Emile Combes
Première partie : la laïcité et l'école
Il
y a 120 ans… la laïcité
Le
13 mai 1857, le grand séminaire d’Albi libérait un de ses étudiants,
« tonsuré » un an plus tôt, le 17 mars 1856, non encore moine, mais
soumis à l’évêque. Ainsi, sans le savoir, cet élève élevé dans la foi catholique,
sera-il promis à un tout autre destin : donner son nom à une œuvre de
laïcisation sans précédent qui « va
soulever un élan d’approbation populaire, de confiance en l’avenir, que l’on
peut comparer, après lui, à ceux du Front Populaire ou de la Libération » (Maurice Agulhon-La République, 1880-1932-Hachette, 1990). Plus tard, ses
détracteurs, cléricaux radicaux, auront beau jeu de rappeler à ce
« défroqué », comme ils le qualifieront, sa jeunesse passée au
séminaire. Cet élève s’appelait Émile Combes…
Itinéraire
d’un esprit libre
« Tout
ce que la conscience collective aura pu retenir d’Émile Combes, « petit
père » barbichu, austère, intraitable, provincial à l’excès, vieillard
fluet et ratatiné comme une vieille bigote sur son prie-Dieu (..) »
Georges Suarez cité par Jacques Risse in Le petit père Combes, l’Harmattan, 1994
Et de rajouter, obsessionnel
« bouffeur » de curés, de nonnes et d’abbés… La passion a pris le pas
sur la raison, entre haine et engouement, mais revenons à un traitement plus
objectif.
« Combes bouffeur de
curés »
Comment Émile Combes a-t-il
pu rester dans les couloirs du pouvoir aussi longtemps et mener à bien les
réformes les plus importantes du début du 20e siècle ? Retour au
tout début.
Maison natale d’Émile Combes
à Roquecourbe, au 7 Boulevard Albin Batigne (https://maisons-natales.over-blog.com)
Émile est né le 6 septembre
1835 à Roquecourbe, dans le Tarn. Il est baptisé le jour même. Jean Gaubert, son
parrain, « étudiant ecclésiastique » à l’époque, futur abbé, va jouer
un rôle fondamental dans la jeunesse d’Émile. C’est lui qui, en 1845, va
prendre en charge le destin de la fratrie en recueillant chez lui Émile, son
frère Philippe et sa sœur Philomène, avec l’accord des parents soulagés d’une
charge qu’ils assumaient difficilement : « Je recueille Émile chez moi, je lui enseigne le latin, et en
contrepartie vous me confiez Philomène, sœur d’Émile pour l’intendance. » Émile
a 10 ans et accepte avec enthousiasme, de même que Philomène qui restera toujours au service de Gaubert. Malgré tout,
il confessera plus tard une certaine mélancolie « une tristesse dont j’avais conscience sans pouvoir me
l’expliquer et qui se rattachait certainement au souvenir de la misère endurée
par ma famille ». Philippe sera maître d’école à Roquecourbe, après
ses études aux deux séminaires, avant de partir enseigner à Saïda, en Algérie.
Petit séminaire de
Castres : un cas d’école
Fondé en 1709, fermé sous la
Révolution en 1791, rouvert en 1804, expulsion des élèves et des enseignants
congréganistes en 1906 à la suite de la loi de 1904, rouvre en 1907 et devient
l’école privée sécularisée de Barral dirigée par le directeur/supérieur Jarlan,
signature du contrat d’association avec l’État (loi Debré) en 1961, ne devient
mixte qu’en 1991, toujours en activité.
