souvent vierges de population, mais pas que, il fallait aussi assurer la
paix sociale par le contrôle des ouvriers en ces temps où les idées « révolutionnaires »
se propageaient. Malgré tout, il se trouva des industriels dont les idées
divergeaient quelque peu et parmi eux Jean-Baptiste Godin qui entendait
favoriser les relations sociales dans le cadre de l’habitat collectif qu’il
construisit, un « palais social », selon ses propres termes, dont
l’école ne serait pas exempte. L’idée était originale sans être tout à
fait nouvelle…
Bâtiment central et statue
de Jean-Baptiste Godin (© Lisa Hör)
Ce baron de l’industrie, en créant le familistère de Guise voulait « donner aux ouvriers les équivalents de la richesse dans les domaines du logement, de l’hygiène, de la culture et de l’éducation ». Jean-Baptiste Godin (1), ouvrier serrurier, inventa le fameux poêle en fonte émaillée en 1840, le succès est immédiat. Il installe son atelier à Guise en 1846, atelier qui deviendra une vaste usine employant 300 ouvriers en 1865, passant rapidement à 900 en 1867.
«Ne
pouvant faire un palais de la chaumière ou du galetas de chaque famille
ouvrière, nous avons voulu mettre la demeure de l’ouvrier dans un Palais : le
Familistère, en effet, n’est pas autre chose, c’est le palais du travail, c’est
le PALAIS SOCIAL de l’avenir» Jean-Baptiste Godin (gallica.bnf)
Dès 1843, Godin fut membre
de l’Ecole sociétaire fouriériste, ce
qui influença le projet de construction de son familistère, du reste largement inspiré
du phalanstère de Charles Fourier (2). Il publie ses Solutions sociales en 1871, alors que la
Commune de Paris s’achève dans le sang. Pour lui, cette dernière est le symbole
de la lutte des classes dans la violence ; dans son livre, il condamne la
guerre civile et explique comment réaliser l’association du capital, du travail
et du talent selon les préceptes de Charles Fourier. Il y développe sa vision
idéale de la cité industrielle mariant l’habitat avec l’éducation et l’hygiène.
Le
rêve réalisé
L’utopie sociale se réalise
donc à Guise (Aisne), dans les Hauts-de-France. Godin y offre aux ouvriers de
son usine « l’équivalent de la
richesse » qu’il avait prôné, et ce, à travers la plus ambitieuse
expérimentation sociale du monde industrialisé. En 1889, le familistère de
Guise, ce sera :
-
490 appartements occupés.
-
1748 habitants.
-
482 écoliers.
-
50 berceaux à la nourricerie.
-
1000 places dans le théâtre.
-
2360 ouvrages dans la bibliothèque.
-
110 personnes au service de la
communauté ;
-
1205 personnes à l’usine.
Le familistère autrefois et
de nos jours (© Collection Familistère de Guise)
Trois pavillons d’habitation
à trois étages, en forme de U autour d’une cour intérieure recouverte d’une
verrière, furent construits. Le pavillon central a demandé 40 mois de chantier.
Il comprenait 112 appartements (en 1865), 194 caves, 48 greniers, 8 fontaines
(2 par niveau). L’aile gauche puis l’aile droite furent achevées en 1879. Tous
les espaces communs (cours, galeries, cabinets d’aisance, magasins, théâtre,
nourricerie) sont éclairés au gaz fourni par le gazomètre de l’usine.
La verrière à l’origine et
de nos jours (© Collection Familistère de Guise)
Face à ces pavillons, furent
édifiés l’économat, le théâtre, la bibliothèque et deux écoles mixtes
obligatoires jusqu’à 14 ans. Le principe du familistère est alors simple :
tous les membres de l’entreprise sont logés et jouissent des mêmes services, du
fondateur au mouleur en passant par les enseignants ou les personnels
d’entretien (3).
Aile gauche du bâtiment
central (wikipedia)
La
prise en charge de l’enfance
La
nourricerie et le pouponnat
La nourricerie du Familistère en 1899. Une crèche
modèle qui réunit les dispositions réputées les plus favorables. La nourricerie
est ouverte de jour comme de nuit. Sa capacité est de 50 berceaux. (phot. De
Jongh Frères)
Le
promenoir de la nourricerie du Familistère. Photographies anonymes, vers 1889 (© Collection
Familistère de Guise)
Dès 1861, une crèche et un
asile (ancêtre de l’école maternelle) sont ouverts dans le premier bâtiment
d’habitation. En 1866 est construit, à l’arrière du familistère, le bâtiment
qui abritera la crèche pour les petits, crèche que Godin préférera appeler nourricerie
pour les enfants de 0 à 2 ans et pouponnat pour ceux de 2 à 4 ans.
