mardi 16 décembre 2025

Les contrecoups de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat

 

1905 :On a brûlé un livre à l’école !

Les contrecoups de la loi de séparation des Églises et de l’État  

(En conclusion des  120 ans de la loi)


La guerre des manuels

À Dijon, le 23 décembre 1951, on brûla le Père Noël sur le parvis de la cathédrale Saint-Bénigne (voir l’article du blog du 26 décembre 2019 : On a brûlé le Père Noël). En 1905, à Burzy (71), juste avant Noël, un élève brûla son livre d’histoire à la cantine. Comment un enfant a-t-il pu avoir une telle idée ? Les affres d’une guerre scolaire entretenue, probablement. Les faits… 

https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2019/12/accuse-pere-noel-levez-vous.html#more

L’affaire de Burzy (Saône-et-Loire)

On retrouve la trace de cet épisode navrant dans un registre matricule de l’école de Burzy (canton de Saint-Gengoux-le-National), dans lequel est inscrit le renvoi de l’école d’un jeune garçon pour huit jours, ordonné par l’Inspecteur d’académie en personne, à la suite d’un « délit » impardonnable (1)… L’enfant avait brûlé son manuel d’histoire : Histoire de France, de Guiot et Mane, autorisé depuis nombre d’années par les autorités académiques.  

Histoire de France, J. Guiot et Fr. Mane, édition vers 1900

Cette sanction ne classa pas l’affaire pour autant. Un grand nombre de parents retirèrent leurs enfants de l’école du village pour les inscrire à l’école congréganiste du village voisin de Joncy (71)… Alors, cette polémique était-elle locale, ou bien orchestrée par de plus hautes instances ? Cet ouvrage était-il la seule source de tous les maux ? En réalité, un autre instituteur, à Coufouleux en Aveyron, Monsieur Donat, avait eu les mêmes déboires à cause de ce même manuel d’histoire, condamné par les évêques. Il avait même « failli mourir »…

L’affaire de Coufouleux (Aveyron)

Monsieur Donat, instituteur, naquit à Saint-Rome-de-Tarn, en 1887. Normalien, il fut affecté dans un premier poste à Lapeyre en 1909. Il se maria en 1910, avec une institutrice et tous deux obtinrent un poste double à Coufouleux, petit village de 615 habitants. Jusque-là, rien que de bien normal dans une profession où les rencontres maîtresses et maîtres étaient fréquentes. Mais voilà que, le 11 novembre 1912, vers 22 heures 30, sur le point de se coucher, le couple entend un grand bruit dans leur chambre. Deux carreaux de leur fenêtre sont brisés et le rideau est troué : plusieurs balles ont traversé un des volets. Plus personne à l’extérieur, tentative de meurtre ou simple intimidation ?

Les gendarmes de Camarès recueillent le témoignage d’une femme dès le lendemain, elle avait croisé deux femmes dont l’une aurait dit « c’est aujourd’hui qu’on devait tuer l’instituteur », l’institutrice de Peux, un village voisin, avait quant à elle, entendu dire par ses élèves, en patois, « on doit faire la peau de l’instituteur ». L’enquête fut rondement menée malgré le silence de la population. On finit par désigner l’auteur des tirs : Émile Bonnet, que l’analyse de l’arme va confondre, mais pas sa taille, comme l’avenir nous le dira.

Quoi qu’il en soit, sombre histoire en vérité, qui débute à l’arrivée de l’instituteur, et qui coïncide avec le changement du prêtre de la paroisse. Ce dernier, poussé par les déclarations des évêques, était entré en guerre contre le manuel d’histoire utilisé depuis plusieurs années dans l’école du village. Bien qu’inscrit dans la liste des ouvrages scolaires admis en série F-histoire par les autorités académiques du département, ce manuel : Histoire de France de Guiot et Mane, avait été condamné depuis quelques années, par les évêques. Le curé s’était contenté de lire en chaire, sans commentaire, les instructions données par les autorités ecclésiastiques. Dès le dimanche après l’arrivée du couple, vraisemblablement après le prêche, plusieurs pères de famille vinrent menacer l’instituteur et lui demander de changer de livre. Ce dernier refusa et sanctionna par la suite, de trois jours d’exclusion, cinq élèves des familles Émile Bonnet, Pierre Bonnet et Barbe, pour refus d’apprendre l’histoire de France. Le curé surenchérit : « Si on les exclue, je les instruirai », ce qu’il fit jusqu’à la fin de l’année 1911. À la rentrée suivante, les esprits se calmèrent, il n’y avait plus de section de fin d’études cette année-là et le manuel avait été provisoirement remisé. On aurait pu penser à une histoire à la Clochemerle, mais la rancœur resta tenace à l’extérieur de l’école. Poussés par les familles, les enfants huaient l’instituteur et lui jetaient des pierres à chaque fois qu’ils le rencontraient.

