mardi 27 avril 2021

Le Familistère de Guise

 

Du phalanstère au familistère

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L’école sociétaire fouriériste

Si la Révolution industrielle du 20ème siècle en France n’a pas bouleversé l’urbanisme dans son ensemble, certaines localités, où les mines furent exploitées et les industries développées, ont tout de même vu apparaître des « logements patronaux », à l’image de Montceau-les-Mines ou du Creusot. Les patrons de l’époque promurent les cités ouvrières, leurs cités ouvrières pourrait-on dire, dont l’idéal était l’isolement des familles par quartiers, dans des maisons unifamiliales. Jean-Baptiste Godin eut une tout autre conception : le Familistère, de l’utopie à la réalité…


Aux antipodes de nos cités minières du Bassin minier

Par évidence, pour nombre de patrons, il s’agissait de palier le manque dramatique de logements dans des sites souvent vierges de population, mais pas que, il fallait aussi assurer la paix sociale par le contrôle des ouvriers en ces temps où les idées « révolutionnaires » se propageaient. Malgré tout, il se trouva des industriels dont les idées divergeaient quelque peu et parmi eux Jean-Baptiste Godin qui entendait favoriser les relations sociales dans le cadre de l’habitat collectif qu’il construisit, un « palais social », selon ses propres termes, dont l’école ne serait pas exempte. L’idée était originale sans être tout à fait  nouvelle…


Bâtiment central et statue de Jean-Baptiste Godin (© Lisa Hör)

Ce baron de l’industrie, en créant le familistère de Guise voulait « donner aux ouvriers les équivalents de la richesse dans les domaines du logement, de l’hygiène, de la culture et de l’éducation ». Jean-Baptiste Godin (1), ouvrier serrurier, inventa le fameux poêle en fonte émaillée en 1840, le succès est immédiat. Il installe son atelier à Guise en 1846, atelier qui deviendra une vaste usine employant 300 ouvriers en 1865, passant rapidement à 900 en 1867.

«Ne pouvant faire un palais de la chaumière ou du galetas de chaque famille ouvrière, nous avons voulu mettre la demeure de l’ouvrier dans un Palais : le Familistère, en effet, n’est pas autre chose, c’est le palais du travail, c’est le PALAIS SOCIAL de l’avenir» Jean-Baptiste Godin (gallica.bnf)


Dès 1843, Godin fut membre de l’Ecole sociétaire fouriériste, ce qui influença le projet de construction de son familistère, du reste largement inspiré du phalanstère de Charles Fourier (2). Il publie ses Solutions sociales en 1871, alors que la Commune de Paris s’achève dans le sang. Pour lui, cette dernière est le symbole de la lutte des classes dans la violence ; dans son livre, il condamne la guerre civile et explique comment réaliser l’association du capital, du travail et du talent selon les préceptes de Charles Fourier. Il y développe sa vision idéale de la cité industrielle mariant l’habitat avec l’éducation et l’hygiène.

Le rêve réalisé

L’utopie sociale se réalise donc à Guise (Aisne), dans les Hauts-de-France. Godin y offre aux ouvriers de son usine « l’équivalent de la richesse » qu’il avait prôné, et ce, à travers la plus ambitieuse expérimentation sociale du monde industrialisé. En 1889, le familistère de Guise, ce sera :

-       490 appartements occupés.

-       1748 habitants.

-       482 écoliers.

-       50 berceaux à la nourricerie.

-       1000 places dans le théâtre.

-       2360 ouvrages dans la bibliothèque.

-       110 personnes au service de la communauté ;

-       1205 personnes à l’usine.


Le familistère autrefois et de nos jours (© Collection Familistère de Guise)

Trois pavillons d’habitation à trois étages, en forme de U autour d’une cour intérieure recouverte d’une verrière, furent construits. Le pavillon central a demandé 40 mois de chantier. Il comprenait 112 appartements (en 1865), 194 caves, 48 greniers, 8 fontaines (2 par niveau). L’aile gauche puis l’aile droite furent achevées en 1879. Tous les espaces communs (cours, galeries, cabinets d’aisance, magasins, théâtre, nourricerie) sont éclairés au gaz fourni par le gazomètre de l’usine.




