Le
texte libre
Extraits
du livre de vie d’une classe de Toulon-sur-Arroux
Illustration d’un texte libre, L’Ouverture de la chasse, 1955 (collection musée)
Images
d’un village saône-et-loirien
« Tronçons de vie », ainsi Célestin Freinet décrivait-il le texte libre (1). Que nous racontaient les écoliers de Toulon-sur-Arroux, en 1955, quand ils écrivaient librement ? A l’inverse de la « rédaction structurée », les textes libres offraient l’opportunité aux enfants de relater leurs expériences, leurs rencontres, leurs sentiments, voire leurs rêves. A travers ces écrits souvent naïfs, qu’ils soient réalistes ou bien imaginaires, c’est la vie locale, les personnages du village, leurs jeux d’enfants qui entrent dans l’univers jusqu’alors fermé de la classe.
(collection musée)
Un
petit rappel avant tout
Dans la pédagogie Freinet,
le développement du texte libre renvoie à l’expression libre, comme peut l’être
l’expression artistique. Il renvoie aussi à une autre vision de l’apprentissage
de la lecture et de l’écriture plus en rapport avec la « méthode
naturelle » : le texte libre est écrit pour être lu, ainsi, en
s’adressant aux autres lecteurs, le travail de l’écolier prend un tout autre
sens. Deux idées guident « l’écriture libre » selon Freinet : la
liberté pédagogique du maître et la place centrale que doit occuper l’enfant
dans le travail de la classe. Par conséquent, l’expression libre d’un sujet,
adressée à d’autres, pour être lue, commentée, valorisée, va rapidement aboutir
au texte imprimé qui pourra être diffusé à l’extérieur de l’école, ce sera la
naissance des journaux scolaires. Cette expérience personnelle ou collective
des enfants, la diffusion des productions vers les familles, ou vers les
correspondants d’autres écoles, donnent une motivation sans précédent pour atteindre
des objectifs liés aux apprentissages fondamentaux.
Journal scolaire La Gerbe de
l’école de Bar-sur-Loup, N°1, avril 1927 (ICEM-freinet.fr)
A y bien regarder, bien
avant la Grande Guerre, on note des références à la « méthode
naturelle » dans les conférences pédagogiques de circonscription,
notamment en ce qui concerne la lecture. Ce sont les bouleversements
pédagogiques d’après conflit de 1914-1918 qui précipiteront les choses. Rendons
à César ce qui lui appartient : c’est l’instituteur sarthois Leroux qui,
dès 1928, parla des « textes libres » de ses élèves, Célestin Freinet
n’utilisant à l’époque que le terme de « tronçons de vie » qu’il
pratique depuis qu’il s’est lancé dans le mouvement de l’Education nouvelle au
début des années 20. Toutefois, ce n’est que lentement que Freinet mettra en
forme, méthodiquement et systématiquement, la pratique du texte libre. Le
premier fascicule édité par lui sur le sujet paraît en 1947, Le texte libre, dans la Brochure d’Edition Nouvelle Populaire créée en 1937, d’après un texte
original de L’Ecole Moderne Française
daté du 26 septembre 1943. Freinet y précise que : « Pour établir une norme, nous avons fixé une moyenne de trois
textes libres à faire dans la semaine. ». Il est important de noter
que l’élément déterminant de la pédagogie nouvelle qu’il invente à Bar-sur-Loup
où il est nommé en 1920, est l’utilisation de l’imprimerie scolaire qu’il
n’aura de cesse de défendre, de faire connaître et d’améliorer, dans ses
articles, dès 1924.
CANOPE
Le
texte imprimé : l’aboutissement
Si, au départ, Freinet n’a
encore que des notions imprécises de sa future pédagogie, il publie son livre
manifeste L’Imprimerie à l’école, en
1927. Les textes composés par les enfants seront les supports pédagogiques
privilégiés de tous les apprentissages, remplaçant les manuels. Dans le même
temps, il mettra en œuvre le travail de groupe, les ateliers, la classe-promenade,
la classe-coopérative, mais surtout, prendront forme le « Livre de la
classe » et la correspondance scolaire, qu’il débutera en 1924, avec son
collègue Daniel, instituteur à Tregunc, dans le Finistère : « Que raconte-t-on dans ces imprimés
envoyés à l’autre bout de la France ? Ce qu’on mange à Bar-sur-Loup !...
