vendredi 9 avril 2021

Vercingétorix à l'école

 

Le roman national

Toute une histoire !


Vercingétorix, figure emblématique du roman national patriotique, Petit Lavisse, 1913

Le débat n’est pas clos

Périodiquement, le débat sur le retour du « roman national » dans l’enseignement de l’histoire refait surface. Il y a quelques années, lors de la parution des nouveaux programmes d’histoire, certains, y compris des historiens, prônaient ce retour de l’enseignement du « roman national ». Pour comprendre cette mouvance, il faut remonter à l’école voulue par Jules Ferry et à un certain Ernest Lavisse qui répondit à l’appel de la patrie.



Journal pour les écoles Le Petit Quotidien, extrait (collection musée)


Jules Ferry : du positivisme au patriotisme

Après le boom de la révolution industrielle et avant la guerre de 1870, Jules Ferry est fervent positiviste, comme nombre de républicains. Il a une vision européenne, ou plutôt « occidentale », de l’évolution de l’humanité, le reste du monde n’est qu’une question de colonisation. Il rêve d’une unification pacifique, industrielle et commerciale de cette Europe.

Seulement la guerre de 1870 et la victoire allemande font voler ses perspectives en éclats et il déclare alors qu’il est impossible de perpétuer, « dans une Europe enivrée de l’esprit de nationalité », les principes qui furent les siens, il le déplore dans un discours le 21 novembre 1891 : « Nous vivons sous une loi de fer ; s’il faut faire des lois de fer, nous savons les faire et nous les avons faites. » De là viendra la volonté de Jules Ferry  d’instaurer une véritable « religion de la patrie » qui « n’admet pas de dissidents » (discours de Nancy, 10 août 1881).


(collection musée)

A l’évidence, cette « religion » ne pourra passer que par l’école primaire… « Pour bien aimer la patrie, il faut bien la connaître et la piété envers la patrie n’est pas faite seulement de sentiment et de tendresse mais aussi de savoir : c’est pourquoi l’enseignement de l’histoire est appelé à jouer un grand rôle éducateur. » (Discours aux sociétés savantes du 15 avril 1882). Cependant, Jules Ferry  confirme implicitement la séparation entre l’école communale-école du peuple et le secondaire, non encore gratuit, et toujours réservé de fait aux élites. Cet enseignement de l’histoire foncièrement idéologique restera donc pour longtemps l’apanage de l’école primaire publique, laïque et obligatoire. Il ne saurait être celui des élites du secondaire fondé sur d’autres bases que sont la culture de l’antiquité, les humanités classiques et l’Europe. Du reste, les programmes d’histoire de 1890 pour les classes de troisième à la terminale ne sont-ils pas intitulés « Histoire de l’Europe et de la France » tandis que ceux de la sixième à la quatrième sont consacrés à l’« Histoire ancienne ».


Ernest Lavisse 1842-1922 (Galica/BNF)

L’appel est entendu par l’historien Ernest Lavisse (1) qui s’attèle immédiatement à la tâche : « A l’enseignement  historique incombe le glorieux devoir de faire aimer et comprendre la patrie (..). Si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales (..), s’il n’a point appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie (..), l’instituteur aura perdu son temps » (in Revue pédagogique, juillet 1891).


(collection musée)

Ferdinand Buisson préconise aussi l’enseignement du roman national dans son Dictionnaire pédagogique. Dans son article Histoire, en 1887, il écrit qu’il ne serait être question d’enseigner l’histoire « avec le calme qui sied à l’enseignement de la règle des participes ; il s’agit de la chair de notre chair et du sang de notre sang (..) ; l’histoire ne s’apprend pas par cœur, mais avec le cœur (..) faisons leur aimer nos ancêtres les gaulois et les forêts des druides, Charles Martel à Poitiers, Roland à Roncevaux, Jeanne d’Arc, Bayard, tous nos héros du passé, même enveloppés de légendes (..) Puisque la religion ne sait plus avoir prise sur les âmes, puisque le paysan n’est plus guère occupé de la matière et passionné que pour les intérêts, cherchons dans l’âme des enfants l’étincelle divine ; animons-la de notre souffle. Les devoirs, il sera d’autant plus aisé de les faire comprendre que l’imagination des élèves, charmée par des peintures et des récits, rendra leur raison enfantine plus attentive et docile. »