La verrière à l’origine et de nos jours (© Collection Familistère de Guise)

Face à ces pavillons, furent édifiés l’économat, le théâtre, la bibliothèque et deux écoles mixtes obligatoires jusqu’à 14 ans. Le principe du familistère est alors simple : tous les membres de l’entreprise sont logés et jouissent des mêmes services, du fondateur au mouleur en passant par les enseignants ou les personnels d’entretien (3).


Le théâtre du Familistère rénové (© Lisa Hör)

Aile gauche du bâtiment central (wikipedia)

La prise en charge de l’enfance

La nourricerie et le pouponnat


La nourricerie du Familistère en 1899. Une crèche modèle qui réunit les dispositions réputées les plus favorables. La nourricerie est ouverte de jour comme de nuit. Sa capacité est de 50 berceaux. (phot. De Jongh Frères)



Le promenoir de la nourricerie du Familistère. Photographies anonymes, vers 1889 (© Collection Familistère de Guise)

Dès 1861, une crèche et un asile (ancêtre de l’école maternelle) sont ouverts dans le premier bâtiment d’habitation. En 1866 est construit, à l’arrière du familistère, le bâtiment qui abritera la crèche pour les petits, crèche que Godin préférera appeler nourricerie pour les enfants de 0 à 2 ans et pouponnat pour ceux de 2 à 4 ans.


Séance de jeu de construction dans le pouponnat du Familistère. Photographie anonyme, vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)

Il a été prévu que la communication entre le bâtiment principal et la crèche se ferait de plain-pied par le moyen d’un passage couvert et d’une galerie qui entourera l’édifice. Cette galerie servira aussi aux activités des enfants par temps de pluie ou de fort soleil et jouxtera le parc du Familistère. Hygiène et plein air traduiront ainsi les exigences éducatives de Godin inscrites dans les statuts de l’association coopérative du capital et du travail.


(phot. De Jongh Frères)

Ce sont des femmes du Familistère, salariées par l’association, qui sont chargées de la surveillance et des soins. Les berceaux sont faits d’un piétement en fonte de fer et d’une armature métallique directement fabriqués à l’usine. Une nouvelle crèche sera construite en 1914.



La nourricerie du Familistère de Guise, 1887 (© Collection Familistère de Guise)


Nourrissons et poupons devant la crèche du Familistère. Photographie anonyme, vers 1900. (© Collection Familistère de Guise)

L’école pour tous

Pour Jean-Baptiste Godin, le plus précieux des « équivalents de la richesse » reste l’accès de tous les enfants à l’éducation. En 1866, avant la construction de bâtiments adaptés à chaque degré d’enseignement, les services de l’éducation étaient établis dans des salles de l’économat pour la petite enfance et dans les bâtiments d’habitation pour l’école primaire. L’école devait, à l’évidence, être le cœur du Familistère et ainsi, la cour du pavillon central fut son préau et la grande place sa cour de récréation. Ces aménagements temporaires vont rapidement être abandonnés au profit de l’édification de deux bâtiments d’école pour les enfants de 4 à 14 ans en 1870.





Le théâtre et les écoles du Familistère autrefois (1881 et 1890) et de nos jours (© Collection Familistère de Guise)


Le théâtre et les écoles vus du pavillon central (© Collection Familistère de Guise)

Les salles de classes sont construites de part et d’autre du théâtre et sont reliées à ce dernier par deux cours couvertes, ce qui permet une communication directe entre l’école et la salle de spectacle. Deux autres bâtiments scolaires viendront s’adjoindre en retrait des précédents en 1882. Les nombreuses salles permettent une organisation pédagogique moderne par classe d’âge avant l’heure, les divisions s’organisent de la manière suivante : le bambinat de 4 à 6 ans, la petite école de 6 à 8 ans, la seconde école de 8 à 10 ans, la première école de 10 à 13 ans et le cours complémentaire à 14 ans pour les enfants ayant des facilités.


La troisième classe des écoles du Familistère. Photographie anonyme, 1899 (© Collection Archives départementales de l’Aisne)

Bien avant que les lois Ferry réglementent la construction des écoles et la composition du mobilier, l’architecture scolaire du Familistère est réfléchie de manière à assurer le confort des écoliers et rationnaliser l’enseignement. Les locaux sont vastes, aérés et éclairés de manière naturelle ou artificielle.