Comment on travaille dans les champs… Ce
qu’on récolte, ce qu’on fabrique… » Dès cette même année, les textes
sont regroupés dans le journal scolaire La
Gerbe… Une révolution pédagogique qui fera l’objet d’un futur article du blog, la
tradition du journal scolaire imprimé, dans notre Bassin minier, ayant été
vive.
Déjà cité (ICEM-freinet.fr)
« Tronçons
de vie » à Toulon-sur-Arroux
Chronique
des années 50
Si,
à travers leurs écrits pour le moins bucoliques, la vie semble douce à nos
écoliers de Toulon-sur-Arroux, la réalité sociale de l’époque, plus nuancée, est
faite de bouleversements, de progrès, d’attentes et de drames. Bref retour sur la
décennie.
Après les chagrins et
l’effort, les français relèvent la tête. Les séquelles de la guerre sont encore
présentes, mais la reconstruction et la croissance sont là. La France montre un
tout nouveau visage : dans les usines, dans les bureaux, dans les
chantiers, derrière sa jeunesse, c’est tout un pays qui veut croire à des jours
radieux. Mais en ce milieu de siècle, le progrès ne profite pas à tous. La société
française est fracturée, de nouveaux conflits se profilent et le spectre de la
guerre ressurgit. Cependant, au début des années 50, les grandes villes
rayonnent d’activités, mais dans les campagnes, on voudrait ne plus
travailler 10 heures par jour, être libre le dimanche, aller au cinéma, les
jeunes rêvent de sortir avec les copains et les filles. La natalité est en
pleine croissance, c’est le miracle du baby-boom avec une moyenne de 3 enfants
par foyer, près d’un million d’entre eux sont nés, par an, depuis la
libération. Les enfants prennent une place importante dans l’organisation
sociale et leur statut, comme à la sortie de la Grande Guerre, évolue à nouveau
rapidement. Les parents espèrent une vie meilleure pour la nouvelle génération.
La preuve en est ces trains bondés d’enfants de la classe ouvrière, l’été, que
les familles envoient dans des colonies de vacances (2). Les collectivités,
les municipalités, les comités d’entreprise déploient tous leurs efforts pour
qu’un million d’enfants partent en vacances alors que la majorité des foyers
n’ont ni voiture, ni téléphone, ni téléviseur : « On était sept enfants, on avait juste la radio, la ville a
acheté un bâtiment sur l’île d’Oléron, elle envoyait là-bas une cinquantaine
d’enfants entre juillet et août. Pour nous c’était le bout du monde, on se
disait qu’on n’allait jamais revenir, je n’avais jamais mangé d’huîtres, de
crevettes, de moules, j’ai découvert tout ça là-bas. Nous rentrions émerveillés de
tous les souvenirs qu’on ramenait. Les coquillages qu’on avait collectionnés,
les dessins qu’on avait faits, le sable collé sur du papier. » Témoignage d’enfant.
Sous l’égide du ministère de
la reconstruction, les travaux dans les villes dévastées par la guerre ont
donné naissance aux grandes barres d’immeubles modernes et aux futures cités dortoirs :
240 000 bâtiments préfabriqués construits chaque année… Dont les HLM, que
très peu de foyers peuvent occuper, devant se contenter d’un taudis…souvent
sans eau, ni électricité. Un habitant sur dix vit encore en dessous du seuil de
pauvreté et un sur trois dans un logement surpeuplé et insalubre. En 1954, 90 %
des habitations ne possèdent toujours pas de douche, ni de baignoire, on se
lave dans une bassine ou, de temps à autre, dans les bains publics, nombreux à
l’époque. Les logements sont peu ou pas chauffés correctement. C’est encore à
l’extérieur que se trouvent les « cabinets ». Même si la plupart des
français sont sortis de la misère, peu accèdent au confort moderne et beaucoup
sont à la rue. C’est l’année de l’appel pathétique de l’Abbé Pierre qui aura un
retentissement extraordinaire auprès des français. La solidarité se manifestera
de partout pour pallier un manque que l’Etat est incapable de combler, en
somme, une première avant les Restos du Cœur de Coluche. Parallèlement,
l’expansion économique vide les campagnes au profit des villes qui peinent à
accueillir une population de plus en plus nombreuse. En cette année 1954,
300 000 ruraux quittent leur campagne.