Gaubert remplit sa partie du
contrat, quand Émile rentre au petit séminaire de Castres en 1847, il maîtrise
déjà le latin et il est qualifié rapidement d’« excellent élève, assidu, passionné, il n’en est pas moins
audacieux et gentiment frondeur ». À la fin de sa classe de Seconde,
il obtiendra tous les prix et aura lu, « clandestinement », les
œuvres de Lamartine, une révélation…
En 1852, l’obtention du
baccalauréat sanctionne la fin de ses « humanités classiques »
fortement marquées par la religion. Il rentre alors à l’École des Carmes à
Paris, sorte d’école normale des hautes études ecclésiastiques. Pour le jeune
homme, Paris n’est plus le cocon fermé de l’internat tarnais qu’il a connu
jusqu’ici. Il s’ouvre à l’extérieur et côtoie des professeurs, de grands
esprits bien éloignés des « Gaubert » qu’il a connus, des professeurs
éclairés qui ne travaillent pas forcément à la gloire de Dieu. Les cours à la
Sorbonne auxquels il assiste, ainsi que ses lectures distillent le doute…
(BnF)
Malgré tout, il poursuit son parcours sur le
chemin de la foi. En 1855, il rentre au grand séminaire d’Albi pour deux ans,
où il portera la soutane et sera tonsuré. Il y prépare deux thèses, l’une en
français sur Saint-Thomas d’Aquin, une autre en latin sur Saint-Bernard. Son
travail est récompensé par une mention Très Bien, mais assorti d’un commentaire
de fin d’études plus acerbe : « une
piété ordinaire et une tenue médiocre ». Sa vocation de prêtre est
donc jugée peu sérieuse au moment de « l’appel des élèves aux ordres
mineurs », selon le Supérieur : « Mon
enfant, je vous ai observé depuis votre arrivée dans notre maison et je dois à
la vérité de dire que je ne vous crois point appelé. » Transcrit sur
les registres du grand séminaire, le jugement conclut : « La certitude acquise de son mauvais
esprit a fait révoquer son appel aux Moindres. Il est parti le 13 mai
1857. » Émile Combes ne sera jamais prêtre, mais le souhaitait-il
vraiment ?
Retour
à la vie profane
Sorti Docteur ès lettres de
ses années de séminaire, Émile Combes a perdu la foi. Resté malgré tout proche
des réseaux de l’Église catholique, il est recruté par l’abbé Denis-Benjamin
Hude, comme professeur laïque de rhétorique à l’institution diocésaine de Pons,
près de La Rochelle. En 1862, il épouse la fille d’un commerçant aisé de Pons
et renonce à l’enseignement pour entreprendre des études de médecine à Paris,
études qu’il conclura par une thèse en 1868. De retour à Pons, qualifié de « déiste », il
est initié à la loge maçonnique du Grand Orient de Barbezieux… tout en
conservant dans sa patientèle, l’institution diocésaine.
(Delcampe)
Une
carrière politique
Devenu maire de Pons en
1876, il exercera la médecine jusque dans les années 1880, avant d’être élu
sénateur en 1885. Dès lors, il va se consacrer à la politique et entrer au
ministère de l’Instruction publique en 1895. Il sera désigné président du
Conseil en 1902. Il va prendre la présidence du Parti Radical en 1911-1912,
sera ministre d’État dans le gouvernement d’Union nationale en 1915 mais
restera maire de Pons jusqu’en 1919 et sénateur jusqu’à son décès en 1921.
Que
conclure de tout cela ?
D’Émile Combes, on a fait un
symbole d’entêtement borné et d’anti religion, alors que cet étudiant en
théologie, « défroqué », appelé comme Président du Conseil à 65 ans, n’avait
fait qu’appliquer la loi de 1901 votée sous son prédécesseur Waldeck-Rousseau
(laquelle, dans un premier temps « subordonne
l’existence des congrégations à une autorisation légale »). Il se
déclarait volontiers « philosophe spiritualiste » devant la Chambre
des Députés, invitant à regarder « les
idées religieuses comme les forces morales les plus puissantes de
l’humanité ». Dualité du personnage dont le fameux entêtement l’amena
à finaliser l’œuvre de laïcisation de l’École.