Séance
de jeu de construction dans le pouponnat du Familistère. Photographie anonyme,
vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)
Il a été prévu que la
communication entre le bâtiment principal et la crèche se ferait de plain-pied
par le moyen d’un passage couvert et d’une galerie qui entourera l’édifice.
Cette galerie servira aussi aux activités des enfants par temps de pluie ou de
fort soleil et jouxtera le parc du Familistère. Hygiène et plein air traduiront
ainsi les exigences éducatives de Godin inscrites dans les statuts de
l’association coopérative du capital et du travail.
(phot. De Jongh Frères)
Ce sont des femmes du
Familistère, salariées par l’association, qui sont chargées de la surveillance
et des soins. Les berceaux sont faits d’un piétement en fonte de fer et d’une
armature métallique directement fabriqués à l’usine. Une nouvelle crèche sera
construite en 1914.
La
nourricerie du Familistère de Guise, 1887 (© Collection
Familistère de Guise)
Nourrissons
et poupons devant la crèche du Familistère. Photographie anonyme, vers 1900. (© Collection
Familistère de Guise)
L’école
pour tous
Pour Jean-Baptiste Godin, le
plus précieux des « équivalents de la richesse » reste l’accès de
tous les enfants à l’éducation. En 1866, avant la construction de bâtiments
adaptés à chaque degré d’enseignement, les services de l’éducation étaient
établis dans des salles de l’économat pour la petite enfance et dans les
bâtiments d’habitation pour l’école primaire. L’école devait, à l’évidence,
être le cœur du Familistère et ainsi, la cour du pavillon central fut son préau
et la grande place sa cour de récréation. Ces aménagements temporaires vont rapidement
être abandonnés au profit de l’édification de deux bâtiments d’école pour les
enfants de 4 à 14 ans en 1870.
Le
théâtre et les écoles du Familistère autrefois (1881 et 1890) et de nos jours (© Collection
Familistère de Guise)
Le
théâtre et les écoles vus du pavillon central (© Collection
Familistère de Guise)
Les salles de classes sont
construites de part et d’autre du théâtre et sont reliées à ce dernier par deux
cours couvertes, ce qui permet une communication directe entre l’école et la
salle de spectacle. Deux autres bâtiments scolaires viendront s’adjoindre en
retrait des précédents en 1882. Les nombreuses salles permettent une
organisation pédagogique moderne par classe d’âge avant l’heure, les divisions
s’organisent de la manière suivante : le bambinat de 4 à 6 ans, la petite
école de 6 à 8 ans, la seconde école de 8 à 10 ans, la première école de 10 à
13 ans et le cours complémentaire à 14 ans pour les enfants ayant des
facilités.
La
troisième classe des écoles du Familistère. Photographie anonyme, 1899 (© Collection
Archives départementales de l’Aisne)
Bien avant que les lois
Ferry réglementent la construction des écoles et la composition du mobilier,
l’architecture scolaire du Familistère est réfléchie de manière à assurer le
confort des écoliers et rationnaliser l’enseignement. Les locaux sont vastes,
aérés et éclairés de manière naturelle ou artificielle.
(© Collection
Archives départementales de l’Aisne)
Lors de l’Exposition
universelle de 1867, Godin découvre un prototype de pupitre à deux places alors
que la majorité des écoles communales de cette époque n’utilisaient que de
grands bancs collectifs. Les hygiénistes et éducateurs qu’il consulte alors
préconisent l’utilisation de cette nouveauté non encore reconnue par les
autorités académiques, ces bureaux permettant une meilleure circulation des
élèves dans la classe. Godin enquête auprès des 400 enfants et jeunes adultes
du Familistère âgés de 2 à 20 ans avant de s’engager dans un projet peu
ordinaire en 1873 : « La
hauteur du banc doit être le quart de la taille de l’enfant ; la hauteur
du dessus du banc au bord du pupitre du cinquième de cette taille ; la distance
du banc à l’aplomb du bord du pupitre ne doit avoir juste que ce qui est
nécessaire pour que l’enfant puisse se tenir debout sans quitter sa
place(..) ».