Monsieur Donat avait été inspecté le 3 mars 1911, juste après les premiers incidents et le couple n’avait pas l’intention d’abandonner son poste. L’instituteur entra en résistance et pensait régler le problème avant, éventuellement, de partir : « Mon départ aurait pu être interprété comme une défaite de notre part et faire renaître les hostilités à l’arrivée de mon successeur ». Si bien qu’en juin 1912, il déclare « Il n’y a plus de danger », dans l’attente d’un poste double ailleurs qui n’est pas facile à trouver. S’il n’y a plus de danger, son épouse se retrouve tout de même avec une classe de 10 élèves sur les 31 inscrits et, cinq mois plus tard, la tentative de meurtre aura lieu…

Le procès se déroule aux assises. Le présumé coupable est acquitté… Car il est prouvé que sa taille ne correspondait pas à l’angle de tir des balles qui avaient transpercé le volet… Finalement, le 10 juin 1913, la pression étant trop forte, Monsieur Donat fit part de son souhait d’obtenir un autre poste, dans une ville plus grande, dans laquelle son anonymat serait préservé : « J’espère que ma nouvelle fonction me procurera la tranquillité que j’aurais maintenant difficilement retrouvée dans une petite commune de l’Aveyron. » Il postula pour un poste de commis d’inspection académique à Foix (Ariège), poste qu’il obtint le 23 août 1913. Son épouse prit une disponibilité pour suivre son mari, avant d’obtenir un nouveau poste. (D’après © 2021 Généalanille - Article publié le 28 mars 2021)

Les lendemains de la loi de séparation des Églises et de l’État

La guérilla contre la loi continue

Deux faits divers troublants qui nous ramènent à la réalité de ce que fut ce début de siècle dans la construction de la laïcité. Dans les manuels d’avant 1870, les Républiques, jugées irresponsables dans des périodes de ruptures illégitimes par définition, ne sont pas évoquées dans l’enseignement de l’histoire de France. Ces manuels s’en tiennent essentiellement à l’histoire des dynasties royales. La République, de retour pour la troisième fois le 4 septembre 1870, sonnera l’heure de la revanche. Elle mènera à son tour, et jusqu’en 1940, une guerre idéologique, conduite par un enseignement plus soucieux de formation et de contrôle des opinions que de l’apport de connaissances objectives. La défaite de 70, la militarisation de l’école, le patriotisme républicain, autant d’éléments qui conduisirent à l’instauration d’un consensus nécessaire à la revanche attendue, marqués au sceau des manuels Lavisse (2), du socialisant et pacifiste Calvet ou encore des scientistes Gauthier et Deschamp.

C. Calvet, Histoire de France, 1894 (Gallica-BnF)



Gauthier-Deschamp, Cours élémentaire d’Histoire de France, 1904, entre Jeanne d’Arc et Charlemagne, les deux premières gravures de cet ouvrage ne sont pas véritablement anticléricales (Gallica-BnF)

Dans le camp d’en face, la guerre des manuels dont il va être question, au lendemain de la séparation de l’Église et de l’État, marque la volonté de revanche de la droite alliée à l’épiscopat français dans l’optique de la préparation des élections législatives de 1910. Les évêques, les prêtres, les « bons pères de famille » vont publier des textes condamnant l’interprétation que donneraient de l’histoire de France, les manuels scolaires en usage à l’école laïque. Un évêque s’indigne : « Défigurer l’histoire, enlever toute base solide à la morale par d’outrecuidantes affirmations et des récits fantaisistes, tels sont les procédés courants des actuels littérateurs primaires, tantôt cyniques, tantôt sournois, toujours ennemis de la vérité quand elle les embarrasse dans leur obligatoire apologie de la République et de la Révolution. » Bientôt, le collectif des évêques de France proclame : « Nous condamnons collectivement et unanimement certains livres de classes. Nous défendons à tous les fidèles de les posséder, de les lire et de les laisser entre les mains de leurs enfants, quelle que soit l’autorité qui prétende le leur imposer. » Une liste des manuels visés est dressée : Guiot-Mane, Calvet, Gauthier-Deschamp, Devinat, Augé, Aulard-Debidour, Rogie-Despiques… entre autres.

