mardi 29 octobre 2024

La méthode directe par les tableaux auxiliaires Delmas

 

Les tableaux auxiliaires Delmas

Naissance de l’enseignement des Langues Vivantes Étrangères

Extrait du livret pédagogique du musée de la Maison d’École Cycle III (collection musée)

L’imagerie au secours de la méthode directe

Les agrégations d’anglais et d’allemand sont créées en 1848, celles d’espagnol et d’italien le seront en 1900. Naturellement, l’enseignement de l’anglais et de l’allemand dominera durablement. Quoi qu’il en soit, c’est dans les années 1870-1880 que de nombreux manuels scolaires destinés à l’apprentissage des langues seront édités. Ainsi va naître, en cette fin de siècle, la didactique des langues vivantes étrangères et la méthode directe que définira M. l’inspecteur général des langues vivantes Firmery, le 10 octobre 1902 : « C’est, par définition, celle d’après laquelle on enseigne une langue directement, c’est-à-dire sans l’intermédiaire de la langue maternelle » (in Revue politique et parlementaire). Les tableaux auxiliaires Delmas en seront l’outil d’élocution précieux.  

Extrait d’un livret d’accompagnement des Tableaux auxiliaires Delmas

Les enjeux

Si cet enseignement des Langues Vivantes Étrangères (LVE) prend son essor à la fin du 19e siècle, c’est bien au début de ce même siècle que l’on avait compris la nécessité d’apprendre les « langues ». Dès le milieu du 18e siècle, la demande des milieux sociaux favorisés est forte quant à la connaissance de ces langues étrangères et, à cette demande sociale, vont bientôt s’ajouter des enjeux économiques et commerciaux internationaux. Bien qu’un vœu eut été émis par Charles X, en 1829 : « que l’étude des langues vivantes, eu égard aux besoins des localités, fasse partie de l’enseignement des collèges royaux », cette volonté ne fut pas beaucoup suivie d’effet. Il fallut donc attendre 1880, pour que l’enseignement d’une langue étrangère ne devienne obligatoire dans le cycle de l’époque qui regroupait les élèves, dans des lycées payants, de la classe de 9e à la classe de rhétorique.

Les tenants de l’enseignement des LVE, à la fin du 19e siècle, vont constamment se référer à un certain nombre d’enjeux sociaux pour justifier l’urgence du développement de cet enseignement, tout en changeant sa méthodologie.

Les directives de 1902 et les enjeux pédagogiques : la préconisation, imposée, de la méthode directe, va s’opposer à celle de l’enseignement classique, traditionnel, voire élitiste des langues mortes. Les objectifs pratiques et de court terme vont remplacer les objectifs nobles et formatifs d’antan, au grand dam des traditionnalistes qui s’indignent de cette « méthode de gouvernantes » ou de « bonnes d’enfants », aux effets voulus immédiats, indigne des professeurs et des élèves, et tout juste bonne pour les voyageurs de commerce :  « La caractéristique des études classiques, c’est d’être une éducation à longue portée dont la plus haute utilité ne peut se recueillir qu’à longue échéance » Instructions générales pour l’enseignement classique, 1890. Dont acte. On voit bien, malgré tout, que d’autres forces sont en présence, avec des enjeux plus terre à terre.

Priorité aux enjeux économiques : la Révolution industrielle de la deuxième moitié du 19e siècle va engendrer un développement croissant des échanges commerciaux, nécessitant des connaissances pratiques, notamment une connaissance des LVE, en vue de leur usage immédiat. Suite au vœu de Charles X, l’ordonnance de Vatimesnil du 26 mars 1829, même si elle avait marqué la naissance officielle (mais non obligatoire) de l’enseignement des LVE, n’était qu’un encouragement volontaire adressé aux établissements publics et privés, à créer des sections spéciales afin d’étudier « les sciences et leur application  à l’industrie, les langues vivantes, la théorie du commerce et le dessin ».

On assistera, parallèlement, à partir de cette date, à la naissance de « cours traditionnels à usage pratique pour autodidactes » d’ordre privé, promettant « La langue allemande appris sans maître en 30 leçons », « L’espagnol par vous-même » ou encore « L’anglais sans professeur en 50 leçons »… L’évolution des fondamentaux économiques vers le libéralisme et le retour du positivisme vont bouleverser aussi bien les enseignements que l’organisation sociale. La politique aura aussi ses enjeux.