(© Collection Archives départementales de l’Aisne)

Lors de l’Exposition universelle de 1867, Godin découvre un prototype de pupitre à deux places alors que la majorité des écoles communales de cette époque n’utilisaient que de grands bancs collectifs. Les hygiénistes et éducateurs qu’il consulte alors préconisent l’utilisation de cette nouveauté non encore reconnue par les autorités académiques, ces bureaux permettant une meilleure circulation des élèves dans la classe. Godin enquête auprès des 400 enfants et jeunes adultes du Familistère âgés de 2 à 20 ans avant de s’engager dans un projet peu ordinaire en 1873 : « La hauteur du banc doit être le quart de la taille de l’enfant ; la hauteur du dessus du banc au bord du pupitre du cinquième de cette taille ; la distance du banc à l’aplomb du bord du pupitre ne doit avoir juste que ce qui est nécessaire pour que l’enfant puisse se tenir debout sans quitter sa place(..) ».


Classe de M. Loriette, 1886 (© Collection Familistère de Guise)

Une fois de plus, Godin passe du rêve à la réalité en faisant réaliser dans son usine, les quatre modèles de pupitres correspondant aux quatre tailles des écoliers des divisions de l’école du Familistère. Il espère, secrètement, que la République lui demandera d’équiper ses écoles primaires, un autre rêve…


(© Collection Familistère de Guise)

En 1896, près de 600 enfants sont scolarisés dans dix classes. Jean-Baptiste Godin n’imagina sans doute pas que son école traverserait le siècle. Une partie du bâtiment fut reconverti en bibliothèque en 1918 et devint bibliothèque municipale jusqu’en 1968 (année de dissolution de l’Association coopérative du Capital et du Travail), cette bibliothèque existe toujours. Les écoles maternelle et primaire sont devenues communales après 1968, elles furent nommées « Ecoles Godin » et classées au titre des Monuments historiques pour leurs façades et leurs toitures. Elles furent restaurées en même temps que le théâtre et font partie du site muséographique mais ne se visitent pas. Elles accueillent dorénavant près de 130 enfants de la commune de Guise.


(© Collection Familistère de Guise)

Une pédagoie novatrice

C’est à Marie Pape-Carpantier que Jean-Baptiste Godin fera appel lors de l’installation du bambinat du Familistère et à plusieurs autres pédagogues novateurs de l’époque pour créer son école. Il s’oriente vers des méthodes très peu mises en pratique jusqu’alors : développement intellectuel et physique harmonieux de l’enfant, règles de vie en société, apprentissage des matières générales (écriture, lecture, mathématiques, géographie et histoire naturelle) mais aussi des cours de gymnastique, des travaux manuels, du jardinage et des travaux artistiques qui trouvent un prolongement dans l’accès direct au théâtre avec des leçons de déclamation.


Une leçon sur les nombres avec boulier dans le pouponnat du Familistère. Photographie anonyme, vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)

L’éducation est prise en charge par des enseignants « professionnels » auxquels est accordé un matériel pédagogique très moderne : bouliers-compteurs, bouliers-numérateurs, jeux de construction, syllabaires et cartes murales (4)… La manipulation et le jeu préconisés par Friedrich Froebel remplacent la férule, l’émulation et la bienveillance sont de règle dans cette école où les châtiments corporels sont désormais interdits. C’est ainsi qu’est créée, en 1863, la Fête de l’Enfance lors de laquelle compliments et récompenses sont remis en grandes pompes.


(© Collection Familistère de Guise)

Nombre de spécialistes du système éducatif, officiellement ou officieusement, viendront visiter cette institution modèle. Citons parmi eux, la visite, en 1865, de Jean Macé qui fondera la Ligue de l’enseignement l’année suivante. Godin croit aux vertus de l’éducation collective et pense que l’éducation ne doit pas être confiée aux seules familles, c’est pourquoi son école est mixte et obligatoire jusqu’à 14 ans (les absences injustifiées sont passibles d’une amende) alors qu’en 1860 la loi autorise toujours le travail des enfants à partir de 10 ans… Les nourrissons sont donc confiés à la nourricerie dès quinze jours, puis, à deux ans, l’enfant intègre le pouponnat avant le bambinat à quatre ans et l’école à six ! On pourrait penser que Godin voulait ainsi favoriser le travail des femmes mais il n’en était rien puisqu’il refusait que ces dernières soient employées dans ses structures sauf à être dans le besoin.


