jeudi 18 mai 2023

Le texte libre

 

Le texte libre

Extraits du livre de vie d’une classe de Toulon-sur-Arroux

Illustration d’un texte libre, L’Ouverture de la chasse, 1955 (collection musée)

Images d’un village saône-et-loirien

« Tronçons de vie », ainsi Célestin Freinet décrivait-il le texte libre (1). Que nous racontaient les écoliers de Toulon-sur-Arroux, en 1955, quand ils écrivaient librement ? A l’inverse de la « rédaction structurée », les textes libres offraient l’opportunité aux enfants de relater leurs expériences, leurs rencontres, leurs sentiments, voire leurs rêves. A travers ces écrits souvent naïfs, qu’ils soient réalistes ou bien imaginaires, c’est la vie locale, les personnages du village, leurs jeux d’enfants qui entrent dans l’univers jusqu’alors fermé de la classe.


(collection musée)

Un petit rappel avant tout

Dans la pédagogie Freinet, le développement du texte libre renvoie à l’expression libre, comme peut l’être l’expression artistique. Il renvoie aussi à une autre vision de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture plus en rapport avec la « méthode naturelle » : le texte libre est écrit pour être lu, ainsi, en s’adressant aux autres lecteurs, le travail de l’écolier prend un tout autre sens. Deux idées guident « l’écriture libre » selon Freinet : la liberté pédagogique du maître et la place centrale que doit occuper l’enfant dans le travail de la classe. Par conséquent, l’expression libre d’un sujet, adressée à d’autres, pour être lue, commentée, valorisée, va rapidement aboutir au texte imprimé qui pourra être diffusé à l’extérieur de l’école, ce sera la naissance des journaux scolaires. Cette expérience personnelle ou collective des enfants, la diffusion des productions vers les familles, ou vers les correspondants d’autres écoles, donnent une motivation sans précédent pour atteindre des objectifs liés aux apprentissages fondamentaux.



Journal scolaire La Gerbe de l’école de Bar-sur-Loup, N°1, avril 1927 (ICEM-freinet.fr)

A y bien regarder, bien avant la Grande Guerre, on note des références à la « méthode naturelle » dans les conférences pédagogiques de circonscription, notamment en ce qui concerne la lecture. Ce sont les bouleversements pédagogiques d’après conflit de 1914-1918 qui précipiteront les choses. Rendons à César ce qui lui appartient : c’est l’instituteur sarthois Leroux qui, dès 1928, parla des « textes libres » de ses élèves, Célestin Freinet n’utilisant à l’époque que le terme de « tronçons de vie » qu’il pratique depuis qu’il s’est lancé dans le mouvement de l’Education nouvelle au début des années 20. Toutefois, ce n’est que lentement que Freinet mettra en forme, méthodiquement et systématiquement, la pratique du texte libre. Le premier fascicule édité par lui sur le sujet paraît en 1947, Le texte libre, dans la Brochure d’Edition Nouvelle  Populaire créée en 1937, d’après un texte original de L’Ecole Moderne Française daté du 26 septembre 1943. Freinet y précise que : « Pour établir une norme, nous avons fixé une moyenne de trois textes libres à faire dans la semaine. ». Il est important de noter que l’élément déterminant de la pédagogie nouvelle qu’il invente à Bar-sur-Loup où il est nommé en 1920, est l’utilisation de l’imprimerie scolaire qu’il n’aura de cesse de défendre, de faire connaître et d’améliorer, dans ses articles, dès 1924.