(collection musée)

« Nos ancêtres les Gaulois », voilà un bon début pour une histoire de France, surtout quand elle est enseignée dans les colonies, aux petits « indigènes ». Mais pourquoi pas nos ancêtres les romains ? Ou les Germains, les Celtes, les Francs ? Force est de constater que cette affirmation, comme d’autres d’ailleurs, est une pure création du 19ème siècle, un mythe de plus véhiculé par le manuel le Petit Lavisse, qui fut le bréviaire de plusieurs générations d’écoliers depuis les années 1880 jusque dans les années 1930. Cette affirmation indignait déjà les historiens de l’époque et Charles Seignobos, auteur de manuels scolaires, s’insurgeait en 1937 : « Même si nous avons hérité de leur langue, nous ne descendons pas des Gaulois ! ». Il affirmait dans son Histoire sincère de la nation française, que c’était une légende abondamment colportée dans les écoles de la Troisième République, qui avait servi les intérêts de la propagande d’Etat au détriment de la vérité historique. Cette vision « gauloise » ne s’accompagnait-elle pas, notait Seignobos, de l’invention de l’ennemi héréditaire, le germain ? Mauvais souvenir de la guerre de 1870 peut-être.


(archives nationales)

Le roman national

C’est à Ernest Lavisse que l’on doit le concept de « roman national », bien qu’il n’en ait pas inventé l’expression venue plus tard et qui sera popularisée par Pierre Nora. Si le système aristocratique garantissait les places en fonction de la naissance, la République lui a substitué une méritocratie qui récompense les élites : choisir les meilleurs, toujours et partout, est le premier principe républicain.

On pourrait définir cette notion de « roman national » par la capacité à mettre en récit des faits ou des personnages historiques choisis comme « significatifs ». Chez les écoliers, ce pouvait être un moyen de glisser doucement du merveilleux des contes au factuel de l’Histoire. Ernest Lavisse charge ainsi l’histoire scolaire d’une véritable mission: il s’agit, en construisant des liens entre le passé, le présent et l’avenir, de fournir un socle culturel aux enfants qui ont naturellement, selon lui, un amour spontané pour leur patrie : « Aimer la France parce qu’elle est belle et qu’il y fait bon vivre n’est pas du patriotisme ». 


Rossignol©collection (collection musée)

Alors, quelle histoire enseigner à ces enfants de la patrie pour en faire de vrais patriotes ? Le « Petit Lavisse » propose un récit tantôt descriptif, tantôt chronologique, en commençant par l’histoire de deux peuples, les Gaulois puis les Francs. De cette dernière découle celle d’un pays nommé France, respectivement féodale, monarchique, post-révolutionnaire. Dès lors, l’histoire n’est plus celle des peuples mais devient celle des dynasties, des rois, des personnages illustres, sortis des oubliettes ou même réinventés. Enfin est abordée la « déstabilisation » révolutionnaire et sa succession de régimes.

La dernière partie du manuel est intitulée « Les devoirs de la France » qui explique le désastre de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Moselle par le fait que les Allemands n’aiment pas plus leur pays que les Français mais qu’ils sont davantage préparés à la guerre pour le défendre. Le constat est donc qu’il « ne faut pas aimer ceux qui nous haïssent et qu’il faut aimer avant tout et par-dessus tout la France notre patrie, l’humanité ensuite. »


Rossignol©collection (collection musée)

Si la pensée de Lavisse se construit dans l’école de Jules Ferry et dans un régime républicain encore balbutiant, les républicains sont désormais sûrs de tenir les rênes du pouvoir et peuvent enfin construire une France conforme à l’héritage de la Révolution française. Toutefois, cette vision de la France va se faire contre une partie des Français restés conservateurs et surtout contre une force sociale et politique très puissante : l’Eglise catholique. Il serait naïf aussi d’oublier qu’une grande partie des enfants du peuple ouvrier et paysan reste à scolariser au début de l’école « obligatoire » de Jules ferry ; à scolariser, certes, mais du point de vue des républicains, à « acculturer », en leur apprenant le français pour beaucoup (comme en Bretagne de langue celtique), l’hygiène, les règles de vie en société et les principes de la toute nouvelle démocratie.