Fut-il irrité par la réaction et les offenses qui lui furent
faites ? Toujours est-il qu’après
les incidents de 1902, provoqués par les cléricaux, consécutifs à la fermeture
de 2 500 écoles de congrégations non autorisées, Émile Combes en vint à
interdire l’enseignement congréganiste lui-même, par la loi du 7 mai 1904 qu’il
fit voter « laissant un délai de 10
ans pour son exécution ». Une loi beaucoup plus claire et radicale que
celle de 1901, dont la commission parlementaire qui la soutint fut présidée par
Ferdinand Buisson. Waldeck-Rousseau voulait contrôler les congrégations, Combes
veut les exclure. De fait, de nombreux recours s’organisent avec succès, la
réaction est vive et sur un objectif de 6129 fermetures d’écoles envisagées, seulement
3015 ont été opérées lorsqu’Émile Combes quitte le pouvoir en 1905. Toutefois,
conséquence directe : les relations diplomatiques avec le Vatican sont
rompues le 29 juillet 1904. Restait un paradoxe d’importance, fréquemment
évoqué de manière feutrée par les Républicains majoritaires, depuis l’avènement
des élections de 1877 : le maintien de la religion catholique comme culte
officiel, selon le Concordat de 1801…
Combes, en définitive, avait atteint un second objectif :
galvaniser le camp laïque, le chemin emprunté mènerait inéluctablement à la
séparation de l’Église et de l’État. Par son action, il avait
initié cette neutralité de l’État en l’appliquant d’abord à l’école de la
République. Maurice Rouvier, son ex ministre des Finances lui succéda à la
Présidence du Conseil et un projet de séparation des Églises et de l’État fut
soumis à l’Assemblée. Le rapporteur était Aristide Briand qui, très habilement,
réussit à faire voter un « texte
libéral et d’apaisement » : la loi du 9 décembre 1905 dont
il est bon de rappeler les deux articles introductifs :
« Article
1er. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le
libre exercice des cultes, sous les seules restrictions édictées ci-après dans
l’intérêt de l’ordre public.
Article
2. La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte. En
conséquence, seront supprimés des budgets de l’État, des départements et des
communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. (..) »
« Séparons-nous,
je garde vos biens. »
Allégorie de la séparation
entre l'Église et l'État en 1905, illustration de 1907 (Private Collection /
Bridgeman)
Le pape Pie X (1903-1914)
s’opposa à tout accord pour l’application de la loi de 1905, non sans avoir
excommunié les parlementaires qui en avaient voté le texte. Alors que juifs et
protestants acceptaient la loi, il la condamna par les encycliques Vehementer Nos (11 février 1906) et Gravissimo (10 août 1906). En 1924, le
pape Pie XI (1922-1939), plus souple, donnera son accord aux associations
diocésaines pour devenir propriétaires des nouveaux lieux de cultes. L’Église
de France ressentit cette loi de 1905 comme un désastre et, comme le dit Jean
Cornec dans son ouvrage « Laïcité »,
chez Sudel : « L’Église de
France ne mesura pas tout de suite l’avantage, grâce à elle [la loi de 1905], de devenir libre vis-à-vis du gouvernement français. » (1)
1904 Une allégorie riche en
symboles
Émile Combes
est déjà en action. Sa francisque s’apprête à trancher le nœud gordien aux
robustes entrelacs forgés par des siècles d’histoire. Fort réjoui, Voltaire lui donne la force nécessaire. Nouveau « Dieu »
dont la pureté laïque et franc-maçonne ne saurait être mise en doute, le
philosophe des Lumières envoie ses rayons bénéfiques à l’exécuteur. La
République est consentante. Figurée en « Marianne de petite vertu », elle
s’efforce de tendre la corde et s’attend à la séparation tout en continuant à
s’interroger et en hésitant à la regarder vraiment en face. L’Église,
représentée par le pape, continue d’être surveillée de près par Émile Combes.
Fort mécontente de l’opération, elle subit, incapable d’apprécier la situation
à sa juste valeur. Au premier plan, à terre, tranchant avec la surface bien
dégagée sur laquelle se déroule l’action, un moine grassouillet au nez rouge
(un chartreux ?) cuve son vin, une bouteille pleine dans les bras, une croix
dans la main (croix sur laquelle un verre est gravé…). (© Musée Jean Jaurès)
Des
Républicains intransigeants face à des cléricaux radicaux
À son arrivée à la
présidence du Conseil, Émile Combes se fait l’exécuteur intraitable de la loi
du 1er juillet 1901 sur les associations mise au point par son
prédécesseur qui établit que dorénavant, les écoles des congrégations devront
être autorisées par le Conseil d’État. Il entre en lutte non pas contre une
religion mais contre les écoles qui la professent. Une génération s’est écoulée
depuis les grandes lois fondatrices Jules Ferry qui redirent l’enseignement
obligatoire et l’école publique laïque et gratuite. Quinze années d’apaisement (2)
et de ralliement des plus modérés aux nouvelles institutions s’en suivront. Mais
l’affaire Dreyfus va raviver les passions et les antagonismes latents,
déclenchant une violente poussée anticléricale. « À bas la calotte ! » redevint le cri des laïcs
purs et durs de l’Assemblée. Ferry avait laissé en paix l’école dite
« libre », Combes a cette dernière en ligne de mire. Depuis 1886,
date à laquelle la laïcisation des personnels enseignants des écoles primaires
publiques avait été décrétée par la loi Goblet, l’école « libre » au
sein de laquelle les religieux étaient toujours engagés, continuait de
prospérer. « Le petit père Combes » décida de frapper ces lieux « où continuait de s’enseigner le catéchisme et l’histoire sainte et où l’on
apprend à se méfier de la République ».