Paradoxalement, la
population métropolitaine ne fournit pas la demande de main d’œuvre, il faut
faire appel à des travailleurs « venus d’ailleurs ». Pour deux
français qui naissent, c’est un émigré (italien, espagnol ou polonais
généralement) qui s’installe, bientôt rejoint par des travailleurs de nos
colonies françaises, dont, évidemment, beaucoup d’algériens appartenant aux
trois départements français d’Algérie qui comptent 10 millions d’habitants,
« arabes » et « français ». Beaucoup viennent grossir les
rangs des précaires, à la périphérie des villes, avec ceux que l’exode rural a
jetés sur les routes, ils vivront dans des bidonvilles : « A mon arrivée, je ne croyais pas ça
possible, j’ai pleuré, je voulais repartir. » Témoignage d’un émigré algérien. En 1955, un an après la fin de la
guerre d’Indochine, c’est le conflit algérien qui s’intensifie. Il faut
conserver l’empire colonial face aux velléités d’indépendance. Le nombre de
soldats envoyés en Algérie passe de 50 000 à 200 000 en un an, les
conscrits sont appelés à partir, dont la plupart feront 30 mois de service :
allaient-ils faire la guerre ou rétablir la paix ? En 1956, les appelés
seront au nombre de 400 000… La contestation s’installe en France, la jeunesse
ne veut pas faire partie de ces 25 000 jeunes qui reviendront en France
pour y être enterrés. Un fossé sépare ceux qui feront la guerre et la jeunesse qui échappe à la mobilisation et
qui s’invente de nouveaux horizons, souvent venus des pays anglo-saxons : « La lèvre pendante, le corps en Z, les
mains tremblotantes, ainsi se présente l’amateur de Rock and roll en action, le
spectacle de cette gesticulation envahissante est aussi pénible que celui de
l’ivresse ! » Journal Le
Monde.
La fracture n’est pas
visible que chez les jeunes. Dans les générations d’avant, certains profitent
de la croissance, la France en « col blanc ». Les classes moyennes
s’épanouissent dans une société qui devient consumériste, c’est l’ère du
linoléum et du formica, de la baignoire et du frigidaire. La réalité est cependant
contrastée, tout cela est un luxe réservé à des privilégiés : il faut 6
mois de SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti institué en 1952) pour s’offrir un réfrigérateur. Seul 1 foyer
sur 10 possède une télévision. Alors, la famille, les amis, les voisins se
regroupent chez celui qui en a une. Les français découvrent un divertissement
de masse qui les fédère, une seule chaîne, et toute la France est devant la
« Piste aux étoiles », le mercredi soir, les enfants n’ayant pas
école le jeudi (jusqu’en 1972, année à laquelle il sera remplacé par le
mercredi)… Tous les gadgets inventés pour alléger les tâches de la ménagère
sont inaccessibles et cette dernière continue de ployer sous les corvées. Elle a
souvent en plus un emploi si son mari lui donne son accord, ce qui n’est pas
toujours dans les mœurs. En effet, la majorité des hommes considère que la place
d’une épouse est à la maison pour s’occuper du foyer, quand les ressources le
permettent. Si elle parvient à travailler, ce n’est que dans des emplois
subalternes et stéréotypés. Les salariés viennent d’obtenir une troisième
semaine de congés payés, c’est l’opportunité des vacances pour tous, ainsi,
bourgeois, « cols bleus », « cols blancs » se retrouvent au
soleil, dans un relent de 1936.