CANOPE

Le texte imprimé : l’aboutissement

Si, au départ, Freinet n’a encore que des notions imprécises de sa future pédagogie, il publie son livre manifeste L’Imprimerie à l’école, en 1927. Les textes composés par les enfants seront les supports pédagogiques privilégiés de tous les apprentissages, remplaçant les manuels. Dans le même temps, il mettra en œuvre le travail de groupe, les ateliers, la classe-promenade, la classe-coopérative, mais surtout, prendront forme le  « Livre de la classe » et la correspondance scolaire, qu’il débutera en 1924, avec son collègue Daniel, instituteur à Tregunc, dans le Finistère : « Que raconte-t-on dans ces imprimés envoyés à l’autre bout de la France ? Ce qu’on mange à Bar-sur-Loup !... Comment on travaille dans les champs… Ce qu’on récolte, ce qu’on fabrique… » Dès cette même année, les textes sont regroupés dans le journal scolaire La Gerbe… Une révolution pédagogique qui fera l’objet d’un futur article du blog, la tradition du journal scolaire imprimé, dans notre Bassin minier, ayant été vive.



Déjà cité (ICEM-freinet.fr)

 

« Tronçons de vie » à Toulon-sur-Arroux




























Chronique des années 50

Si, à travers leurs écrits pour le moins bucoliques, la vie semble douce à nos écoliers de Toulon-sur-Arroux, la réalité sociale de l’époque, plus nuancée, est faite de bouleversements, de progrès, d’attentes et de drames. Bref retour sur la décennie.

Après les chagrins et l’effort, les français relèvent la tête. Les séquelles de la guerre sont encore présentes, mais la reconstruction et la croissance sont là. La France montre un tout nouveau visage : dans les usines, dans les bureaux, dans les chantiers, derrière sa jeunesse, c’est tout un pays qui veut croire à des jours radieux. Mais en ce milieu de siècle, le progrès ne profite pas à tous. La société française est fracturée, de nouveaux conflits se profilent et le spectre de la guerre ressurgit. Cependant, au début des années 50, les grandes villes rayonnent d’activités, mais dans les campagnes, on voudrait ne plus travailler 10 heures par jour, être libre le dimanche, aller au cinéma, les jeunes rêvent de sortir avec les copains et les filles. La natalité est en pleine croissance, c’est le miracle du baby-boom avec une moyenne de 3 enfants par foyer, près d’un million d’entre eux sont nés, par an, depuis la libération. Les enfants prennent une place importante dans l’organisation sociale et leur statut, comme à la sortie de la Grande Guerre, évolue à nouveau rapidement. Les parents espèrent une vie meilleure pour la nouvelle génération. La preuve en est ces trains bondés d’enfants de la classe ouvrière, l’été, que les familles envoient dans des colonies de vacances (2). Les collectivités, les municipalités, les comités d’entreprise déploient tous leurs efforts pour qu’un million d’enfants partent en vacances alors que la majorité des foyers n’ont ni voiture, ni téléphone, ni téléviseur : « On était sept enfants, on avait juste la radio, la ville a acheté un bâtiment sur l’île d’Oléron, elle envoyait là-bas une cinquantaine d’enfants entre juillet et août. Pour nous c’était le bout du monde, on se disait qu’on n’allait jamais revenir, je n’avais jamais mangé d’huîtres, de crevettes, de moules, j’ai découvert tout ça là-bas. Nous  rentrions émerveillés de tous les souvenirs qu’on ramenait. Les coquillages qu’on avait collectionnés, les dessins qu’on avait faits, le sable collé sur du papier. » Témoignage d’enfant.

Sous l’égide du ministère de la reconstruction, les travaux dans les villes dévastées par la guerre ont donné naissance aux grandes barres d’immeubles modernes et aux futures cités dortoirs : 240 000 bâtiments préfabriqués construits chaque année… Dont les HLM, que très peu de foyers peuvent occuper, devant se contenter d’un taudis…souvent sans eau, ni électricité. Un habitant sur dix vit encore en dessous du seuil de pauvreté et un sur trois dans un logement surpeuplé et insalubre. En 1954, 90 % des habitations ne possèdent toujours pas de douche, ni de baignoire, on se lave dans une bassine ou, de temps à autre, dans les bains publics, nombreux à l’époque. Les logements sont peu ou pas chauffés correctement. C’est encore à l’extérieur que se trouvent les « cabinets ». Même si la plupart des français sont sortis de la misère, peu accèdent au confort moderne et beaucoup sont à la rue. C’est l’année de l’appel pathétique de l’Abbé Pierre qui aura un retentissement extraordinaire auprès des français. La solidarité se manifestera de partout pour pallier un manque que l’Etat est incapable de combler, en somme, une première avant les Restos du Cœur de Coluche. Parallèlement, l’expansion économique vide les campagnes au profit des villes qui peinent à accueillir une population de plus en plus nombreuse. En cette année 1954, 300 000 ruraux quittent leur campagne.