La classe de dessin du cours complémentaire, 1899. Des jeunes gens travaillent sous la surveillance du directeur des écoles et des maîtres spéciaux, on notera la mixité de cette classe. Les filles y  préparaient le brevet élémentaire de l’enseignement primaire et passaient ensuite l’examen d’entrée à l’école normale de Laon ». (© Collection Familistère de Guise)

Le revers de la médaille

Les méthodes d’enseignement sont d’avant-garde : suppression de tout enseignement abstrait, apprentissage par le fait, l’expérience et le jeu, stimulation concrète des sens par le raisonnement et la persuasion. Les peines physiques sont proscrites et même la participation aux travaux maraîchers et à l’entretien des jardins sont sujets à rétribution  pour les enfants. L’organisation générale est malgré tout très dirigiste : tous les matins, c’est le rassemblement dans la cour du Familistère puis les enfants se dirigent vers l’école en chantant des chansons à la gloire du travail dont certaines ont été spécialement composées par Godin en personne. Le chemin est tracé par le fondateur : les élèves sélectionnés pour leur intelligence iront aux cours supérieurs, financés par l’association. Les autres élèves iront en apprentissage en vue de leur entrée dans les métiers offerts par le Familistère et l’usine.


(© Collection Familistère de Guise)

On fête l’enfance et le travail

« C’est un spectacle grandiose que ces solennités du Familistère, et bien propre à faire comprendre aux sociétaires la distance qui les sépare de l’état d’abandon où ils se trouvaient naguère dans la maison isolée. Au palais social, la population ouvrière, sans sortir de chez elle, se donne le spectacle des honneurs qui lui sont dus. La proclamation des mérites de la pratique industrielle et la proclamation des progrès de l’enfance se font en présence des parents, des amis et des nombreux curieux attirés de tous les points du canton. » Jean-Baptiste Godin

En 1867, Jean-Baptiste Godin va créer la Fête du Travail, grand moment de retrouvailles pour tous et de mise à l’honneur des métiers et des ouvriers. Cette dernière se tient le premier dimanche de mai et anticipe de deux décennies le Premier mai de la revendication de la journée de huit heures. 


Diplôme de la Fête du Travail 1873 remis à un ajusteur (© Collection Familistère de Guise)


Le trophée des ateliers d’émaillage, Fête du Travail 1881 (© Collection Familistère de Guise)


Trophée du jardinage, Fête du Travail 1881 (© Collection Familistère de Guise)


Banquet de la Fête du travail dans la cour du pavillon central, le 6 juin 1870  (© Collection Familistère de Guise)


Fête du Travail au Familistère en 1909. (© Collection du Familistère de Guise)


Dans le pavillon central, pendant la fête du Travail du Familistère. Photographie Roger Foret, vers 1960. (© Collection Familistère de Guise)

Cependant, une autre fête, peut-être plus importante encore, avait été créée par l’industriel, bien avant, en 1863 : la Fête de l’Enfance. A ces deux occasions, les habitants pouvaient inviter des personnes extérieures et une foule importante se pressait sous les verrières et sur les balcons, théâtres improvisés, pour assister à des démonstrations ou spectacles. Alors, la société « endimanchée » du Familistère accordait une attention toute particulière à ses enfants et assurait la représentation qu’elle avait elle-même orchestré, plusieurs jours avant la fête, en composant l’ornement des lieux selon les indications du comité en charge des réjouissances : construction de la scène des musiciens, installation de guirlandes, pose de décors allégoriques, de drapeaux et d’écussons à devises.


Matinée théâtrale enfantine au théâtre du Familistère de Guise à l'occasion de la fête de l'Enfance. Photographie anonyme, 1899 (© Collection Familistère de Guise)


Préparatifs de la fête de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère, vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)


Le bal de la fête de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère. Photographie anonyme, 1909. (© Collection Familistère de Guise)


Fête de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère. Carte postale, 1922. (Catalogue Drouot)


Fête de l’Enfance dans la cour du pavillon central du Familistère. Photographie anonyme, 1933. (© Collection Familistère de Guise)

En ce qui concerne la Fête des Enfants, elle avait traditionnellement lieu le premier dimanche de septembre et le lundi suivant. C’était, pour les plus jeunes, l’occasion de recevoir leur prix lors de la remise publique des récompenses aux élèves méritants et l’opportunité était aussi donnée à tous d’offrir des spectacles longuement répétés à l’école. Les journées étaient aussi ponctuées de jeux et un bal final était donné, animé par l’harmonie du Familistère.