De fait, l’enseignement de l’histoire revêt la même fonction politique de formation d’une communauté nationale que d’autres matières que sont l’instruction civique et la morale, en s’appuyant sur l’idée d’un territoire national perçu comme amputé , résultat d’une défaite honteuse dont un régime politique injuste était responsable : le Second Empire.


(collection musée)

Les nostalgiques du roman national

Quid du roman national de nos jours ? La volonté de la Troisième République de construire une histoire patriotique qui soit une histoire nationale et une volonté de nos jours de restaurer une histoire patrimoniale égarée sont sans comparaison possible. Comme toujours en histoire, tout est question de contexte. Les tenants du « récit » ou « roman national » ont  toujours été mus par l’idée de rendre l’école à sa mission première d’instruction de l’individu. Leur discours est le plus souvent fondé sur la valorisation du passé et la déploration du présent en s’appuyant sur trois arguments : la dénonciation du recul de l’autorité au profit de la libération des individus, le refus de transmettre des savoirs au profit de la créativité individuelle, le refus de délivrer des contenus stables au profit de la construction de l’esprit critique.


Clovis, choisi par dieu pour certains, opportuniste pour d’autres,  Rossignol©collection (collection musée)

Cette apologie d’un passé, qui fonde les critiques de notre école contemporaine, s’appuie sur une référence idéalisée, jamais clairement située dans le temps ou alors assimilée aux temps fondateurs de l’école : la nostalgie de l’école de Jules Ferry en fait. Notre école de la décadence aurait renié son héritage et remplacé l’école de la Troisième République. Soit, mais une telle position résiste-t-elle à l’examen historique ? Pas sûr…


La mort de Bara, Rossignol©collection (collection musée)

Au lendemain de la Grande Guerre, bien avant la fin de la troisième République, le système scolaire initié par Jules Ferry s’ébrèche déjà. Des voix s’élèvent pour douter d’une école qui a formé une jeunesse juste bonne à servir de chair à canon, comme ses instituteurs, dans un tragique massacre. Ces voix, avant 1914, accusaient aussi l’école de Jules Ferry de ne pas être l’école de tous les français, distinguant l’école primaire « populaire » des collèges et des lycées réservés aux classes sociales favorisées.

De fait, la révolution intellectuelle, menée par l’école des Annales dans les années 20, fit que l’enseignement de l’histoire dans les universités n’alla plus dans le sens de l’histoire que l’on dispensait à la fin du 19ème siècle sous l’égide d’Ernest Lavisse, à lui seul, véritable monument de l’école de Jules Ferry.


Jaurès, Rossignol©collection (collection musée)

Les Instructions du 20 juin 1923

Les premières entorses au roman national patriotique

Il est communément admis que ce sont les mouvements d’idées  des années 60 qui ont remis en cause l’enseignement de l’histoire mais qu’en était-il du roman scolaire entre 1920 et 1940 ? On peut, à l’évidence, déceler une volonté d’abandon de ce dernier dans les textes officiels de 1923 et ceux de 1938. On a observé, notamment après 1968, un passage de la Patrie au Travailleur, un mouvement du national au social dans la vision de la société. Mais cette évolution n’était-elle pas en germe dans les textes de l’Entre-deux-guerres ? L’examen de cette période pourrait ébranler l’idée d’un temps réputé immobile de la Troisième République.

Contrairement aux idées reçues, Jule Ferry ne crée pas une école aux contenus et aux valeurs stables. L’enseignement de l’histoire ne cesse de changer entre les deux guerres. Les programmes et les manuels portent le traumatisme de la tuerie de masse de 14-18. Les mots de paix, de patrie, de nation n’ont plus le même sens, ni à l’école, ni dans la société. Le récit national ne se termine plus par la République mais par la société des nations et, à nouveau, le « petit Lavisse » d’Ernest va prendre la tête du changement. C’est le premier coup fatal pour le roman national : la prise de mesure de l’ombre portée  de la guerre sur l’histoire enseignée désormais. 