Le premier acte de sa lutte
contre les congrégations va se dérouler en juin 1902, avec la fermeture de 125
écoles fondées depuis 1901 sans autorisation, par des particuliers qui employaient
des congréganistes comme salariés, enfreignant ainsi la loi de 1901. Devant la
réaction violente des cléricaux qui considérèrent que la dite loi ne concerne
pas les établissements détenus par des tiers, le Conseil d’État émit un avis
dans lequel il estimait que « tout
établissement où enseigne un congréganiste, même non propriétaire, est réputé
congréganiste. » Combes, conforté, déclara : « C’est le premier acte et cet acte
sera suivi d’autres actes (..). Ma politique est à peine ébauchée… Il ne sera
pas dit que l’enseignement congréganiste continuera son œuvre néfaste »
et, dès le 15 juillet, il ordonne par simple circulaire, la fermeture de près
de 2 500 écoles libres, dans lesquelles enseignent 5 000 religieux à
quelques 150 000 enfants, écoles antérieures à la loi de 1901 ou non, et
qui n’ont jamais demandé d’autorisation.
Le choc est rude et la
brutalité de la mesure, enfreignant au passage la règle de non rétroactivité
des lois, est soulignée par des parlementaires de tous bords, regrettant la
privation de tout débat à la veille de la clôture de la session parlementaire…
1904 Une allégorie : Émile Combes porte une redingote noire, un discret
nœud papillon et un pantalon de velours côtelé gris. Son extrême élégance et
son assurance ne parviennent pas toutefois à masquer son être proprement
diabolique. Une queue reptilienne dépasse très largement de sa veste et deux
cornes formées par ses cheveux tressés pointent vers l’arrière, tandis qu’à ses
pieds ses chaussures fendues en leur centre se confondent aisément avec des
sabots de bouc.
Autour de lui, tout suggère la présence du «
Malin ». L’horizon et l’infini sont dominés par les ténèbres et les flammes de
l’enfer. Au loin, un hibou impassible, oiseau de proie allié des forces de la
nuit, surveille attentivement le paysage du haut d’un rocher dénudé, tandis
qu’au-dessus d’Émile trois diablotins chauves-souris tournoient dans les airs.
Le monde réel lui-même, au tout premier plan,
n’est que l’antichambre de l’enfer : le carrelage de forme triangulaire renvoie
à la trinité maçonnique, et la table recouverte d’une nappe sur laquelle on
aperçoit Belzébuth a elle aussi des pieds de bouc. (© Musée Jean Jaurès)
Une
réforme tumultueuse
Dès juillet, le nonce
Lorenzelli rappelle les assurances données jadis par Waldeck-Rousseau au pape
lors du vote de la loi de 1901, rappel auquel Émile Combes répondra par une fin
de non-recevoir, considérant que le concordat n’autorise pas le Saint-Siège à
interférer dans cette affaire et brandissant alors la menace d’une séparation
que le pape Léon XIII avait toujours voulu éviter. En France, les cardinaux et
les chefs de la droite constitutionnelle s’en remettent à la clémence du
Président Loubet, sans plus de succès. Les manifestations se multiplient de
part et d’autres mais, dans le tumulte ambiant, Combes reste sur ses positions,
constatant que nombre de religieux se sont pliés à la loi. Il ne va désormais
s’en prendre qu’aux « irréductibles » (environ 300 écoles), ordonnant
dans un premier temps la fermeture de 61 établissements dans les départements
du Rhône et de la Seine, puis, en août, la fermeture de 237 écoles libres dans
32 autres départements.
En Bretagne, l’application
de la loi se fait dans la douleur, la vive résistance permet à Combes d’agiter
le spectre de la dérive « royaliste », il fera intervenir les gardes
à cheval et l’armée. Qu’importe les vicissitudes. À l’ouverture de la Session
parlementaire d’octobre, malgré les interpellations des parlementaires de
droite, les jeux sont faits. Combes reconnaît implicitement l’invalidité de sa
circulaire mais constate aussi la débandade dans les rangs des congrégations.