Classe de M. Loriette, 1886 (© Collection
Familistère de Guise)
Une fois de plus, Godin
passe du rêve à la réalité en faisant réaliser dans son usine, les quatre
modèles de pupitres correspondant aux quatre tailles des écoliers des divisions
de l’école du Familistère. Il espère, secrètement, que la République lui demandera
d’équiper ses écoles primaires, un autre rêve…
(© Collection
Familistère de Guise)
En 1896, près de 600 enfants
sont scolarisés dans dix classes. Jean-Baptiste Godin n’imagina sans doute pas
que son école traverserait le siècle. Une partie du bâtiment fut reconverti en
bibliothèque en 1918 et devint bibliothèque municipale jusqu’en 1968 (année de
dissolution de l’Association coopérative du Capital et du Travail), cette
bibliothèque existe toujours. Les écoles maternelle et primaire sont devenues
communales après 1968, elles furent nommées « Ecoles Godin » et
classées au titre des Monuments historiques pour leurs façades et leurs
toitures. Elles furent restaurées en même temps que le théâtre et font partie
du site muséographique mais ne se visitent pas. Elles accueillent dorénavant
près de 130 enfants de la commune de Guise.
(© Collection
Familistère de Guise)
Une
pédagoie novatrice
C’est à Marie
Pape-Carpantier que Jean-Baptiste Godin fera appel lors de l’installation du
bambinat du Familistère et à plusieurs autres pédagogues novateurs de l’époque
pour créer son école. Il s’oriente vers des méthodes très peu mises en pratique
jusqu’alors : développement intellectuel et physique harmonieux de
l’enfant, règles de vie en société, apprentissage des matières générales
(écriture, lecture, mathématiques, géographie et histoire naturelle) mais aussi
des cours de gymnastique, des travaux manuels, du jardinage et des travaux
artistiques qui trouvent un prolongement dans l’accès direct au théâtre avec
des leçons de déclamation.
Une
leçon sur les nombres avec boulier dans le pouponnat du Familistère. Photographie
anonyme, vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)
L’éducation est prise en
charge par des enseignants « professionnels » auxquels est accordé un
matériel pédagogique très moderne : bouliers-compteurs,
bouliers-numérateurs, jeux de construction, syllabaires et cartes murales (4)…
La manipulation et le jeu préconisés par Friedrich Froebel remplacent la
férule, l’émulation et la bienveillance sont de règle dans cette école où les
châtiments corporels sont désormais interdits. C’est ainsi qu’est créée, en
1863, la Fête de l’Enfance lors de laquelle compliments et récompenses sont
remis en grandes pompes.
(© Collection
Familistère de Guise)
Nombre de spécialistes du
système éducatif, officiellement ou officieusement, viendront visiter cette
institution modèle. Citons parmi eux, la visite, en 1865, de Jean Macé qui
fondera la Ligue de l’enseignement l’année suivante. Godin croit aux vertus de
l’éducation collective et pense que l’éducation ne doit pas être confiée aux
seules familles, c’est pourquoi son école est mixte et obligatoire jusqu’à 14
ans (les absences injustifiées sont passibles d’une amende) alors qu’en 1860 la
loi autorise toujours le travail des enfants à partir de 10 ans… Les
nourrissons sont donc confiés à la nourricerie dès quinze jours, puis, à deux
ans, l’enfant intègre le pouponnat avant le bambinat à quatre ans et l’école à
six ! On pourrait penser que Godin voulait ainsi favoriser le travail des
femmes mais il n’en était rien puisqu’il refusait que ces dernières soient
employées dans ses structures sauf à être dans le besoin.
La classe
de dessin du cours complémentaire, 1899. Des
jeunes gens travaillent sous la surveillance du directeur des écoles et des
maîtres spéciaux, on notera la mixité de cette classe. Les filles y préparaient le brevet élémentaire de
l’enseignement primaire et passaient ensuite l’examen d’entrée à l’école
normale de Laon ». (© Collection Familistère
de Guise)
Le revers de la médaille
Les
méthodes d’enseignement sont d’avant-garde : suppression de tout
enseignement abstrait, apprentissage par le fait, l’expérience et le jeu,
stimulation concrète des sens par le raisonnement et la persuasion. Les peines
physiques sont proscrites et même la participation aux travaux maraîchers et à
l’entretien des jardins sont sujets à rétribution pour les enfants. L’organisation générale est
malgré tout très dirigiste : tous les matins, c’est le rassemblement dans
la cour du Familistère puis les enfants se dirigent vers l’école en chantant
des chansons à la gloire du travail dont certaines ont été spécialement
composées par Godin en personne. Le chemin est tracé par le fondateur : les
élèves sélectionnés pour leur intelligence iront aux cours supérieurs, financés
par l’association. Les autres élèves iront en apprentissage en vue de leur
entrée dans les métiers offerts par le Familistère et l’usine.