(collection musée)

Si, au cours des années 20, la société française s’interroge sur le « patriotisme » exacerbé, les instituteurs et leurs syndicats souhaitent un enseignement de la paix. C’est dans ce contexte de remise en cause que Paul Lapie, Directeur de l’enseignement primaire depuis 1914, va rédiger les nouveaux programmes de 1923. Il publie de nombreux articles dans la Revue pédagogique et, contrairement aux attentes des maîtres, ainsi définit-il le devoir de l’instituteur : « Le devoir de l’instituteur, à l’heure présente, [...] c’est de donner aux enfants le culte de la famille. C’est de leur inspirer une morale d’une indiscutable pureté ; c’est de leur inspirer le respect d’eux-mêmes, le souci de leur dignité et de leur délicatesse morale ; le respect de la jeune fille et de la femme ; l’oubli de soi et le dévouement aux siens ; le mépris de la souffrance et l’esprit du sacrifice ; l’amour des vertus domestiques ; l’amour de la patrie et de son idéal. Tous ces devoirs, pour s’appuyer sur la raison, sur la science comme sur la conscience, n’en ont pas moins une autorité supérieure à l’autorité mystérieuse d’une religion dont on ne peut plus ne pas contester les titres ». En ce sens, Lapie ne renie pas ses origines de fils d’instituteur et homme de la frontière de l’Est, né en 1869.


Paul Lapie (1869-1927)

Ainsi, les nouveaux programmes sont publiés le 23 février 1923, suivis par les Instructions du 20 juin. De fait, ces textes restent fidèles aux programmes précédents de 1887 qui, eux-mêmes, reprenaient les textes fondateurs de 1882. On fixe à l’enseignement primaire comme objectif de conserver les grandes lignes de l’ère Ferry mais, toutefois, de « préciser l’emploi du temps, simplifier et graduer les programmes, vivifier les méthodes, coordonner les disciplines » tout en précisant que « Le souci des réalités urgentes ne nous fera pas négliger le culte de l’idéal (..) Les deux fins de l’enseignement primaire doivent être considérées comme les deux aspects d’une fin unique. Le travailleur, le citoyen, l’homme, ne sont pas trois êtres différents, mais trois aspects d’un même être. » Introduction des Instructions, pages 29 et 30. On peut identifier ici un effet de la guerre sur le nouveau cadre de l’enseignement.

Le culte de l’idéal reprend donc « deux aspects d’une fin unique », les deux idéaux majeurs de l’école républicaine d’avant 1914 : la laïcité et le patriotisme. Et c’est dans le domaine de la morale, cher au philosophe qu’il est, que Paul Lapie va développer le volet laïciste. Ce retour à l’offensive laïque annonce la Cartel de 1924. Dès lors, la mention des « devoirs envers Dieu » disparaît des programmes du cours moyen et du cours supérieur. Il y aura consensus de la société française sur cette volonté de laïcisation des institutions dont la preuve notoire peut être l’échec de la réintroduction des « devoirs envers Dieu » à l’école par Jacques Chevalier, membre du gouvernement de Vichy, en 1941. En revanche, les Instructions officielles de 1923 restent en complet déphasage quant à l’évolution des réflexions des enseignants au sujet de l’enseignement de l’histoire et de la géographie (2).


(collection privée)

Les Instructions du 20 septembre 1938

La recherche d’un nouveau roman national populaire et pacifique

Quinze ans après les instructions de 1923, ce sont les débats du 20èmè siècle qui inspirent les nouveaux textes. Les nouveaux programmes, même s’ils affichent une certaine continuité, sont fondateurs à deux titres : la politique annonçant le collège unique (l’unification préconisée concernera les mêmes niveaux du lycée, du collège, des écoles primaires supérieures et des cours complémentaires) et les orientations pédagogiques qui sont l’aboutissement d’un vaste mouvement de réflexion et d’expérimentation influencé par Célestin Freinet et le Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN créé en 1922). 