Auge, 1894

Devinat, 1899

Aulard-Debidour, 1895

Rogie-Despiques, 1909

Les « pères de famille catholique » de Raddon, en Franche-Comté, n’en démordent pas, se plaignant du manichéisme sans appel des manuels en usage à l’école laïque : « Avant la Révolution ? Rien que de la souffrance. Après la Révolution ? Tout. L’enfant a ainsi sous les yeux un réquisitoire à tendance odieuse contre la vie de l’Ancien Régime, lequel n’a été que servitude, misère, oppression, ignorance, despotisme et en face l’apothéose heureuse qui est venue apporter à ce peuple tous ses principes nouveaux et ses conquêtes de la libre pensée, l’ère contemporaine inaugurée en 1789 ! » ; tandis que les laïques, de leur côté, ne disaient trouver dans les chapitres des manuels cléricaux consacrés à la Révolution « rien que des flétrissures, rien que des anathèmes, rien que des malédictions… Le 14 juillet ? Un massacre ; le 14 juillet 1790 ? Une saturnale d’un jour ! » Le député Varet renchérit le 19 janvier 1910 en déclarant : « La Convention n’a rien su édifier, elle n’a su qu’accumuler ruine sur ruine, inonder la France de sang, épuiser les richesses publiques et privées, faire la nuit des intelligences, le deuil dans les cœurs et le vide dans les âmes… »

Toutes ces réactions des opposants à la loi et les élucubrations du député Varet n’étaient pas de nature à apaiser les conflits et nous éloignaient évidemment aussi d’un enseignement objectif de l’histoire de France. Elles ne reflétaient pas non plus tout à fait le réel contenu des manuels d’histoire en circulation dans les écoles publiques et heureusement. Nous parlerions, de nos jours, de deux France irréconciliables… Vers 1910, les amicales laïques d’instituteurs portèrent plainte contre les évêques qu’elles firent condamner en dommages et intérêts alors que le gouvernement ne retira jamais les manuels incriminés. La résistance laïque des instituteurs, plus encore que celle de l’administration, avait été fort efficace (D’après Antoine Prost, in Histoire de l’enseignement en France).

 Toutefois, l’esprit de la loi de 1905 s’imposera, irrémédiablement, et une décennie plus tard, la hache de guerre semblera sinon « enterrée », tout du moins « en sommeil », toutefois prête à ressurgir. En effet, le feu couvait sous la cendre et les derniers combats du genre se livrèrent à la veille de la Seconde Guerre mondiale et sous le Régime de Vichy qui suivit. On ressortit les vieux dossiers lorsqu’au lendemain de la défaite de 1940, la « vieille garde » s’en prit à l’enseignement de l’histoire et de l’instruction civique et morale telle que l’école de la Troisième République l’avait dispensée depuis Jules Ferry. République, au demeurant, morte depuis le 10 juillet 1940 (3).

Patrick PLUCHOT

Sources :

-       Archives musée.

-       Fonds Clotilde et Pierre Gillot, La guerre des manuels scolaires après 1905.

-       Genealanille.fr, Monsieur Donat, instituteur en Aveyron, 2021.