Répétition d’orchestre dans le théâtre du Familistère, 1905 (© Collection Familistère de Guise)


Conclusion

Jean-Baptiste Godin gèrera la société du Familistère jusqu’à sa mort. Son successeur sera un administrateur-gérant élu par l’Assemblée Générale de la société. L’aventure ne prendra fin que le 22 juin 1968 avec la dissolution de l’association. Durant une période d’un siècle, le Familistère n’aura connu que six administrateurs dont Godin et Marie Moret, sa deuxième épouse.


Conseil de gérance en 1885. Les statuts fonctionnent de façon hiérarchisée. Associés (élus), sociétaires, participants et auxiliaires forment les catégories sociales selon leur capacité, leur engagement et leur aptitude à la solidarité. L’association est dirigée par un administrateur-gérant élu (à l’exception du fondateur Godin, assis au centre de l’image). Détenteur de la signature sociale et unique responsable vis-à-vis des tiers, il est assisté par le Conseil de gérance. (© Collection Familistère de Guise)


L’assemblée des associés de l’association coopérative du capital et du travail et les membres des différentes sociétés du Familistère, 1893 (© Collection Familistère de Guise)


Maquette du Familistère (© Collection Familistère de Guise)



Reconstitution d’un appartement pour un ouvrier et sa famille vers 1900 (© Collection Familistère de Guise)

Un vaste programme de restauration a été entrepris par le Conseil Départemental de l’Aisne en 1998, le programme Utopia. Le théâtre a été restauré et équipé, il bénéficie d’une programmation au service de spectacles vivants, de l’éducation ou de rencontres sur le thème de l’expérimentation sociale. La mercerie est devenue la boutique et l’épicerie, une salle de projections et de conférences dotée des technologies du 21e siècle. Le Familistère est toujours partiellement habité par des copropriétaires descendants des familistériens. Le projet prévoit de maintenir l’habitat dans le pavillon central restauré, et dans l’aile droite en cours de restauration. L’aile gauche, elle aussi en restauration, devrait accueillir un hôtel multistandard (1 à 4 étoiles) d’une centaine de chambres.

Le Familistère de Guise fait désormais l’objet d’un classement au titre des Monuments historiques depuis le 4 juillet 1991 tandis que son jardin est inscrit à la liste supplémentaire depuis la même année. En 2010, il est devenu Musée de France avec 5 000 m² d’exposition. La flamme Godin n’est pas éteinte.


Cérémonie d’inauguration de la statue de Jean-Baptiste André Godin  sur la place du Familistère. Photographie anonyme, 1889. (© Collection Familistère de Guise)

« Le Familistère vivra. L’idée qui y a donné naissance est impérissable, elle vivra autant que le monde. Et quand les murs de briques qui nous abritent seront tombés en poussière, les générations se transmettront le souvenir des enseignements qui auront été incarnés ici. […] Les œuvres humaines vont se perfectionnant sans cesse ; il en sera de même des associations coopératives, mais la Société du Familistère n’en marquera pas moins dans l’histoire de l’humanité une étape dont le souvenir restera. » Jean-Baptiste Godin, Conférence prononcée devant les ouvriers de Guise le 22 mai 1881

Certains, néanmoins, se sont légitimement interrogés sur cette utopie de Godin, généreuse, novatrice et moderne, en refusant d’adhérer au projet qu’ils trouvaient quelque peu « dirigiste » (5). Dans son souhait d’offrir à tous confort, sécurité, hygiène et éducation, Godin n’oublia-t-il pas la personne au profit du groupe ? Que la communauté dissolve l’individu n’était-il pas trop cher payé la juste redistribution des richesses ? Chacun fut juge. Ce fonctionnement en vase clos a pu être lu comme le monde de la surveillance de chacun par tous, mais c’est surtout cette fermeture au monde extérieur qui va entraîner la rupture. Après 1880, Godin fait des familistériens des actionnaires. Avec le temps, grâce aux facilités dont ils ont bénéficié pour leurs études, les enfants des premiers ouvriers vont constituer une caste privilégiée aux nombreux avantages sociaux, dont les intérêts vont diverger de ceux de la masse des ouvriers de l’empire Godin  qui n’habitent pas le Familistère, par choix ou par impossibilité. De tension en conflit, la fin de l’association interviendra en 1968. Ironie du sort, elle sera rachetée, usine et habitat, par une entreprise capitaliste classique… fin du rêve.