Si Clémenceau lui-même désavoue la méthode Combes, il votera finalement avec la
majorité clamant « Serons-nous la
France de Rome ou la France de la Révolution ? » alors qu’Émile
Combes cite volontiers Danton « Périsse
ma mémoire, pourvu que la République triomphe ! » Fin des débats… Le 19 octobre, une pétition est signée
par l’épiscopat français. En représailles, les 74 évêques signataires se
verront retirer leur traitement concordataire. En mars et en juin 1903, 135
demandes d’autorisation de congrégations enseignantes, conformément déposées
selon la loi de 1901, sont rejetées en bloc par la Chambre. Finalement, la loi
du 7 juillet 1904 va interdire d’enseigner à toute congrégation.
En deux ans, Émile Combes
aura fermé des milliers d’écoles religieuses. Le gouvernement lança alors un
ambitieux programme de construction d’écoles publiques pour accueillir les
enfants « mis à la rue ». Les écoles confessionnelles
disparurent-elles vraiment ? Dans les faits, beaucoup d’entre elles, sur
ordre des supérieurs, optèrent pour la sécularisation. Ainsi on vit renaître des
établissements ex-congréganistes sous une façade laïque privée. En réalité, le
bilan pour l’enseignement privé confessionnel ne sera pas si catastrophique. Au
regard des chiffres, à la veille de 1905, cet enseignement n’aura perdu qu’un
tiers de ses effectifs scolarisés. Les laïques purs et durs voudront poursuivre
la lutte pour chasser jusqu’aux fantômes des congréganistes retranchés dans la
sécularisation, rejetant l’idée même d’un secteur privé d’éducation. Les
protagonistes continueront longtemps de croiser le fer dans cette « guerre
scolaire des deux France ». Est-elle éteinte de nos jours ? Il reste
qu’Émile Combes avait rempli son objectif de galvaniser le camp laïc et le
chemin tracé mènera inéluctablement à la séparation de l’Église et de l’État
par la loi du 9 décembre 1905, qui sera publiée au Journal officiel le 11
décembre 1905, et entrera en vigueur le 1er janvier 1906. La
République (du latin « RES PUBLICA »,
Chose Publique) s’en trouve renforcée. Cette loi est toujours d’actualité. Les
Républicains avaient ainsi voulu affranchir les consciences de l’emprise de l’Église
mais aussi fortifier la Patrie en formant les citoyens, sur les mêmes bancs,
toutes classes confondues, sans communautarisme.
PEGUY s’oppose
à Combes : pour lui, la vision laïciste de la république, une imposture :
« La
domination combiste fut très réellement un césarisme, le plus dangereux de
tous, parce que c’était celui qui se présentait le plus comme républicain », écrit-il dans Notre Jeunesse. Le combisme fait que « le peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit
plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut
plus mener la vie chrétienne (..) Une même stérilité dessèche la cité et la
chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la
cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. »
Les
femmes absentes des débats ?
La loi de séparation des
Églises et de l’État a vraisemblablement permis de découpler la loi religieuse
et la loi civile, ce qui, en théorie, aurait dû libérer les représentations
religieuses concernant le rôle de la femme dans la société. Si l’Instruction
publique va être le creuset de cette laïcité qui guidera la construction de
l’école républicaine des années 1880, les femmes ne sont encore représentées
dans aucune des instances qui vont prendre les décisions : elles ne
siègent ni au Sénat, ni à la Chambre des députés et encore moins au Conseil
supérieur de l’Instruction publique où va se débattre la chose scolaire.
École Normale de filles de
Mâcon vers 1875 (collection musée)
Tout n’était cependant pas
sombre, grâce aux opportunités éducatives offertes aux filles par les lois
scolaires depuis la loi Falloux du 15 mars 1850 imposant (en théorie)
l’ouverture d’écoles pour les filles dans les communes de plus de 800 habitants
(que la loi Duruy de 1867 ramènera au seuil masculin de 500). Outre les
obligations concernant la scolarisation des filles, la loi Camille Sée de 1880
créait un enseignement secondaire pour les filles (bien qu’il faille attendre
la loi Bérard de 1924 pour aligner les contenus de l’enseignement secondaire
des filles sur celui des garçons), alors que dès 1879, la loi Paul Bert avait
obligé chaque département français à entretenir une école normale de filles.