Paradoxalement, la population métropolitaine ne fournit pas la demande de main d’œuvre, il faut faire appel à des travailleurs « venus d’ailleurs ». Pour deux français qui naissent, c’est un émigré (italien, espagnol ou polonais généralement) qui s’installe, bientôt rejoint par des travailleurs de nos colonies françaises, dont, évidemment, beaucoup d’algériens appartenant aux trois départements français d’Algérie qui comptent 10 millions d’habitants, « arabes » et « français ». Beaucoup viennent grossir les rangs des précaires, à la périphérie des villes, avec ceux que l’exode rural a jetés sur les routes, ils vivront dans des bidonvilles : « A mon arrivée, je ne croyais pas ça possible, j’ai pleuré, je voulais repartir. » Témoignage d’un émigré algérien. En 1955, un an après la fin de la guerre d’Indochine, c’est le conflit algérien qui s’intensifie. Il faut conserver l’empire colonial face aux velléités d’indépendance. Le nombre de soldats envoyés en Algérie passe de 50 000 à 200 000 en un an, les conscrits sont appelés à partir, dont la plupart feront 30 mois de service : allaient-ils faire la guerre ou rétablir la paix ? En 1956, les appelés seront au nombre de 400 000… La contestation s’installe en France, la jeunesse ne veut pas faire partie de ces 25 000 jeunes qui reviendront en France pour y être enterrés. Un fossé sépare ceux qui feront la guerre et  la jeunesse qui échappe à la mobilisation et qui s’invente de nouveaux horizons, souvent venus des pays anglo-saxons : « La lèvre pendante, le corps en Z, les mains tremblotantes, ainsi se présente l’amateur de Rock and roll en action, le spectacle de cette gesticulation envahissante est aussi pénible que celui de l’ivresse ! » Journal Le Monde.

La fracture n’est pas visible que chez les jeunes. Dans les générations d’avant, certains profitent de la croissance, la France en « col blanc ». Les classes moyennes s’épanouissent dans une société qui devient consumériste, c’est l’ère du linoléum et du formica, de la baignoire et du frigidaire. La réalité est cependant contrastée, tout cela est un luxe réservé à des privilégiés : il faut 6 mois de SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti institué en 1952)  pour s’offrir un réfrigérateur. Seul 1 foyer sur 10 possède une télévision. Alors, la famille, les amis, les voisins se regroupent chez celui qui en a une. Les français découvrent un divertissement de masse qui les fédère, une seule chaîne, et toute la France est devant la « Piste aux étoiles », le mercredi soir, les enfants n’ayant pas école le jeudi (jusqu’en 1972, année à laquelle il sera remplacé par le mercredi)… Tous les gadgets inventés pour alléger les tâches de la ménagère sont inaccessibles et cette dernière continue de ployer sous les corvées. Elle a souvent en plus un emploi si son mari lui donne son accord, ce qui n’est pas toujours dans les mœurs. En effet, la majorité des hommes considère que la place d’une épouse est à la maison pour s’occuper du foyer, quand les ressources le permettent. Si elle parvient à travailler, ce n’est que dans des emplois subalternes et stéréotypés. Les salariés viennent d’obtenir une troisième semaine de congés payés, c’est l’opportunité des vacances pour tous, ainsi, bourgeois, « cols bleus », « cols blancs » se retrouvent au soleil, dans un relent de 1936.