 

Pour aller plus loin 


Pour  mieux connaître et comprendre le devenir du Familistère après la mort de Godin :

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00862866/document

Sources et bibliographie :

-       Godin (Jean-Baptiste André), Solutions sociales, Guise, Les Éditions du Familistère, 2010 (réédition de l’ouvrage paru en 1871).

-       https://www.familistere.com/fr

-       Jongh (frères de), Ancienne Maison Godin. Société du Familistère Colin & Cie. Guise (Aisne), album composé de 20 vues du Familistère (un plan et 19 reproductions de photographies « De Jongh Frères à Neuilly »), [1900].

-       L’album du Familistère, Guise, Les Éditions du Familistère, 2017.

-       Annick BRAUMAN et al/Jean-Baptiste André Godin, 1817-1888. Le Familistère de Guise ou les équivalents de la richesse, seconde édition revue et augmentée, catalogue de l’exposition Bruxelles-Paris, Archives d’architecture moderne – Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, 1980.

-       COLLECTIF, Le Familistère Godin à Guise, Habiter l’Utopie, Paris, Éditions de la Villette, coll. « Penser l’espace », 1982.

-       Henri DESROCHE, La Société festive : du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, Paris, Seuil, 1975.

-       Jean-Baptiste André GODIN, Solutions sociales, présentation et notes de Jean-Luc PINOL et Jean-François REY, réflexions de René RABAUX, administrateur-gérant du Familistère de 1933 à 1954, Quimperlé, Éditions La Digitale, 1871, rééd. 1979.

-       Jean-Luc PINOL, « Réaliser une utopie : la vie quotidienne au Familistère Godin », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 18 Octobre 2017. URL : http://www.histoire-image.org/etudes/realiser-utopie-vie-quotidienne-familistere-godin

-       Michel Lallement, Le travail de l’utopie. Godin et le Familistère de Guise, 2009.

(1) : Jean-Baptiste André Godin est aujourd’hui considéré comme l’un des pères de l’économie sociale.

Issu d’un milieu modeste (fils de serrurier), il est obligé de quitter l’école à 11 ans pour aider son père, malgré sa soif de culture et de connaissances. A 18 ans, il part pour 2 ans de Tour de France des Compagnons. En sillonnant la France, bien qu’ayant le gîte et le couvert assurés tous les jours, il découvre la réalité misérable des conditions de vie des ouvriers fondeurs
qui travaillent 14 à 16 heures par jour, vivant dans des masures obscures, sans hygiène, pour ne pas payer l’impôt mis sur les portes et fenêtres.

A 20 ans, il retourne travailler chez son père avant son mariage arrangé avec Esther, qui lui apporte une petite dot qui va lui permettre de créer un atelier de fabrication de poêles de chauffage en fonte de fer en 1840. Vingt ans plus tard, Jean-Baptiste Godin est devenu un grand capitaine d’industrie, à la tête d’importantes fonderies et manufactures d’appareils de chauffage et de cuisson, implantées à Guise et à Bruxelles, premier producteur mondial. Après  s’être installé à Guise, il a acheté un terrain de plusieurs hectares en bordure de l’Oise (les fonderies ayant besoin de beaucoup d’eau). Il devient député « socialiste utopique phalanstérien » de l’Aisne en 1871. L’idée de créer son propre « Palais social » s’impose alors à Godin. A partir de 1859, il va le bâtir à côté de son usine et expérimenter un projet original de société. Il le nommera « Familistère » (Palais des familles) et son mode d’organisation et de réglementation sera celui d’une « association coopérative du capital et du travail » (pas encore au sens de la loi de 1901 qui arrivera plus tard). Les travailleurs, hommes et femmes participeront à la gestion et aux décisions. Ils deviendront les propriétaires de l’usine et du palais.


Panneau réalisé par Boscher-signalétique pour le Syndicat Mixte du Familistère Godin (© Collection Familistère de Guise)

(2) : Charles Fourier, philosophe, sera la figure marquante du socialisme utopique en France. A une époque où les saint-simoniens  avaient une grande influence, il lança l’idée d’une société communautaire agricole regroupée dans d’énormes bâtiments qui accueilleraient  jusqu’à 400 familles : les phalanstères.