(© Collection
Familistère de Guise)
On
fête l’enfance et le travail
« C’est
un spectacle grandiose que ces solennités du Familistère, et bien propre à
faire comprendre aux sociétaires la distance qui les sépare de l’état d’abandon
où ils se trouvaient naguère dans la maison isolée. Au palais social, la
population ouvrière, sans sortir de chez elle, se donne le spectacle des
honneurs qui lui sont dus. La proclamation des mérites de la pratique
industrielle et la proclamation des progrès de l’enfance se font en présence
des parents, des amis et des nombreux curieux attirés de tous les points du
canton. » Jean-Baptiste
Godin
En 1867, Jean-Baptiste Godin
va créer la Fête du Travail, grand moment de retrouvailles pour tous et de mise
à l’honneur des métiers et des ouvriers. Cette dernière se tient le premier
dimanche de mai et anticipe de deux décennies le Premier mai de la
revendication de la journée de huit heures.
Diplôme de la Fête du
Travail 1873 remis à un ajusteur (© Collection Familistère de Guise)
Le trophée des ateliers
d’émaillage, Fête du Travail 1881 (© Collection Familistère de Guise)
Trophée du jardinage, Fête
du Travail 1881 (© Collection
Familistère de Guise)
Banquet de la Fête du travail dans la cour du pavillon
central, le 6 juin 1870 (© Collection
Familistère de Guise)
Fête du Travail au Familistère en 1909. (© Collection du Familistère de
Guise)
Dans
le pavillon central, pendant la fête du Travail du Familistère. Photographie
Roger Foret, vers 1960. (© Collection Familistère de Guise)
Cependant, une autre fête,
peut-être plus importante encore, avait été créée par l’industriel, bien avant,
en 1863 : la Fête de l’Enfance. A ces deux occasions, les habitants
pouvaient inviter des personnes extérieures et une foule importante se pressait
sous les verrières et sur les balcons, théâtres improvisés, pour assister à des
démonstrations ou spectacles. Alors, la société « endimanchée » du
Familistère accordait une attention toute particulière à ses enfants et
assurait la représentation qu’elle avait elle-même orchestré, plusieurs jours
avant la fête, en composant l’ornement des lieux selon les indications du
comité en charge des réjouissances : construction de la scène des
musiciens, installation de guirlandes, pose de décors allégoriques, de drapeaux
et d’écussons à devises.
Matinée
théâtrale enfantine au théâtre du Familistère de Guise à l'occasion de la fête
de l'Enfance. Photographie anonyme, 1899 (© Collection
Familistère de Guise)
Préparatifs
de la fête de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère, vers
1900 (© Collection Familistère de Guise)
Le
bal de la fête de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère.
Photographie anonyme, 1909. (© Collection
Familistère de Guise)
Fête
de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère. Carte postale, 1922.
(Catalogue Drouot)
Fête
de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère. Photographie
anonyme, 1933. (© Collection Familistère de Guise)
En ce qui concerne la Fête
des Enfants, elle avait traditionnellement lieu le premier dimanche de
septembre et le lundi suivant. C’était, pour les plus jeunes, l’occasion de
recevoir leur prix lors de la remise publique des récompenses aux élèves
méritants et l’opportunité était aussi donnée à tous d’offrir des spectacles
longuement répétés à l’école. Les journées étaient aussi ponctuées de jeux et
un bal final était donné, animé par l’harmonie du Familistère.
Répétition
d’orchestre dans le théâtre du Familistère, 1905 (© Collection
Familistère de Guise)
Conclusion
Jean-Baptiste Godin gèrera
la société du Familistère jusqu’à sa mort. Son successeur sera un
administrateur-gérant élu par l’Assemblée Générale de la société. L’aventure ne
prendra fin que le 22 juin 1968 avec la dissolution de l’association. Durant
une période d’un siècle, le Familistère n’aura connu que six administrateurs
dont Godin et Marie Moret, sa deuxième épouse.