(collection privée)

Les jours de l’enseignement du roman national patriotique sont comptés et son sort scellé par la disparition du mot « patrie » dans les programmes, aucune trace, ni en histoire, ni en morale. Ce sera la première fois qu’un programme d’histoire à l’école primaire ne sera plus un programme d’histoire de France. La rupture est consommée avec l’esprit et la lettre de la loi originelle du 28 mars 1882 et du décret organique du 18 janvier 1887 qui mettaient la France au centre de l’histoire et de la géographie.

C’est un tournant culturel qui perdurera après la Seconde Guerre. La patrie semble s’effacer doucement devant la civilisation humaniste du travail et même si la concrétisation ministérielle du phénomène n’a lieu qu’en 1938, les livres et l’enseignement dans les classes l’avaient anticipée depuis les années 1920. Pour la première fois, les pédagogues avaient pris le pas sur les politiques. Qu’en est-il de notre « Petit Lavisse » durant cette période ? Il reste le manuel de référence de la Troisième République en prenant lui aussi le tournant culturel. On voit fréquemment le discours d’Ernest Lavisse du 30 janvier 1920 à la Sorbonne repris dans les dictées données aux écoliers sous le titre « Il faut tuer la guerre ! » : « La guerre a compromis la science devenue l’auxiliaire et la servante de la barbarie. La guerre menace de léguer aux nations des haines qui la ranimeront à l’avenir. La guerre tuera l’humanité si l’humanité ne tue pas la guerre ».


Histoire de France en dix volumes de Lavisse (collection privée)

Ernest Lavisse, l’instituteur national, oublie la « juste revanche » de la Patrie qu’il exprima en 1919, à la fin de son Histoire de France pour le Cours Moyen au profit de la Paix, modifiant ainsi la fin du roman national qu’il proposait jusqu’alors aux petits français. Au terme de son « Petit Lavisse » remanié après 1920, il ne parle plus de la République, accomplissement de l’aventure de la nation française mais plus volontiers de la Société des Nations (SDN), accomplissement de l’histoire des nations (ce fut le cas pour nombre d’auteurs de manuels (3)). Concrètement, dans sa version de 1922 pour le Cours Moyen, on trouve, dans le dernier chapitre s’intitulant « La Grande Guerre », en fin de la dernière partie « La paix de Versailles », un dernier paragraphe : «  La Société des nations » : « La paix de Versailles s’est proposé d’empêcher à l’avenir les injustices. Elle a fondé une Société des Nations. Tous les États membres de cette Société s’engagent à garantir mutuellement leur territoire et leur indépendance. Si quelque différend se produit entre eux, ils le feront juger par un conseil dont les membres seront nommés par eux. Si un État refuse de se soumettre au jugement, la Société l’y contraindra par un blocus qui lui ôtera les moyens de vivre, et, au besoin, par la force des armes. Ainsi, la paix de Versailles, paix de justice, est aussi une paix d’Humanité. Elle promet aux hommes qui, depuis des milliers de siècles, ont tant souffert du fléau de la guerre, un avenir de travail dans la paix. Puisse la Grande Guerre, d’où la France et les Alliés sont sortis vainqueurs, avoir été la dernière des guerres »…




(collection musée)

Ainsi, cette dernière partie du « Petit Lavisse » promouvait-elle le pacifisme, pour peu de temps malheureusement. Ce bel esprit de Locarno et d’une école nouvelle (4) va bientôt être mis à rude épreuve par les événements et notamment la nouvelle montée des nationalismes. Dès les éditions 1934 et 1935, Ernest Lavisse va remodifier la fin du roman, la dernière leçon d’histoire devient « Le retour de la paix armée », il y développe le retour de l’inquiétude de la guerre « comme avant 1914 » : « Le retour à la paix armée. Mais, depuis 1933, l’horizon s’est de nouveau assombri. À l’exemple de l’Italie, l’Allemagne est alors devenue un État dictatorial. Elle a commencé de formidables armements, déclaré nul le traité de Versailles, traité avec dédain la Société des Nations. Son chef seul décide au nom du peuple qu’il gouverne. Dès 1936, l’Italie a envahi et annexé l’Éthiopie, État africain membre de la Société des Nations. En 1938, l’Allemagne a envahi et annexé l’Autriche, puis menacé d’invasion la Tchéco-Slovaquie de concert avec la Hongrie et la Pologne. Le pays menacé n’a échappé à une invasion armée qu’en se laissant enlever des territoires. Une nouvelle guerre mondiale a été évitée à la dernière minute ; mais la « raison du plus fort » l’a emporté. Comme avant 1914, les peuples inquiets vivent sous le régime de la paix armée. Puissent les évènements ne pas justifier leurs inquiétudes. »  Lavisse, Histoire de France, Cours moyen, Colin, 1939. 