Les enjeux politique et idéologique de la Troisième République : la mise au second plan de l’enseignement des langues mortes cristallisa, sinon radicalisa, la parole des défenseurs de l’enseignement dit « classique » et, notamment, du latin, autour d’une conception traditionnaliste de l’éducation. Aurait-il pu en être autrement ? (1)  À partir de 1870, le combat se déplacera alors sur un autre terrain, le terrain politique, au sein d’une Assemblée nationale largement monarchiste (400 députés sur 650). Catholiques et royalistes vont s’opposer aux Républicains, à l’image de Mgr Dupanloup, qui lancera à l’Assemblée, à l’adresse de ces derniers : « les classes dirigeantes resteront toujours les classes dirigeantes, en dépit de vos efforts, parce qu’elles savent le latin ». La République, troisième du nom, sortira vainqueur des débats le 4 septembre 1870, à une voix de majorité, dans cette assemblée qui, à priori, ne lui semblait pas favorable...

Les changements pédagogiques engendrés par le nouveau pouvoir politique seront lents. Les Républicains ont la volonté de changer l’homme et la société, et pour cela, il faut changer l’école, en y introduisant la méthode active qui sera développée dans toutes les matières scolaires, en vue de former chez l’enfant, le futur citoyen d’une république démocratique, capable de penser, de parler et d’agir par lui-même. Cet état d’esprit conduira à une réforme de la méthodologie de l’enseignement des LVE, surtout à partir des instructions de 1890 et 1902, imposant la méthode directe. 

Des enjeux devenus nationaux : Dans les esprits, la France a été vaincue par la supériorité de l’enseignement allemand qui prônait la nation. L’instituteur allemand avait gagné la guerre avant son déclenchement... Il nous fallait à tout prix moderniser l’enseignement français et former des citoyens éclairés, mais dans une optique patriotique : « Partout ce sont d’intenses courants d’idées, courants de sciences, courants de richesse : mise en valeur du sol, des forces de la nature et des forces de l’homme (..) Il faut agir sous peine de dépérir, il faut affronter les courants, sous peine d’être laissé au rivage, comme une épave. Aussi, un enseignement national qui ne serait pas résolument moderne, par la substance et par l’esprit ne serait-il pas simplement un anachronisme ; il deviendrait un péril national » Louis Viard, vice-recteur de l’université de Paris, Conseil académique, 26 novembre 1902.

Alors, de 1870 jusqu’à la Première Guerre mondiale, la volonté de la France de s’ouvrir aux échanges internationaux, n’aura de cesse de promouvoir l’enseignement des LVE, en en faisant une matière stratégique : « Les langues vivantes font désormais partie de la défense nationale » Ch. Schweitzer, professeur d’allemand, promoteur de la méthode direct, remise de prix du 31 juillet 1893.  

L’imprimerie Delmas en 1949

Delmas au secours de la méthode directe

Né et mort à Bordeaux (1861-1942), Gabriel Delmas, maître-imprimeur et auteur, dirigea l’imprimerie familiale bordelaise Delmas à partir de 1888. Il hérita d’une lignée d’imprimeurs : fils de Ferdinand Delmas imprimeur et petit-fils de Jean Delmas, fondateur de l’imprimerie. En effet, le 8 juin 1849, le ministre de l’Intérieur Barrot avait accordé le brevet d’imprimeur en lettres à Jean Delmas, puis le brevet de libraire éditeur lui fut octroyé par le ministre Fialin, le 30 mars 1853. Ce fut le début de la saga familiale et 100 ans après sa création, l’imprimerie existait toujours, et ainsi jusque dans les années 70 où elle fut rachetée. Gabriel Delmas fut à l’origine de la production des tableaux auxiliaires Delmas, autour de 1900. 


Livrets d’accompagnement des Tableaux auxiliaires Delmas

Il fut sollicité pour créer des supports pédagogiques qui viendraient en complément de la toute nouvelle méthode directe d’enseignement des langues vivantes. Ses panneaux permettaient d’éviter le recours à l’intermédiaire de la langue maternelle dans l’apprentissage d’une nouvelle langue. Ce procédé visait la pratique orale directe, en classe, de la nouvelle langue. On désirait ainsi favoriser les productions orales des élèves, l’objectif étant, dans un second temps, de fixer par l’écrit ce que l’élève savait déjà employer oralement, ce que les puristes de la méthode ont appelé l’« oral scripturé ». Les instructions de 1902 précisèrent que la progression vers la rédaction libre passait ensuite par la dictée, puis par des reproductions de récits lus en classe et enfin par des exercices de composition libre.


Livrets d’accompagnement des Tableaux auxiliaires Delmas

Gabriel Delmas édita donc les fameux « Tableaux auxiliaires pour l’Enseignement Pratique des Langues Vivantes par l’Image et la Méthode Directe » à la demande des « Publications de l’Association Bordelaise pour la Propagation des Langues Étrangères » et sous la direction d’Ernest Rochelle, professeur au lycée de Bordeaux. Ces tableaux devinrent rapidement les « auxiliaires Delmas » dans les écoles, les collèges et les lycées de France. L’enseignement des langues étrangères fut-il appliqué aux écoles élémentaires, pour que l’on retrouve ces panneaux partout ? Assurément non. Toutefois, ces tableaux furent utilisés aussi pour des exercices d’élocution et de vocabulaire en français, ceci explique cela. 