-       La « guerre scolaire » suivant la loi du 9 décembre 1905, article complet de Claude Lelièvre, 10 décembre 2025 :  https://www.cafepedagogique.net/2025/12/10/la-guerre-scolaire-suivant-la-loi-du-9-decembre-1905/

-       L’article du blog Regard sur l’école sous Vichy : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2018/06/lecole-sous-vichy.html#more

-       L’article du blog  De Jean Zay au régime de Vichy, deux visions de l’école : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2022/04/de-jean-zay-au-regime-de-vichy.html#more

 

En annexe (4)

Un supplément pour les plus  curieux : pour mieux comprendre les origines de la guerre scolaire et du besoin de laïciser l’école puis l’État. Discours de Victor Hugo à l’Assemblée le 15 janvier 1850-Débat sur la loi Falloux : Le parti catholique, en France, avait obtenu de Louis Bonaparte que le ministère de l’instruction fût confié à M. de Falloux. L’Assemblée législative, où le « parti du passé » arrivait en majorité, était à peine réuni que M. de Falloux présentait un projet de loi sur l’enseignement. Ce projet, sous prétexte d’organiser la liberté d’enseigner, établissait, en réalité, le monopole de l’instruction publique en faveur du clergé. Il avait été préparé par une commission extra-parlementaire choisie par le gouvernement, et où dominait l’élément catholique. Une commission de l’assemblée, inspirée du même esprit, avait combiné les innovations de la loi de telle façon que l’enseignement laïque disparaissait devant l’enseignement catholique. La discussion sur le principe général de la loi s’ouvrit le 14 janvier 1850. Toute la première séance et la moitié de la seconde journée du débat furent occupées par un très habile discours de M. Barthélemy Saint-Hilaire. Après lui, M. Parisis, évêque de Langres, vint à la tribune donner son assentiment à la loi proposée, sous quelques réserves toutefois, et avec certaines restrictions. Victor Hugo, dans cette même séance, répondit aux représentants du parti catholique. C’est dans ce discours que les mots droit de l’enfant ont été prononcés pour la première fois (4)

 

 (1) : Préconisation de l’Inspecteur d’académie de la Somme aux Inspecteurs primaires concernant l’utilisation de manuels : 

« Les débuts de l’année scolaire ont été marqués, dans un certain nombre d’écoles de la Somme, par des incidents que devait nous faire prévoir la déclaration de guerre des archevêques et évêques de France adressée récemment à l’École laïque, à ses méthodes et aux livres qu’elle emploie. Tantôt ce sont des pères de famille qui, isolément ou collectivement, ont enjoint à l’instituteur, sous une forme comminatoire, de n’avoir plus à faire usage, pour son enseignement de tel ouvrage d’histoire. Tantôt ce sont les enfants qui, répétant docilement la leçon qui leur est faite, ont déclaré ne plus vouloir étudier leurs leçons dans tel livre. Dans une commune enfin, c’est le curé lui-même qui, écrivant à l’instituteur, se permet de le prier de ne plus faire apprendre aux enfants l’ouvrage interdit de tel auteur. […] Les lois et règlements ont nettement marqué les droits et devoirs de l’instituteur et, tant que, dans la limite fixée par ces lois et règlements il exerce ses droits en remplissant ses devoirs, il est assuré de ne courir aucun risque et d’être énergiquement couvert par sa hiérarchie. Si, parmi les élèves, il en est qui refusent de se servir des livres de la classe, et qui persistent dans cette attitude malgré les observations de l’instituteur, celui-ci doit les considérer comme étant en rébellion ouverte contre son autorité, comme entravant l’exercice des fonctions dont il est chargé, et demander à l’inspecteur d’Académie par votre intermédiaire leur exclusion définitive », 16 octobre 1909.

 

(2) : Voir l’article du blog, Le roman national, toute une histoire : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2021/04/leroman-national-touteune-histoire.html#more

 