A leur tour, les jours du roman national humaniste sont comptés, en 1938, il n’est plus possible de croire en la SDN.


(pinterest)

Caricature,1935 (picclick)

En guise de conclusion

Le « roman d’initiation sacré de la Patrie » à l’école n’a pas réussi sa mutation en récit des faits humaniste et pacifique malgré les conséquences de la Grande Guerre et, parfois, l’histoire contrecarre  les évolutions pourtant évidentes. La Patrie évincée ne fut pas complètement remplacée par la Paix et le Travail car elle resta le fil conducteur de l’enseignement scolaire dans la continuité des programmes de 1923, bien qu’elle ne soit plus la finalité du roman national. Dans le même temps, l’humanisme pacifique du travail introduit par les programmes de 1938 ne fut qu’une anticipation pour le futur, comme l’a conclu un historien : « D’un programme à l’autre, de 1923 à 1938, se livre ainsi le visage du trouble identitaire national de ces années d’entre-deux-guerres, années d’entre-deux-France, où l’on va, non sans recouvrements, de l’initiation patriotique désenchantée à l’anticipation pacifique contrariée, d’un roman à l’autre. » Il faudra attendre les soubresauts des années 60…

Il semble illusoire de penser que revenir au roman (ou récit) national serait la solution à tous nos maux. Notre bref examen de l’enseignement de l’histoire durant la première moitié du 20ème siècle où le roman national était roi, alors que le Petit Lavisse était le manuel universel, nous a montré ses limites. Le nationalisme développé alors n’a pas empêché les français d’être en désaccord, voire de se faire la guerre. Les mythes historiques et les images d’Epinal de la France éternelle, de nos jours, ne remplaceront pas plus le besoin croissant de confiance en les institutions et le sentiment d’être écouté et respecté par elles. La solution est ailleurs… mais ceci est une autre étude.

Sources et bibliographie :

-       Jean Leduc, Pourquoi enseigner l'histoire? La réponse d'Ernest Lavisse, Histoire@Politique 3/2013.

-       Pierre NORA, Lavisse, instituteur national, Les Lieux de mémoires, Galimard, 1984

-       Pierre Nora, Histoire et roman, où passent les frontières ?, Le Débat, 2011

-       Pierre Nora, Difficile enseignement de l’histoire, Le Débat, 2013

-       Anne-Marie ThiesseL’histoire de France en musée? Patrimoine collectif et stratégies politiques, Raisons politiques, 2010.

-       http://www.slate.fr/story/128189/cours-histoire

(1) :

Ernest Lavisse

Normalien, issu d’un milieu modeste et boursier, Ernest Lavisse devient secrétaire du cabinet du ministre de l’Instruction Victor Duruy sous le Second Empire. Il part, après la défaite militaire de 1870, étudier le système universitaire allemand et l’histoire de la Prusse. Il occupe à partir de 1883 la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne. Conseiller de plusieurs ministres de l’Instruction publique, académicien, directeur de l’Ecole normale supérieure, directeur de publication, auteur de manuels, il occupe une place centrale dans les institutions scolaires et culturelles de la Troisième République.


(collection musée)

La première édition du «Petit Lavisse», imprimée à plusieurs millions d’exemplaires de 1884 aux années 1950, s’ouvre sur cette déclaration : « Un rôle fondamental appartient à l’histoire dans l’éducation nationale; c’est elle qui doit cultiver dans les âmes le patriotisme, car le patriotisme, pour porter des fruits, a besoin de culture. » Et de poursuivre : « Un lien nous rattache à ceux qui ont vécu, à ceux qui vivront sur notre sol: nos ancêtres, c’est nous dans le passé, nos descendants, c’est nous dans l’avenir. Connaître l’œuvre de nos ancêtres et l’aimer, être fier de leurs succès et triste de leurs revers, se sentir victorieux à Bouvines, à Jemmapes et à Iéna, vaincu à Crécy et à Waterloo, honorer pieusement les mémoires illustres, méditer sur les bons exemples pour les suivre, et sur les fautes pour les éviter: voilà le vrai patriotisme que l’école doit enseigner à tous. »