Cette dernière loi entraîna un grand nombre de création de ces écoles, alors
que jusqu’ici, la plupart des institutrices étaient formées dans les couvents.
Ce fut un premier pas vers l’émancipation pour ce nouveau corps
professionnel : des normaliennes acquises à la République et à la défense
de ses valeurs dans toutes les écoles communales.
École Normale de filles de
Mâcon vers 1900 (collection musée)
À la fin de leurs études,
les meilleures normaliennes vont avoir la possibilité d’intégrer la première
élite féminine de l’enseignement primaire, formée par l’État, dans une institution
prestigieuse, que constituent les « fontenaysiennes ». En effet, en
1880, va être créée l’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses, destinée
à former le corps enseignant des toutes nouvelles Écoles Normales (professeures
et directrices). Ce sera un bastion du républicanisme. Elles vont investir les
patronages laïques et le périscolaire, pré carré de l’Église jusqu’alors. Mais
surtout, elles prendront une place importante comme oratrices dans le grand
mouvement des universités populaires émergeant au début du 20e siècle,
rencontre des intellectuels et des milieux ouvriers que Charles Péguy appellera
le « socialisme d’éducation ». Une élite féminine est ainsi née et va
participer à l’implantation de l’école laïque.
Peu à peu, l’évolution des
lois scolaires avait ouvert de nouvelles possibilités de formation et
d’émancipation professionnelle à cette élite féminine, mais un long chemin
restait à parcourir en ce début de 20e siècle, beaucoup d’entre-elles,
ayant intériorisé les interdits tacites que la société avait fait peser sur
elles de tous temps, agissaient encore dans la modestie et la discrétion, à
l’ombre de la gent masculine, méconnues et invisibilisées (3). Grâce à la
laïcisation des mœurs et à une justice indépendante de toute morale religieuse
qui fut longtemps la loi commune, celle de 1905 ouvrit la porte aux femmes vers
l’égalité.
Patrick PLUCHOT
Sources et
bibliographie :
-
Documentation musée : fonds Gillot.
-
Laïcité,Jean Cornec,
Sudel, 1965, (collection musée).
-
L’École
Libératrice, numéro du 3 octobre 1980, article de Jean Battut (collection musée).
-
À
travers le temps 1880-1980 : L’École Normale supérieure de
Fontenay-auxRoses, Yvonne
Oulhiou, 1981.
-
120e
anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l’État – Sacrée
laïcité !, Observatoire
de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, 2025.
-
Hussardes
noires : Des enseignantes à l’avant-garde des luttes, Mélanie Fabre, 2024.
-
Ces femmes qui ont révolutionné l’école :
Julie
Victoire Daubié : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/06/lettre-aux-bachelier-daujourdhui.html#more :
Marie Pape-Carpantier : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/10/marie-pape-carpantier-pedagogue-et.html#more
-
Pauline Kergomard : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2022/02/pauline-kergomard.html#more :
- La
place des femmes dans l’enseignement 1850-1945 : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/07/la-place-de-la-femme-dans-lenseignement.html#more
- La
place des femmes dans l’enseignement 1945-1995 : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2017/08/la-place-de-la-femme-dans-lenseignement.html#more
Prochain
article : chronologie du fait laïque pas à pas
L’école foyer de la laïcisation de l’État
Deuxième partie : la marche vers la
laïcité
(1) : « Votée après la
chute de Combes, grâce à la volonté pacificatrice de Briand et de Jaurès, la
loi de séparation des Églises et de l’État est adoptée le 9 décembre 1905. La
Ligue de l’enseignement ne joue pas un rôle direct dans le débat qui y conduit,
laissant agir les parlementaires ligueurs et son président en titre Ferdinand
Buisson (en fonction de 1902 à 1906), qui préside à la Chambre la Commission de
la Séparation. Elle attendra le congrès d’août 1907, moment où les passions
s’apaisent entre les républicains, pour saluer en présence de Briand une
« séparation libérale ». Mais par la suite, tout en souhaitant
défendre la loi chaque fois qu’elle paraissait menacée, elle n’en fera pas
toujours un axe central de sa stratégie et de sa vision de la laïcité, du moins
avant les années 1980-1990. Il est vrai qu’en rendant l’Église catholique
beaucoup plus libre de ses mouvements que sous le régime concordataire, la loi
de séparation lui permettait d’attaquer frontalement l’école laïque et donc de
réactiver une guerre scolaire à laquelle la Ligue de l'enseignement se devait
d’accorder la priorité : ce schéma s’installe dès les années 1908-1910, où
l’on voit des déclarations épiscopales condamner sans partage
« l’école impie » et la Ligue de l'enseignement, parallèlement,
forger la posture de la « défense laïque ». In Histoire et Mémoire militante, La Ligue de l’Enseignement.