Malgré tout, le pays reste une France à deux vitesses. Les petits métiers disparaissent peu à peu au détriment de ceux qui en vivaient. La mécanisation est en marche : charrons, sabotiers, forgerons, bouilleurs de crus et autres maréchaux ferrants vont sombrer dans l’oubli. Le monde d’avant s’efface inexorablement malgré l’amertume et la colère de ces travailleurs indépendants, agriculteurs, petits artisans et  commerçants se sentant laissés pour compte. Les manifestations et la radicalité violente du mouvement poujadiste de 1953 n’y changeront rien, mais, malheureusement, elles auront pour effet de faire ressurgir les vieux démons populistes, racistes et antisémites. 52 députés poujadistes entrent à l’Assemblée Nationale, dont le jeune Jean Marie Lepen… Une partie rejoindra les jusqu’au-boutistes, partisans de l’Algérie française. En 1958, devant la crise économique et politique, le général De Gaulle est rappelé, il dira : « Il faut fermer la boîte à chagrin » mais en vain, les attentats de Paris raviveront les tensions. La guerre en Algérie se rappelle au bon souvenir de tous, rapportée par les médias, malgré la censure d’Etat. Le début des années 60 verra le dénouement. Après les attentats de l’OAS, après la dramatique manifestation du 17 octobre 1961, après les 500 000  personnes présentes aux obsèques des victimes du métro Charonne, les Français rejettent massivement cette guerre coloniale, dont ils ne comprennent plus le sens. Lors du référendum du 8 janvier 1961, à 80 %,  ils reconnaissent aux algériens le droit de choisir leur destin. Les accords d’Evian de mars 1962 actent le cesser le feu.   

  Si les français de métropole ont subi le conflit de 39-45 et la reconstruction, le million de français d’Algérie va vivre, à son tour, l’exode et quitter le pays qui les a vus naître. Les appelés, quant à eux, reviennent dans leurs foyers, avec leurs traumatismes. La France a perdu ses colonies, mais a gagné la paix. Les français vont reprendre plus sereinement, pense-t-on, cette période que Jean Fourastié qualifiera de « Trente Glorieuses » : « Une sorte de bien-être doux et profond s’empare peu à peu du pays et fait reculer les zones d’ombre et de malheur qui subsistent. La France est en train de s’adapter au monde nouveau que lui ouvre sa jeunesse et elle s’apprête à vivre une autre belle époque. » L’avenir montrera, en 1968, que cette jeunesse n’avait pas les mêmes rêves que ses parents… Le premier choc pétrolier de 1973 fera le reste.

Patrick PLUCHOT

Sources :

- Archives musée : textes et illustrations numérisés

- Archives ICEM-freinet.fr

- Fonds Gillot

- La France de l’après-guerre : Un rêve fragile (1953-1962), production France Télévision, écrit et réalisé par Mickaël Gamrasni, https://www.france.tv/documentaires/histoire/4859686-les-reves-fragiles-1953-1962.html

 

(1) : En savoir plus sur Célestin Freinet, deux articles du blog :


Célestin Freinet, promotion 1912-1915 de l’Ecole Normale d’Instituteurs de  Nice, il remplace dès octobre 1914 un instituteur  mobilisé, comme le font tous les Normaliens de France, avant d’être lui-même mobilisé le 10 avril 1915 (wikipedia)

Musée de l'école à Montceau-les-Mines: Freinet et les réfugiés espagnols en 1939 (musee-ecole-montceau-71.blogspot.com) par P. Pluchot

Musée de l'école à Montceau-les-Mines: L'imprimerie Freinet à l'école (musee-ecole-montceau-71.blogspot.com) par Jean Gaumet


La technique du « miroir », les caractères d’imprimerie doivent être compostés à l’envers pour être imprimés à l’endroit sur le papier… le miroir permet d’éviter les erreurs.

(2) : Voir l’article du blog : Le temps béni des colonies… de vacances !

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2021/09/dossier-de-rentree-les-jolies-colonies.html#more



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