Tableau N° 5 de la Série I, la Maison extérieure, les Ouvriers, les Outils

L’exemple présenté ci-dessus est le N° 5 de la Série I et a pour intitulé : « La maison extérieure, les Ouvriers, les Outils ». Cette planche représente la construction d’une maison bourgeoise avec les différents corps de métiers. Il s’agit d’une estampe couleurs sur papier moderne vélin de 84 x 118 cm, dont l’auteur de l’illustration est Émile Poissonnié, artiste, illustrateur et peintre bordelais de la fin du 19e siècle. Cette planche didactique était bien destinée à l’enseignement des langues vivantes et littératures étrangères, même si son usage a pu être détourné au profit de l’enseignement du français, comme précisé plus haut. Chaque objet représenté est numéroté et correspond à une nomenclature que l’on retrouve dans le livret d’accompagnement de la série.





Livret explicatif des 10 tableaux de la Série III pour le Russe

L’exemple suivant est le tableau N° 7 de la série II intitulé : « Le village en hiver, Métier divers. La Maison rustique au Printemps ». Il est composé de deux scènes, ce qui le différencie de l’exemple précédent mais ses caractéristiques restent identiques. La planche représente à gauche : le village recouvert de neige qui fait la joie des enfants (bataille de boules de neige, bonhomme de neige, luge) ; à droite : les bâtiments entourant la cour d’une ferme où sont représentés la plupart des animaux domestiques. On retrouve évidemment les numéros se rapportant au vocabulaire figurant dans le livret d’accompagnement.

Tableau N° 7 de la Série II, Le Village en hiver, Métiers divers, la Maison rustique au printemps 

Tableau N° 7 de la Série II, Le Village en hiver, Métiers divers, la Maison rustique au printemps, extrait du livret d’accompagnement

Un troisième exemple nous montre la qualité graphique de la collection Delmas. Cette planche N° 12 est identique aux autres dans sa conception et comporte bien les numéros correspondant chacun à un mot (en français ou en langue étrangère) répertorié dans un livret à part. Cette planche, elle aussi gravée par Émile Poissonnié, est une remarquable illustration du chemin de fer des années 1900. Sur trois plans successifs, la gare, le matériel roulant et les bâtiments sont minutieusement représentés. On remarquera même un quatrième plan discret rappelant le transport en bateau (d’où le titre). L’ensemble est très animé, chacun vaque à ses occupations qu’il soit cheminot ou usager. On reconnaît les différents éléments sous la halle : le guichet, la bagagerie, le buffet de la gare ; sur le quai : les rails, la locomotive, les wagons, les voitures, puis, au loin, les infrastructures : le château d’eau, l’aiguillage, le dépôt, le tunnel…

Série III : N°12- La Gare, Les Voyages, les Bateaux.

Comme pour toutes les planches, les élèves curieux et attentifs peuvent observer une multitude de détails sur des scènes, qui souvent, leur sont inconnues. Certes, la représentation iconographique permettait de développer des compétences lexicales, mais elle permettait également de comprendre le fonctionnement complexe d’un lieu ou d’une situation. En l’occurrence, la gare imaginée ici pour des besoins pédagogiques, offrait un véritable condensé de l’univers ferroviaire à l’aube du 20e siècle.


Livret d’accompagnement de la Série III : N°12- La Gare, Les Voyages, les Bateaux, extraits

Ce support didactique N° 12 comporte 95 numéros, ainsi, le livret correspondant contient-il bien 95 termes de vocabulaire que l’enfant peut mémoriser aisément en les reliant mentalement à l’image qui les représente. Bel exemple de la « méthode directe ». On notera que la version en français des panneaux auxiliaires Delmas, celle que l’on retrouvera parfois dans les écoles élémentaires de France pour les leçons de vocabulaire et d’élocution, sera commercialisée et utilisée dans beaucoup d’établissements à l’étranger, pour l’enseignement du français, jusque dans les années 30. Ces tableaux connurent un franc succès, jusqu’à devenir, à l’instar de la Maison Deyrolle (2), un des premiers fournisseurs de l’instruction publique.