Conseil de gérance en 1885. Les statuts
fonctionnent de façon hiérarchisée. Associés (élus), sociétaires, participants
et auxiliaires forment les catégories sociales selon leur capacité, leur
engagement et leur aptitude à la solidarité. L’association est dirigée par un
administrateur-gérant élu (à l’exception du fondateur Godin, assis au centre de
l’image). Détenteur de la signature sociale et unique responsable vis-à-vis des
tiers, il est assisté par le Conseil de gérance. (© Collection
Familistère de Guise)
L’assemblée des associés de
l’association coopérative du capital et du travail et les membres des
différentes sociétés du Familistère, 1893 (© Collection Familistère de Guise)
Maquette du Familistère (© Collection
Familistère de Guise)
Reconstitution d’un
appartement pour un ouvrier et sa famille vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)
Un vaste programme de
restauration a été entrepris par le Conseil Départemental de l’Aisne en 1998,
le programme Utopia. Le théâtre a été restauré
et équipé, il bénéficie d’une programmation au service de spectacles vivants,
de l’éducation ou de rencontres sur le thème de l’expérimentation sociale. La
mercerie est devenue la boutique et l’épicerie, une salle de projections et de
conférences dotée des technologies du 21e siècle. Le Familistère est toujours
partiellement habité par des copropriétaires descendants des familistériens. Le
projet prévoit de maintenir l’habitat dans le pavillon central restauré, et
dans l’aile droite en cours de restauration. L’aile gauche, elle aussi en
restauration, devrait accueillir un hôtel multistandard (1 à 4 étoiles) d’une
centaine de chambres.
Le Familistère de Guise fait
désormais l’objet d’un classement au titre des Monuments historiques depuis le
4 juillet 1991 tandis que son jardin est inscrit à la liste supplémentaire
depuis la même année. En 2010, il est devenu Musée de France avec 5 000 m²
d’exposition. La flamme Godin n’est pas éteinte.
Cérémonie
d’inauguration de la statue de Jean-Baptiste André Godin sur la place du Familistère. Photographie anonyme, 1889. (© Collection
Familistère de Guise)
«
Le Familistère vivra. L’idée qui y a donné naissance est impérissable, elle
vivra autant que le monde. Et quand les murs de briques qui nous abritent
seront tombés en poussière, les générations se transmettront le souvenir des
enseignements qui auront été incarnés ici. […] Les œuvres humaines vont se
perfectionnant sans cesse ; il en sera de même des associations coopératives,
mais la Société du Familistère n’en marquera pas moins dans l’histoire de
l’humanité une étape dont le souvenir restera. » Jean-Baptiste Godin, Conférence prononcée devant les ouvriers de Guise le 22 mai 1881
Certains, néanmoins, se sont
légitimement interrogés sur cette utopie de Godin, généreuse, novatrice et
moderne, en refusant d’adhérer au projet qu’ils trouvaient quelque peu
« dirigiste » (5). Dans son souhait d’offrir à
tous confort, sécurité, hygiène et éducation, Godin n’oublia-t-il pas la
personne au profit du groupe ? Que la communauté dissolve l’individu n’était-il
pas trop cher payé la juste redistribution des richesses ? Chacun fut juge. Ce
fonctionnement en vase clos a pu être lu comme le monde de la surveillance de
chacun par tous, mais c’est surtout cette fermeture au monde extérieur qui va
entraîner la rupture. Après 1880, Godin fait des familistériens des
actionnaires. Avec le temps, grâce aux facilités dont ils ont bénéficié pour
leurs études, les enfants des premiers ouvriers vont constituer une caste
privilégiée aux nombreux avantages sociaux, dont les intérêts vont diverger de
ceux de la masse des ouvriers de l’empire Godin
qui n’habitent pas le Familistère, par choix ou par impossibilité. De
tension en conflit, la fin de l’association interviendra en 1968. Ironie du
sort, elle sera rachetée, usine et habitat, par une entreprise capitaliste
classique… fin du rêve.
Pour
aller plus loin
Pour mieux connaître et comprendre
le devenir du Familistère après la mort de Godin :
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00862866/document
Sources et
bibliographie :
-
Godin (Jean-Baptiste André), Solutions sociales,
Guise, Les Éditions du Familistère, 2010 (réédition de l’ouvrage paru en
1871).