(3) : La fermeture des Ecoles Normales, berceau des « hussards noirs de la République » chers à Peguy et l’accusation portée contre l’école de la Troisième République et ses maîtres d’être en partie responsables de la défaite de 1940, ne sont pas le véritable retour du combat idéologique. Ce dernier date bien de l’entre-deux-guerres. L’école préconisée par la Révolution nationale n’a pas été improvisée par le Régime de Vichy, mais a été pensée, conceptualisée par les mêmes protagonistes bien avant. C’est en 1926 qu’est créé le cercle Fustel de Coulanges, composé de journalistes, d’enseignants, de militaires, de scientifiques, très proches des milieux catholiques et des milieux royalistes de l’action française de Charles Mauras qui présidera nombre de congrès du cercle. Pendant tout l’entre-deux-guerres, cette association militera contre l’Ecole publique et ses valeurs, de manière empirique au début, critiquant notamment les programmes « avant-gardistes » de 1923, mais de manière beaucoup plus radicale ensuite, sous l’influence des militaires dont un certain maréchal Pétain. Dans les articles qu’il rédigera pour le bulletin du cercle, les Cahiers du cercle de Coulanges, il déplorera le non-enseignement religieux, le manque de rigueur morale et physique, l’encyclopédisme et le scientisme des programmes. Charles Mauras, de son côté, niera la conception de l’enfant « Rousseauiste » et, en bon royaliste, fera l’apologie de la filiation. Le plus important point de friction entre le cercle et les défenseurs de l’Ecole républicaine sera l’école unique. En effet, jusqu’en 1938, l’école primaire obligatoire et gratuite pour tous était séparée de l’école secondaire payante qui, du reste, possédait son propre cycle élémentaire, payant lui aussi, destiné à former les classes dirigeantes. L’égalité et la gratuité qu’impose le Front populaire jusqu’au lycée avaient déchaîné les foudres conservatrices des adversaires de l’école républicaine, ces mêmes personnages qui se retrouveront au cœur de l’appareil d’État lors de la prise du pouvoir par le maréchal Pétain, le 10 juillet 1940. Les chantres de l’école de la Révolution nationale sont alors en place et opposeront les valeurs d’instinct, de tradition et de sélection, aux valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité. Ainsi, le système scolaire qu’installe le gouvernement de Vichy enterre le principe égalitaire de l’Ecole républicaine, instaure un modèle basé sur la hiérarchie sociale et le culte de la personnalité.


 (4) : Discours de Victor Hugo, le 15 janvier 1850 sur la liberté d’enseignement : la sagesse d’un croyant « libre-penseur » au service de la laïcité :

À retrouver sur :

https://fr.wikisource.org/wiki/Discours_%C3%A0_l%E2%80%99Assembl%C3%A9e_l%C3%A9gislative_1849-1851_LA_LIBERT%C3%89_DE_L%27ENSEIGNEMENT



Victor Hugo à la tribune de l’assemblée législative, élu le 13 mai 1849  (Bridgeman image)

 

« Messieurs, quand une discussion est ouverte qui touche à ce qu’il y a de plus sérieux dans les destinées du pays, il faut aller tout de suite, et sans hésiter, au fond de la question.

Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout à l’heure ce que je ne veux pas.

Messieurs, à mon sens, le but, difficile à atteindre et lointain sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de l’enseignement, le voici. (Plus haut ! plus haut !)

Messieurs, toute question a son idéal. Pour moi, l’idéal de cette question de l’enseignement, le voici. L’instruction gratuite et obligatoire. Obligatoire au premier degré seulement, gratuite à tous les degrés. (Murmures à droite. ― Applaudissements à gauche.) L’instruction primaire obligatoire, c’est le droit de l’enfant (mouvement), qui, ne vous y trompez pas, est plus sacré encore que le droit du père et qui se confond avec le droit de l’État.

Je reprends. Voici donc, selon moi, l’idéal de la question. L’instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de marquer. Un grandiose enseignement public, donné et réglé par l’état, partant de l’école de village et montant de degré en degré jusqu’au collège de France, plus haut encore, jusqu’à l’institut de France. Les portes de la science toutes grandes ouvertes à toutes les intelligences. Partout où il y a un champ, partout où il y a un esprit, qu’il y ait un livre. Pas une commune sans une école, pas une ville sans un collège, pas un chef-lieu sans une faculté. Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, lycées, gymnases, collèges, chaires, bibliothèques, mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations. En un mot, l’échelle de la connaissance humaine dressée fermement par la main de l’état, posée dans l’ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité. Le cœur du peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (Longs applaudissements.)

Voilà comme je comprendrais l’éducation publique nationale. Messieurs, à côté de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les esprits de tout ordre, offerte par l’état, donnant à tous, pour rien, les meilleurs maîtres et les meilleures méthodes, modèle de science et de discipline, normale, française, chrétienne, libérale, qui élèverait, sans nul doute, le génie national à sa plus haute somme d’intensité, je placerais sans hésiter la liberté d’enseignement, la liberté d’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté d’enseignement pour les corporations religieuses, la liberté d’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme toutes les autres libertés, et je n’aurais pas besoin de lui donner le pouvoir inquiet de l’état pour surveillant, parce que je lui donnerais l’enseignement gratuit de l’état pour contrepoids. Ce qui explique pourquoi Ferry créa l’école publique obligatoire et gratuite sans toucher à la liberté d’enseigner  (Bravo ! à gauche. ― Murmures à droite.)