Charles Fourier (1773-1837)

Dans son esprit, ce concept aurait pu donner plus d’avantages à ses résidents que des maisons individuelles, mutualisant des lieux inespérés pour l’époque : des bains, des centres de loisirs, des lieux de réunions, un théâtre, des jardins, des lieux de promenade, une école, une garderie, des magasins coopératifs… Fourier était sans fortune et il passa toute sa vie à rechercher des donateurs qui lui auraient permis de réaliser ses rêves de société idéale. Malgré de nombreuses expériences de ce type en France et en Europe, menées par des mécènes privés, presque toutes furent un échec.

Cependant, Charles Fourier fut un théoricien qui inspira de nombreux notables et industriels socialisants de son temps. Ses recherches pour atteindre l'harmonie universelle allèrent bien au-delà de l'expérience des phalanstères dont on retient surtout l'aspect matériel. Il avait une vraie pensée philosophique sur le sens de la vie et sur l'organisation de la société dans ce monde où le capitalisme libéral naissant considérait les prolétaires comme des masses à exploiter dans les pires conditions.

(3) : « Des groupes sont formés pour l’éducation intégrale et permanente des habitants. Un atelier de déclamation apprend aux ouvriers à s’exprimer. Des bourses d’études sont distribuées. La fille d’un ouvrier deviendra médecin en 1890.


– Familistère central : logements, magasins.  B – Aile gauche : logements et bibliothèque.   C – Aile droite : logements et salle du conseil D – Boulangerie, café, billard.     – Ecoles maternelle et primaire. – Théâtre  G – Place  – Boucherie, restaurant  I – Ecurie et basses-cours   J – Potager – Buanderie, bains  L – Gazomètre  M – Bureaux  N – Bureaux et dessin O – Fonderies, magasins    – Parc

Jean-Baptiste Godin supprime les intermédiaires et approvisionne directement les familistériens dans ses magasins au meilleur prix. Il veut une alimentation équilibrée et des produits de qualité. Au-delà des magasins, dont une épicerie et une mercerie, des jardins d’agrément, du potager éducatif (toujours cultivé), les habitants ont à disposition un véritable atelier de l’hygiène et de la santé physique.


La piscine du Familistère © Lisa Hör

A proximité immédiate de la fonderie, grande consommatrice d’eau chaude, il installe l’atelier de lessive, les cabines de bain, le séchoir et le « bassin d’apprentissage de la natation » au plancher mobile. C’est une véritable piscine dont l’eau chaude est changée chaque jour.
Quant au plancher, on peut le descendre à 2,5 m de profondeur et le remonter à la surface, il s’adapte aux baigneurs : haut pour les enfants qui, considérés comme les moins sales, se baignent le matin et en profondeur le soir (jusqu’à 2,50m) pour les adultes, et notamment les hommes qui reviennent de l’usine.

L’ambitieuse expérimentation du Familistère et son organisation réformatrice et révolutionnaire fonctionneront près d’un siècle. Longtemps méconnu, Jean-Baptiste André Godin est considéré aujourd’hui comme l'un des pères de l’économie sociale. » plkdenoetique. Com

(4) : « Les salles de classe sont vastes et abondamment éclairées. Les tables-bancs de deux places sont disposées en rangées largement espacées pour faciliter la circulation des élèves et des instituteurs. Le mobilier, ergonomique, est dessiné par le fondateur du Familistère en fonction de la taille moyenne des enfants d’une même classe d’âge. Le matériel pédagogique disposé sur les murs de la classe est abondant : figures géométriques, planches zoologiques, images édifiantes ou décoratives, devises (« L’instruction est un trésor »). Il est vraisemblable que l’usage de ce matériel ait été inspiré par la créatrice de l’école maternelle moderne, la fouriériste Marie Pape-Carpantier* avec laquelle Godin et Marie Moret sont en relation. L’exercice de calcul arithmétique, que l’institutrice a inscrit sur le  tableau mobile, suit une méthode mise au point par la compagne de Godin. Elle repose sur la manipulation de bâtonnets en bois, qui représentent des unités qu’on peut réunir en fagots pour former les dizaines. Les élèves s’appliquent à reproduire l’opération sur leur table à l’aide des bâtonnets contenus dans la petite boîte placée devant eux. L’éducation des plus petits enfants est d’autant plus efficace qu’elle est attrayante : à l’issue de la séance de calcul, les mêmes bâtonnets servent à réaliser des figures décoratives. » Notice du 13 février 2018, Familistère de Guise

* https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/10/marie-pape-carpantier-pedagogue-et.html#more

(5) : Témoignage de Simone Dorge habitante du Familistère depuis 1952 : « Passer sur le tapis vert ».