-
https://www.familistere.com/fr
-
Jongh (frères de), Ancienne Maison Godin.
Société du Familistère Colin & Cie. Guise (Aisne),
album composé de 20 vues du Familistère (un plan et 19 reproductions de
photographies « De Jongh Frères à Neuilly »), [1900].
-
L’album du Familistère,
Guise, Les Éditions du Familistère, 2017.
-
Annick BRAUMAN et al/, Jean-Baptiste André Godin,
1817-1888. Le Familistère de Guise ou les équivalents de la richesse,
seconde édition revue et augmentée, catalogue de l’exposition Bruxelles-Paris,
Archives d’architecture moderne – Centre national d’art et de culture
Georges-Pompidou, 1980.
-
COLLECTIF, Le Familistère Godin à Guise, Habiter
l’Utopie, Paris, Éditions de la Villette, coll. « Penser
l’espace », 1982.
-
Henri DESROCHE, La Société festive :
du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris, Seuil,
1975.
-
Jean-Baptiste André GODIN, Solutions sociales,
présentation et notes de Jean-Luc PINOL et Jean-François REY, réflexions de
René RABAUX, administrateur-gérant du Familistère de 1933 à 1954, Quimperlé,
Éditions La Digitale, 1871, rééd. 1979.
-
Jean-Luc PINOL, « Réaliser une utopie :
la vie quotidienne au Familistère Godin », Histoire par l'image [en
ligne], consulté le 18 Octobre 2017. URL : http://www.histoire-image.org/etudes/realiser-utopie-vie-quotidienne-familistere-godin
-
Michel Lallement, Le travail de l’utopie.
Godin et le Familistère de Guise, 2009.
(1) : Jean-Baptiste
André Godin est aujourd’hui considéré comme l’un des pères de l’économie
sociale.
Issu
d’un milieu modeste (fils de serrurier), il est obligé de quitter l’école à 11
ans pour aider son père, malgré sa soif de culture et de connaissances. A 18
ans, il part pour 2 ans de Tour de France des Compagnons. En sillonnant la
France, bien qu’ayant le gîte et le couvert assurés tous les jours, il découvre
la réalité misérable des conditions de vie des ouvriers fondeurs
qui travaillent 14 à 16 heures par jour, vivant
dans des masures obscures, sans hygiène, pour ne pas payer l’impôt mis sur les
portes et fenêtres.
A
20 ans, il retourne travailler chez son père avant son mariage arrangé avec
Esther, qui lui apporte une petite dot qui va lui permettre de créer un atelier
de fabrication de poêles de chauffage en fonte de fer en 1840. Vingt ans plus
tard, Jean-Baptiste Godin est devenu un grand capitaine d’industrie, à la tête
d’importantes fonderies et manufactures d’appareils de chauffage et de cuisson,
implantées à Guise et à Bruxelles, premier producteur mondial. Après s’être installé à Guise, il a acheté un
terrain de plusieurs hectares en bordure de l’Oise (les fonderies ayant besoin
de beaucoup d’eau). Il devient député « socialiste utopique phalanstérien »
de l’Aisne en 1871. L’idée de créer son propre « Palais social » s’impose alors
à Godin. A partir de 1859, il va le bâtir à côté de son usine et expérimenter
un projet original de société. Il le nommera « Familistère » (Palais des familles) et son mode
d’organisation et de réglementation sera celui d’une « association
coopérative du capital et du travail » (pas encore au sens de la loi de
1901 qui arrivera plus tard). Les travailleurs, hommes et femmes participeront
à la gestion et aux décisions. Ils
deviendront les propriétaires de l’usine et du palais.
Panneau
réalisé par Boscher-signalétique pour le Syndicat Mixte du Familistère Godin (© Collection
Familistère de Guise)
(2) : Charles
Fourier, philosophe, sera la figure marquante du socialisme utopique en France.
A une époque où les saint-simoniens
avaient une grande influence, il lança l’idée d’une société
communautaire agricole regroupée dans d’énormes bâtiments qui
accueilleraient jusqu’à 400
familles : les phalanstères.