Ceci, messieurs, je le répète, est l’idéal de la question. Ne vous en troublez pas, nous ne sommes pas près d’y atteindre, car la solution du problème contient une question financière considérable, comme tous les problèmes sociaux du temps présent.

Messieurs, cet idéal, il était nécessaire de l’indiquer, car il faut toujours dire où l’on tend. Il offre d’innombrables points de vue, mais l’heure n’est pas venue de le développer. Je ménage les instants de l’assemblée, et j’aborde immédiatement la question dans sa réalité positive actuelle. Je la prends où elle en est aujourd’hui au point relatif de maturité où les événements d’une part, et d’autre part la raison publique, l’ont amenée.

À ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle, je veux, je le déclare, la liberté de l’enseignement, mais je veux la surveillance de l’état, et comme je veux cette surveillance effective, je veux l’état laïque, purement laïque, exclusivement laïque. L’honorable M. Guizot l’a dit avant moi, en matière d’enseignement, l’état n’est pas et ne peut pas être autre chose que laïque.

Je veux, dis-je, la liberté de l’enseignement sous la surveillance de l’état, et je n’admets, pour personnifier l’état dans cette surveillance si délicate et si difficile, qui exige le concours de toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute aux carrières les plus graves, mais n’ayant aucun intérêt, soit de conscience, soit de politique, distinct de l’unité nationale. C’est vous dire que je n’introduis, soit dans le conseil supérieur de surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni évêques, ni délégués d’évêques. J’entends maintenir, quant à moi, et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire séparation de l’église et de l’état qui était l’utopie de nos pères, et cela dans l’intérêt de l’église comme dans l’intérêt de l’état. (Acclamation à gauche. ― Protestation à droite.)

Quant à la loi Falloux contre laquelle Hugo se dresse :

Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je ne veux pas :

Je ne veux pas de la loi qu’on vous apporte.

Pourquoi ?

Messieurs, cette loi est une arme.

Une arme n’est rien par elle-même, elle n’existe que par la main qui la saisit.

Or quelle est la main qui se saisira de cette loi ?

Là est toute la question.

Messieurs, c’est la main du parti clérical. (C’est vrai ! — Longue agitation.)

Messieurs, je redoute cette main, je veux briser cette arme, je repousse ce projet.

Cela dit, j’entre dans la discussion.

J’aborde tout de suite, et de front, une objection qu’on fait aux opposants placés à mon point de vue, la seule objection qui ait une apparence de gravité.

On nous dit : Vous excluez le clergé du conseil de surveillance de l’état ; vous voulez donc proscrire l’enseignement religieux ?

Messieurs, je m’explique. Jamais on ne se méprendra, par ma faute, ni sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.

Loin que je veuille proscrire l’enseignement religieux, entendez-vous bien ? Il est, selon moi, plus nécessaire aujourd’hui que jamais. Plus l’homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux il doit voir Dieu. (Mouvement.)

Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n’y a qu’un malheur, c’est une certaine tendance à tout mettre dans cette vie. (Sensation.) En donnant à l’homme pour fin et pour but la vie terrestre et matérielle, on aggrave toutes les misères par la négation qui est au bout, on ajoute à l’accablement des malheureux le poids insupportable du néant, et de ce qui n’était que la souffrance, c’est-à-dire la loi de Dieu, on fait le désespoir, c’est-à-dire la loi de l’enfer. (Long mouvement.) De là de profondes convulsions sociales. (Oui ! oui !)

Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n’en doute dans cette enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincérité, le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par tous les moyens possibles, améliorer dans cette vie le sort matériel de ceux qui souffrent ; mais la première des améliorations, c’est de leur donner l’espérance. (Bravos à droite.) Combien s’amoindrissent nos misères finies quand il s’y mêle une espérance infinie ! (Très bien ! très bien !)