Simone Dorge habite le Familistère depuis 1952. © Lisa Hör

« Simone est l'une des dernières habitantes du Familistère. Pour accéder aux privilèges de cette utopie sociale, elle a dû faire ses preuves...

D'habitude, le pavillon central fourmille de touristes venus visiter ces logements ouvriers. Mais en ce lundi après-midi, le musée est fermé. Personne dans la cour, pas âme qui vive sur les coursives de ce "palais social" construit par Jean-Baptiste Godin, à la fin du XIXe siècle.

Pourtant, à la grande époque, jusqu'à 1 750 personnes ont vécu dans le Familistère de Guise, dans l'Aisne. Les ouvriers de l'usine de poêles Godin payaient 5% de leur salaire pour un appartement salubre, lumineux, et vaste, avec l'eau courante à tous les étages. Une révolution sociale à l'époque.

Aujourd'hui, l'usine tourne toujours, sous un autre nom, mais le Familistère s'est dépeuplé. Seule l'aile droite compte encore une vingtaine d'habitants, tous à la retraite.

Parmi eux, Simone Dorge, 82 ans, ouvre volontiers sa porte pour raconter son histoire. Mémoire des lieux, elle a déjà témoigné plus de vingt fois auprès des médias. Son grand-père, son père, ses oncles, tous ont travaillé à l'usine Godin. Elle-même a grandi à Flavigny, à trois kilomètres d'ici.

C'est quand elle se marie en 1952, qu'elle emménage au Familistère. Mais pour intégrer la grande famille ouvrière et bénéficier des privilèges, comme les frais médicaux pris en charge, elle doit patienter encore deux ans. Et réussir un examen de passage...

Passer sur le tapis vert

Son mari la prévient : elle doit passer "sur le tapis vert". Une formule bien mystérieuse... Convoquée devant le conseil de gérance du Familistère, elle entre dans une pièce où l'attendent une trentaine de personnes, dont le directeur de l'usine.

"Au milieu, il y avait une grande table ovale couverte de velours vert, les murs étaient tapissés de vert, les rideaux étaient verts eux aussi...", se souvient Simone. Elle comprend ce que signifie le nom de code de cet examen de passage et esquisse un sourire, qui lui vaut la sympathie du jury.

Il lui énumère les règles de vie à respecter pour être accepté comme un membre à part entière du Familistère. Pas de linge pendu aux fenêtres, pas question de voir les femmes se promener en bigoudis sur les balcons le matin... "Vous ne me verrez jamais comme ça, intervient Simone, je me lève à 5h30 tous les jours."

Sa répartie et la bonne réputation de son père lui font obtenir gain de cause. Elle est acceptée dans le Familistère pour de bon.

En 1968, la société qui rachète la coopérative ouvrière vend les appartements à la découpe. Simone et son mari deviennent ainsi propriétaires.

À partir de 2000, un programme de rénovation contraint les habitants à quitter le pavillon central. Aujourd'hui, Simone habite donc dans un appartement de l'aile droite, qu'elle loue 150 euros par mois. Elle regrette son ancien logement, mais, à son âge, ne s'imagine plus déménager ailleurs.

Elle pourrait bientôt gagner de nouveaux voisins. Le syndicat mixte du Familistère, qui conduit les rénovations, espère pouvoir louer les appartements à de nouvelles familles à partir de 2020. » interview et propos recueilli par : © Lisa Hör, https://www.18h39.fr/articles/la-drole-de-famille-du-familistere.html


http://passerelles.bnf.fr/films/familistere_01.php

P.P


3 commentaires:

  1. Absolument passionnant. Compliments à toute l'équipe et merci!

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  2. Depuis le temps où nous rêvons d'aller voir le fameux Familistère, ce devrait bientôt être chose faite grâce à cet excellent reportage.

    P.S. Une coquille s'est glissée dans le texte : "(il)fondera" au lieu de "(il)fondra".

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  3. Passionnant une belle decouverte apres en avoir entendu parlé... Ça
    reveille beaucoup de reflexions Felicitations à l'equipe..Et merci

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