(2) : Ce
sont ces années d’apaisement qui ont suivi les lois Ferry de 1881-1882, celles
qui ont fondé l’école primaire obligatoire, publique et laïque, dont il est
question. Si la laïcité fut dirigée contre les Jésuites, enseignants du 2nd
degré, dans le premier degré, elle fut surtout créée en dehors de l’Église
catholique et de ses écoles privées, et non pas contre elles. Cela répondait au
vœu de nombreux républicains de France, comme au vœu des universitaires du
pays, après le milieu du 19e siècle. Parmi ceux-ci, Ernest Renan qui
eut ce mot resté célèbre : « La
science devient une religion ». Converti sur le tard à la République, il venait d’être, à sa mort (le 2 octobre
1892), célébré comme un « saint laïque », ce qui suscita de la presse
catholique intolérante, de vives critiques ou injures. Notons que sa
philosophie ne fut pas toujours d’ailleurs celle d’un « laïc ».
Mais surtout, en 1894, la
condamnation au bagne pour trahison, d’un innocent, le capitaine Dreyfus, par
un tribunal militaire, condamnation confirmée , en 1899, par un autre tribunal
militaire, donna l’impression que la République était menacée, d’autant plus
que cela était approuvé par la plupart des officiers de l’armée et par les
enseignants congréganistes fanatiques. D’où la réaction des Républicains,
malgré la grâce de Dreyfus par le Président de la République Émile Loubet et sa
tardive réhabilitation en 1906. Les écoles privées avec congréganistes étaient
cependant en déclin mais c’est pour la défense de la République que le
Président du Conseil Émile Combes en vint à interdire d’enseigner aux
congréganistes, même dans les écoles privées, en 1904. Sous le ministère
suivant de Maurice Rouvier, la loi de séparation des Églises et de l’État
devait enfin rendre l’école secondaire publique, laïque, en 1905.
(3) :
Entretien avec Mélanie Fabre ; maîtresse de conférence à l’Université
Picardie-Jules Verne in Les
questions du café pédagogique, propos
recueillis par Lilia Ben Hamouda :
École Normale supérieure de
Fontenay-aux-Roses, séance de travaux pratiques vers 1900 (H. et J. Tourte)
« Parmi les premières générations de
fontenaysiennes, quelques femmes ont osé prendre la parole en public ou dans
les journaux. Si certains enseignants, comme Henri Marion, les dissuadent de
sortir de leur mission d’enseignantes, d’autres font contrepoids à ce discours.
Ainsi, Félix Pécaut, le directeur de l’École Normale Supérieur de Fontenay [Il fut
chargé par Ferdinand Buisson de fonder l'École normale supérieure de
jeunes filles de Fontenay-aux-Roses en 1880],
encourage au contraire « ses filles » à « aller au
peuple », et à « oser être ». Cet ancien pasteur réunit chaque
jour les élèves avant le début de leurs cours pour une « causerie du
matin », où il leur rappelle les devoirs qui leur incombent. En enseignant
dans les écoles normales, elles formeront les institutrices de demain, qui
seront elles-mêmes au contact de la jeunesse du pays. Pour cela, elles doivent
oser affirmer les valeurs qui sont les leurs sans se laisser paralyser par les
interdits sociaux qui pèsent sur elles. C’est ainsi que l’injonction de Pécaut
à « oser être » se retrouve dans la bouche de beaucoup de
fontenaysiennes, et même de nombreuses féministes à la Belle Époque voire après
la Grande Guerre. Certaines d’entre elles prennent d’ailleurs leur enseignant
au mot.