Charles Fourier (1773-1837)
Dans son esprit, ce concept
aurait pu donner plus d’avantages à ses résidents que des maisons individuelles,
mutualisant des lieux inespérés pour l’époque : des bains, des centres de
loisirs, des lieux de réunions, un théâtre, des jardins, des lieux de
promenade, une école, une garderie, des magasins coopératifs… Fourier était
sans fortune et il passa toute sa vie à rechercher des donateurs qui lui
auraient permis de réaliser ses rêves de société idéale. Malgré de nombreuses
expériences de ce type en France et en Europe, menées par des mécènes privés,
presque toutes furent un échec.
Cependant, Charles Fourier fut
un théoricien qui inspira de nombreux notables et industriels socialisants de
son temps. Ses recherches pour atteindre l'harmonie universelle allèrent bien
au-delà de l'expérience des phalanstères dont on retient surtout l'aspect
matériel. Il avait une vraie pensée philosophique sur le sens de la vie et sur
l'organisation de la société dans ce monde où le capitalisme libéral naissant
considérait les prolétaires comme des masses à exploiter dans les pires
conditions.
(3) : « Des groupes sont formés pour
l’éducation intégrale et permanente des habitants. Un atelier de déclamation
apprend aux ouvriers à s’exprimer. Des bourses d’études sont distribuées. La
fille d’un ouvrier deviendra médecin en 1890.
A – Familistère central : logements, magasins. B – Aile gauche : logements et bibliothèque.
C – Aile droite : logements et salle du conseil D – Boulangerie, café, billard.
E – Ecoles maternelle et primaire. F – Théâtre G – Place
H – Boucherie, restaurant I – Ecurie et basses-cours J – Potager K – Buanderie,
bains L – Gazomètre M – Bureaux N – Bureaux
et dessin O – Fonderies,
magasins P – Parc
Jean-Baptiste
Godin supprime les intermédiaires et approvisionne directement les
familistériens dans ses magasins au meilleur prix. Il veut une alimentation
équilibrée et des produits de qualité. Au-delà des magasins, dont une épicerie
et une mercerie, des jardins d’agrément, du potager éducatif (toujours
cultivé), les habitants ont à disposition un véritable atelier de l’hygiène et de la santé physique.
La piscine du Familistère © Lisa Hör
A
proximité immédiate de la fonderie, grande consommatrice d’eau chaude, il
installe l’atelier de lessive, les cabines de bain, le séchoir et le « bassin d’apprentissage
de la natation » au plancher mobile. C’est une véritable piscine dont l’eau
chaude est changée chaque jour.
Quant au plancher, on peut le descendre à 2,5 m de profondeur et le remonter à
la surface, il s’adapte aux baigneurs : haut pour les enfants qui, considérés
comme les moins sales, se baignent le matin et en profondeur le soir (jusqu’à
2,50m) pour les adultes, et notamment les hommes qui reviennent de l’usine.
L’ambitieuse
expérimentation du Familistère et son organisation réformatrice et
révolutionnaire fonctionneront près d’un siècle. Longtemps méconnu,
Jean-Baptiste André Godin est considéré aujourd’hui comme l'un des pères de
l’économie sociale. » plkdenoetique. Com
(4) :
« Les salles de classe sont vastes et abondamment éclairées. Les
tables-bancs de deux places sont disposées en rangées largement espacées pour
faciliter la circulation des élèves et des instituteurs. Le mobilier,
ergonomique, est dessiné par le fondateur du Familistère en fonction de la
taille moyenne des enfants d’une même classe d’âge. Le matériel pédagogique
disposé sur les murs de la classe est abondant : figures géométriques,
planches zoologiques, images édifiantes ou décoratives, devises
(« L’instruction est un trésor »). Il est vraisemblable que l’usage
de ce matériel ait été inspiré par la créatrice de l’école maternelle moderne,
la fouriériste Marie Pape-Carpantier*
avec laquelle Godin et Marie Moret sont en relation. L’exercice de calcul
arithmétique, que l’institutrice a inscrit sur le tableau mobile, suit une
méthode mise au point par la compagne de Godin. Elle repose sur la manipulation
de bâtonnets en bois, qui représentent des unités qu’on peut réunir en fagots
pour former les dizaines. Les élèves s’appliquent à reproduire l’opération sur
leur table à l’aide des bâtonnets contenus dans la petite boîte placée devant
eux. L’éducation des plus petits enfants est d’autant plus efficace qu’elle est
attrayante : à l’issue de la séance de calcul, les mêmes bâtonnets servent
à réaliser des figures décoratives. »
Notice du 13 février 2018, Familistère de Guise
* https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/10/marie-pape-carpantier-pedagogue-et.html#more
(5) : Témoignage de Simone
Dorge habitante du Familistère depuis 1952 : « Passer
sur le tapis vert ».