Malgré tout, le pays reste
une France à deux vitesses. Les petits métiers disparaissent peu à peu au
détriment de ceux qui en vivaient. La mécanisation est en marche :
charrons, sabotiers, forgerons, bouilleurs de crus et autres maréchaux ferrants
vont sombrer dans l’oubli. Le monde d’avant s’efface inexorablement malgré l’amertume
et la colère de ces travailleurs indépendants, agriculteurs, petits artisans et
commerçants se sentant laissés pour
compte. Les manifestations et la radicalité violente du mouvement poujadiste de
1953 n’y changeront rien, mais, malheureusement, elles auront pour effet de
faire ressurgir les vieux démons populistes, racistes et antisémites. 52
députés poujadistes entrent à l’Assemblée Nationale, dont le jeune Jean Marie
Lepen… Une partie rejoindra les jusqu’au-boutistes, partisans de l’Algérie
française. En 1958, devant la crise économique et politique, le général De
Gaulle est rappelé, il dira : « Il
faut fermer la boîte à chagrin » mais en vain, les attentats de Paris
raviveront les tensions. La guerre en Algérie se rappelle au bon souvenir de tous,
rapportée par les médias, malgré la censure d’Etat. Le début des années 60
verra le dénouement. Après les attentats de l’OAS, après la dramatique manifestation
du 17 octobre 1961, après les 500 000 personnes présentes aux obsèques des victimes du
métro Charonne, les Français rejettent massivement cette guerre coloniale, dont
ils ne comprennent plus le sens. Lors du référendum du 8 janvier 1961, à 80 %, ils reconnaissent aux algériens le droit de
choisir leur destin. Les accords d’Evian de mars 1962 actent le cesser le feu.
Si les
français de métropole ont subi le conflit de 39-45 et la reconstruction, le
million de français d’Algérie va vivre, à son tour, l’exode et quitter le pays
qui les a vus naître. Les appelés, quant à eux, reviennent dans leurs foyers,
avec leurs traumatismes. La France a perdu ses colonies, mais a gagné la paix. Les
français vont reprendre plus sereinement, pense-t-on, cette période que Jean Fourastié
qualifiera de « Trente Glorieuses » : « Une sorte de bien-être doux et profond s’empare peu à peu du pays
et fait reculer les zones d’ombre et de malheur qui subsistent. La France est
en train de s’adapter au monde nouveau que lui ouvre sa jeunesse et elle s’apprête
à vivre une autre belle époque. » L’avenir montrera, en 1968, que
cette jeunesse n’avait pas les mêmes rêves que ses parents… Le premier choc
pétrolier de 1973 fera le reste.
Patrick PLUCHOT
Sources :
- Archives musée :
textes et illustrations numérisés
- Archives ICEM-freinet.fr
- Fonds Gillot
- La France de l’après-guerre : Un rêve fragile (1953-1962),
production France Télévision, écrit et réalisé par Mickaël Gamrasni, https://www.france.tv/documentaires/histoire/4859686-les-reves-fragiles-1953-1962.html
(1) : En
savoir plus sur Célestin Freinet, deux articles du blog :
Célestin Freinet, promotion
1912-1915 de l’Ecole Normale d’Instituteurs de
Nice, il remplace dès octobre 1914 un instituteur mobilisé, comme le font tous les Normaliens
de France, avant d’être lui-même mobilisé le 10 avril 1915 (wikipedia)
Musée
de l'école à Montceau-les-Mines: Freinet et les réfugiés espagnols en 1939
(musee-ecole-montceau-71.blogspot.com) par P. Pluchot
Musée
de l'école à Montceau-les-Mines: L'imprimerie Freinet à l'école
(musee-ecole-montceau-71.blogspot.com) par Jean Gaumet
La technique du
« miroir », les caractères d’imprimerie doivent être compostés à l’envers
pour être imprimés à l’endroit sur le papier… le miroir permet d’éviter les
erreurs.
(2) :
Voir l’article du blog : Le temps béni des colonies… de vacances !
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