Albertine
Eidenschenk, par exemple, devient directrice d’École Normale après avoir quitté
Fontenay et s’engage sur des sujets sociaux et politiques. Persuadée que les
femmes doivent être représentées dans la haute administration de l’éducation,
elle désire siéger au Conseil supérieur de l’Instruction publique. À une époque
où les femmes ne sont ni électrices, ni éligibles à l’échelle nationale, elle
mène donc une campagne électorale lors des élections professionnelles – où l’on
a oublié d’interdire les candidatures féminines – et finit par obtenir
suffisamment de voix pour entrer dans ce haut conseil en 1904. Il n’y a alors
que deux femmes – elle comprise – parmi les 50 membres qui composent la plus
haute assemblée délibérative du ministère. Avant 1914, elles sont rejointes par
une troisième. Les femmes ne représentent alors qu’environ 6 % des membres
du haut conseil, alors que les institutrices constituent déjà plus de la moitié
du corps enseignant. Albertine Eidenschenk devient une personne reconnue aux
yeux de sa hiérarchie et bien identifiée par les enseignantes du primaire dont
elle relaie les revendications. Elle acquiert un certain pouvoir, en proposant
notamment des réformes, qui sont ensuite débattues dans ce conseil (..).
Marie
Baertschi-Fuster connaît bien Albertine Eidenschenk, qu’elle a rencontrée lors
de ses années à l’École Normale Supérieure de Fontenay. Comme sa collègue, elle
est très marquée par la personnalité de Félix Pécaut et marche dans les pas de
son maître lorsqu’elle s’engage au moment de l’affaire Dreyfus. Elle signe de
nombreuses pétitions dans la presse, écrit une lettre ouverte à Émile Zola,
prend la parole dans de nombreuses universités populaires, et s’attire, en
raison de ses engagements politiques, les foudres de sa hiérarchie. Marie
Baertschi-Fuster est persuadée que son rôle de professeure d’École Normale la
contraint à l’engagement et que l’école ne peut être hermétique aux
controverses qui traversent la société. C’est ce qu’elle explique à Eugène
Manuel, inspecteur général, dans une lettre rédigée pendant l’Affaire : « Le respect fanatique de la chose
jugée, la raison d’État, les dossiers secrets, l’honneur de l’armée, le
parti-pris féroce de ne pas voir, tout ce dont notre pauvre France a failli
mourir, et dont elle est encore si malade, tout cela, nous en sommes, nous
autres de l’enseignement primaire, un peu responsables. Car c’est nous qui
depuis dix ou quinze ans enseignons au peuple qu’il y a des domaines réservés,
où l’esprit d’examen, la raison, la conscience, n’ont pas à intervenir. […]
J’ai enseigné pendant sept ans dans les Écoles Normales et de jour en jour a
grandi en moi la conviction que là est pour nous le grand péril : ce qui
manque en somme à nos écoles laïques, c’est l’esprit laïque, c’est-à-dire
l’habitude de penser par soi-même, de croire par soi-même, de vouloir par
soi-même, sur toutes les questions, dans tous les domaines, partout et
toujours. »
Mélanie Fabre fut lauréate
du Prix de la Fondation Jean Jaurès en 2017. Elle a soutenu une thèse intitulée
La craie, la plume et
la tribune. Trajectoires d’intellectuelles engagées pour l’école laïque
(France, années 1880-1914), en 2021.
Ouvrage paru en 2024
























Un épisode important de l'histoire de l'éducation que je découvre dans le détail. Vos publications sont riches en informations, ce qui rend l'histoire plaisante à lire. Merci AML
RépondreSupprimerUne anecdote rapportée par un ami du musée, Inspecteur honoraire :
RépondreSupprimer"Bonjour Patrick,
Ce nouvel article à propos de la laïcité est-comme tous les autres- de belle facture notamment par les illustrations qui l'accompagnent. Je ne sais si je t'en avais parlé mais, à l'occasion de mes recherches sur Pierre Vaux, j'avais découvert qu'Emile Combes avait entretenu une correspondance amoureuse avec la mère supérieure du Carmel d'Alger (Princesse Bibesco dans le civil, c'est par elle que nous rejoignons le fils de Pierre Vaux). Elle était venue plaider sa cause au ministère et là, coup de foudre...Les lettres de Madame ont été publiées (ed. Gallimard), celles de Combes restent introuvables. Tu connaissais sans doute cette histoire mais elle n'avait pas sa place dans ton article. Je trouve que cette relation nous rend l'auteur de la Séparation un peu plus humain et complexe, avec des convictions laïques chevillées à l'âme.
Amicalement,
Jacques "