 

(2) : D'un roman national, l'autre. Lire l'histoire par la fin dans les programmes de 1923 et de 1938, Olivier Loubes, extrait, 2013 :


Petit Lavisse, détail (collection musée)

«  Paul Lapie cherche à répondre aux remises en cause de la valeur scientifique et éducative de l’histoire, apparues depuis le congrès des amicales de 1904 mais considérablement approfondies, à partir de 1922 et 1923, par l’effort des organismes genevois et du Syndicat des instituteurs.  Les modifications des programmes de 1923 par rapport à leurs prédécesseurs de 1887 sont les suivantes : la suppression de l’histoire en Section préparatoire entraîne le transfert des « anecdotes, biographies tirées de l’histoire nationale » (1887) vers le cours de morale où elles deviennent « Biographies d’hommes illustres » ; la période couverte par le Cours élémentaire (entre sept et neuf ans) s’allonge (il va désormais jusqu’à 1610 au lieu de s’arrêter à la fin de la guerre de Cent ans) ; la guerre de 1914-1918 vient désormais ponctuer les Cours moyen et supérieur où elle était de fait enseignée depuis 1914 . Ces changements s’accompagnent de commentaires techniques dépassionnés portant sur le trop jeune âge des élèves du Cours préparatoire pour acquérir les notions de temps, et sur les aménagements qu’implique la méthode progressive. Tout autrement combatifs sont les paragraphes qui définissent le caractère et le but de l’ensemble de l’enseignement historique et géographique :    « On s’est parfois demandé quel devrait être, à l’école primaire, le caractère de l’enseignement historique et géographique ; on a voulu opposer le point de vue scientifique et le point de vue civique, les uns soutenant que l’historien, même à l’école primaire, ne doit avoir d’autre souci que de dire toute la vérité, les autres estimant que l’instituteur doit surtout s’attacher à cultiver, par le récit des gloires et par la description des beautés de notre pays, le sentiment patriotique. Nous nous refusons à poser le problème en ces termes. Nous nous refusons à opposer les droits de la science et les droits de la France. Le patriotisme français n’a rien à craindre de la vérité. Ce ne sont pas seulement les gloires communes, ce sont aussi, ce sont surtout les souffrances communes qui scellent l’unité nationale. L’instituteur n’a pas à les dissimuler. Certes, l’enfant de l’école primaire est trop jeune pour qu’on étale devant lui et qu’on livre à sa libre discussion tous les documents sur lesquels pâlissent les historiens. Mais l’instituteur peut, sans hésiter, lui raconter l’histoire de notre pays telle qu’elle résulte des recherches impartiales des savants. La place de la France dans le monde est assez grande, son rôle assez noble pour qu’un enseignement sincère, soucieux de vérité jusqu’à l’intransigeance, favorise l’éclosion et l’épanouissement du sentiment patriotique. Et tel doit être le but de l’enseignement historique et géographique à l’école primaire ».On sent ici combien le directeur de l’Enseignement primaire, en digne élève de Durkheim et condisciple de Bouglé, continue de conjuguer raison et patrie, mais on voit aussi combien il pense avoir désormais à convaincre ses troupes primaires et la société d’après-guerre. Et, s’il a abandonné, dans ce plan de 1923, ses ambitions de réorganisation du système scolaire, il ne lâche rien de ses convictions patriotes et rationalistes. En cela il apparaît plus comme un héritier des combats du XIXe siècle que comme un précurseur de ceux du XXe siècle. »

(3) :



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(4) : Revoir les articles du blog :

L’Ecole nouvelle, l’espoir nouveau-Période 1920/1931, les pionniers

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2020/05/lecole-nouvelle.html

L’Ecole nouvelle, l’espoir nouveau-Période 1920/1931, la fin des pionniers

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2020/06/lecole-nouvelle-2.html

 

P.P

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