Simone
Dorge habite le Familistère depuis 1952. © Lisa Hör
« Simone est l'une des dernières
habitantes du Familistère. Pour accéder aux privilèges de cette utopie sociale,
elle a dû faire ses preuves...
D'habitude, le pavillon
central fourmille de touristes venus visiter ces logements ouvriers. Mais en ce
lundi après-midi, le musée est fermé. Personne dans la cour, pas
âme qui vive sur les coursives de ce "palais social" construit par
Jean-Baptiste Godin, à la fin du XIXe siècle.
Pourtant, à la grande
époque, jusqu'à 1 750 personnes ont vécu dans le Familistère de Guise, dans
l'Aisne. Les ouvriers de l'usine de poêles Godin payaient 5% de leur salaire
pour un appartement salubre, lumineux, et vaste, avec l'eau courante à tous les
étages. Une révolution sociale à l'époque.
Aujourd'hui, l'usine tourne
toujours, sous un autre nom, mais le Familistère s'est dépeuplé. Seule l'aile
droite compte encore une vingtaine d'habitants, tous à la retraite.
Parmi eux, Simone Dorge, 82
ans, ouvre volontiers sa porte pour raconter son histoire. Mémoire des lieux,
elle a déjà témoigné plus de vingt fois auprès des médias. Son grand-père,
son père, ses oncles, tous ont travaillé à l'usine Godin. Elle-même a grandi à
Flavigny, à trois kilomètres d'ici.
C'est quand
elle se marie en 1952, qu'elle emménage au Familistère. Mais pour intégrer la
grande famille ouvrière et bénéficier des privilèges, comme les frais médicaux
pris en charge, elle doit patienter encore deux ans. Et réussir un examen de
passage...
Passer sur
le tapis vert
Son mari la prévient : elle doit passer "sur le tapis vert". Une formule
bien mystérieuse... Convoquée devant le conseil de gérance du Familistère, elle
entre dans une pièce où l'attendent une trentaine de personnes, dont le
directeur de l'usine.
"Au milieu, il y avait une grande table ovale
couverte de velours vert, les murs étaient tapissés de vert, les rideaux
étaient verts eux aussi...",
se souvient Simone. Elle comprend ce que signifie le nom de code de cet examen
de passage et esquisse un sourire, qui lui vaut la sympathie du jury.
Il lui énumère les règles de vie à respecter pour être
accepté comme un membre à part entière du Familistère. Pas de linge pendu aux
fenêtres, pas question de voir les femmes se promener en bigoudis sur les
balcons le matin... "Vous ne me verrez jamais comme ça,
intervient Simone, je me lève à
5h30 tous les jours."
Sa répartie et la bonne
réputation de son père lui font obtenir gain de cause. Elle est acceptée dans
le Familistère pour de bon.
En 1968, la société qui
rachète la coopérative ouvrière vend les appartements à la découpe. Simone et
son mari deviennent ainsi propriétaires.
À partir de 2000, un programme de rénovation contraint les habitants à
quitter le pavillon central. Aujourd'hui, Simone habite donc dans un
appartement de l'aile droite, qu'elle loue 150 euros par mois. Elle regrette
son ancien logement, mais, à son âge, ne s'imagine plus déménager ailleurs.
Elle pourrait bientôt gagner
de nouveaux voisins. Le syndicat mixte du Familistère, qui conduit les
rénovations, espère pouvoir louer les appartements à de nouvelles familles à
partir de 2020. » interview et propos recueilli par : © Lisa
Hör, https://www.18h39.fr/articles/la-drole-de-famille-du-familistere.html
http://passerelles.bnf.fr/films/familistere_01.php
P.P
Absolument passionnant. Compliments à toute l'équipe et merci!
RépondreSupprimerDepuis le temps où nous rêvons d'aller voir le fameux Familistère, ce devrait bientôt être chose faite grâce à cet excellent reportage.
RépondreSupprimerP.S. Une coquille s'est glissée dans le texte : "(il)fondera" au lieu de "(il)fondra".
Passionnant une belle decouverte apres en avoir entendu parlé... Ça
RépondreSupprimerreveille beaucoup de reflexions Felicitations à l'equipe..Et merci