Quelques aperçus de la collection Delmas




Série I, N° 1, L’École, le Lycée, la Classe, les Nombres

Série I, N° 2, La Récréation, les Jeux, le Corps humain

Série I, N° 2, La Récréation, les Jeux, le Corps humain, extrait du livret d’accompagnement

Série I, N° 3, L’Enfance (Le Baptême). La Jeunesse (La Fête publique)

Série I, N° 4, l’Âge mûr. La Vieillesse (Une visite au Grand-Père)

Livret d’accompagnement de la Série I, N° 4, l’Age mûr. La Vieillesse (Une visite au Grand-Père)

Série I, N° 6, La Maison intérieure, les Meubles

Série II, N° 8, La Moisson (en été). Les Vendanges, la Pêche (en automne)

Série II, N° 9, La Montagne et la Station thermale. La Forêt, la Chasse.

Série II, N° 10, La Mer, la Plage, le Port

Série III, N° 11, La Ville et ses Monuments (Un Incendie)

Série III, N° 13, L’Hôtel, le Restaurant, le Café

Série III, N° 14, La Rue, les Commerçants

Série III, N° 15, Le Marché

Série III, N° 16, Un Grand Magasin

Livret d’accompagnement de la Série III, N° 16, Un Grand Magasin, extrait

 

Sources et bibliographie :

-       Pour les illustrations : documentation musée, Fonds CANOPE, gallica.bnf.fr, collections privées et sites de ventes internet.

-       Collard François, 1904, La méthode directe dans l’enseignement des langues vivantes.

-       Godart Adrien, 1903, « La lecture directe. Conférence pédagogique du 27 novembre 1902 à Nancy », Revue de l’Enseignement des Langues Vivantes, 11 janvier 1903. En ligne : [https://www.christianpuren.com/biblioth%C3%A8que-de-travail/042/].

-       Passy Paul, 1899,  De la méthode directe dans l’enseignement des langues vivantes, Société pour la propagation des langues étrangères en France, Concours de 1898, Colin.

-       Rochelle Ernest, 1904, La méthode directe dans l’enseignement des langues vivantes. Quatre conférences faites aux auditeurs étrangers des Cours de l’Alliance Française à l’Université de Bordeaux (Faculté des Lettres), Éditions G. Delmas.

-        Livret explicatif des tableaux auxiliaires Delmas pour l'enseignement pratique des langues vivantes par la méthode directe et par l'image, Éditions G. Delmas.

-       Dubrule Noëlia, 1919, Le français pour tous par la méthode directe.

Patrick PLUCHOT

(1) : Les détracteurs de la méthode directe :

Les traditionnalistes plébiscitaient la méthode réflexive, imitatrice/répétitive :

-       Un travail sérieux ne passe que par l’écrit et peu par l’oral : « Scripta manent, verba volant ».

-       Après un travail collectif en classe, beaucoup de travail seul en étude, ce qui explique le développement des internats à l’époque, gage d’efficacité de la méthode.

-       On taxe la méthode directe de « méthode de perroquet », automatisme plutôt que réflexion.

-       On prône le culte de l’effort.

Ne trouve-t-on pas, dans ces réflexions, le germe persistant d’un temps révolu repris régulièrement au cours des décennies, dans le discours contemporain même de nombre de pédagogues prêchant un retour à des méthodes plus traditionnelles ?

Comme l’écrira d’ailleurs, en 1925, le professeur Ruyssen, ex-Normalien de la rue d’Ulm, Docteur ès-lettres, enseignant l’histoire de la philosophie  à la faculté de Dijon : « Je pense que, dans l’enseignement des langues vivantes depuis 1902, on a trop banni l’effort. Nous avons vu trop d’amusettes, de « j’apprends ceci par l’image », ou « j’apprends cela en jouant ». Nous avons trop pris la peine d’éviter toute peine aux élèves (...) Or, il y a dans l’effort, dans l’effort pénible, une vertu éducative que rien ne peut remplacer. (...) Un des points faibles de la méthode directe, c’est précisément qu’elle ne mette jamais l’élève en présence de difficultés qu’il ne puisse facilement et immédiatement résoudre à l’aide des acquisitions précédentes. Elle le guide dans sa découverte sans jamais lui demander d’efforts ».

Bel éloge, en filigrane, de la méthode directe (bien involontaire assurément), après que les instructions de 1923 aient promu des méthodes éducatives beaucoup plus centrées sur l’élève, sous l’influence des recherches de Célestin Freinet et des promoteurs de l’École nouvelle. Voir à ce sujet, les articles du blog :

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2019/02/limprimerie-freinet-lecole.html#more 

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2020/05/lecole-nouvelle.html#more

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/search?q=%C3%A9cole+nouvelle

(2) : voir les articles du blog : L’Enseignement par tableau mural :

Blog dédié au Musée de l'école à Montceau-les-Mines: L'enseignement par tableau mural

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