Notre devoir à tous, qui que nous soyons, les législateurs comme les évêques, les prêtres comme les écrivains, c’est de répandre, c’est de dépenser, c’est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l’énergie sociale pour combattre et détruire la misère (Bravo ! à gauche), et en même temps de faire lever toutes les têtes vers le ciel (Bravo ! à droite), de diriger toutes les âmes, de tourner toutes les attentes vers une vie ultérieure où justice sera faite et où justice sera rendue. Disons-le bien haut, personne n’aura injustement ni inutilement souffert. La mort est une restitution. (Très bien ! à droite. — Mouvement.) La loi du monde matériel, c’est l’équilibre ; la loi du monde moral, c’est l’équité. Dieu se retrouve à la fin de tout. Ne l’oublions pas et enseignons-le à tous, il n’y aurait aucune dignité à vivre et cela n’en vaudrait pas la peine, si nous devions mourir tout entiers. Ce qui allège le labeur, ce qui sanctifie le travail, ce qui rend l’homme fort, bon, sage, patient, bienveillant, juste, à la fois humble et grand, digne de l’intelligence, digne de la liberté, c’est d’avoir devant soi la perpétuelle vision d’un monde meilleur rayonnant à travers les ténèbres de cette vie. (Vive et unanime approbation.)

Quant à moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce moment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d’autorité, qu’il me soit permis de le dire ici et de le déclarer, je le proclame du haut de cette tribune, j’y crois profondément, à ce monde meilleur ; il est pour moi bien plus réel que cette misérable chimère que nous dévorons et que nous appelons la vie ; il est sans cesse devant mes yeux ; j’y crois de toutes les puissances de ma conviction, et, après bien des luttes, bien des études et bien des épreuves, il est la suprême certitude de ma raison, comme il est la suprême consolation de mon âme. (Profonde sensation.)

Je veux donc, je veux sincèrement, fermement, ardemment, l’enseignement religieux, mais je veux l’enseignement religieux de l’église et non l’enseignement religieux d’un parti. Je le veux sincère et non hypocrite. (Bravo ! bravo !) Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. (Mouvement.) Je ne veux pas qu’une chaire envahisse l’autre, je ne veux pas mêler le prêtre au professeur. Ou, si je consens à ce mélange, moi législateur, je le surveille, j’ouvre sur les séminaires et sur les congrégations enseignantes l’œil de l’État, et, j’y insiste, de l’état laïque, jaloux uniquement de sa grandeur et de son unité.

Jusqu’au jour, que j’appelle de tous mes vœux, où la liberté complète de l’enseignement pourra être proclamée, et en commençant je vous ai dit à quelles conditions, jusqu’à ce jour-là, je veux l’enseignement de l’église en dedans de l’église et non au dehors. Surtout je considère comme une dérision de faire surveiller, au nom de l’État, par le clergé l’enseignement du clergé. En un mot, je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’église chez elle et l’État chez lui. (Oui ! oui !)

[Notons que Jules Ferry perpétuera cette idée de liberté d’enseignement dans ses lois, feignant d’ignorer l’existence des écoles catholiques que la loi de 1886 (Goblet) « protégera » en quelque sorte en imposant la laïcité dans les écoles publiques mais laissant la liberté en dehors.]

L’assemblée voit déjà clairement pourquoi je repousse le projet de loi ; mais j’achève de m’expliquer.

Messieurs, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, ce projet est quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu’une loi politique, c’est une loi stratégique. (Chuchotements.)

Je m’adresse, non, certes, au vénérable évêque de Langres, non à quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a, sinon rédigé, du moins inspiré le projet de loi, à ce parti à la fois éteint et ardent, au parti clérical. Je ne sais pas s’il est dans le gouvernement, je ne sais pas s’il est dans l’assemblée (mouvement) ; mais je le sens un peu partout. (Nouveau mouvement.) Il a l’oreille fine, il m’entendra. (On rit.) Je m’adresse donc au parti clérical, et je lui dis : cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me défie de vous. Instruire, c’est construire. (Sensation.) Je me défie de ce que vous construisez. (Très bien ! très bien !)

Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants, le développement des intelligences neuves qui s’ouvrent à la vie, l’esprit des générations nouvelles, c’est-à-dire l’avenir de la France. Je ne veux pas vous confier l’avenir de la France, parce que vous le confier, ce serait vous le livrer. (Mouvement.)

Il ne me suffit pas que les générations nouvelles nous succèdent, j’entends qu’elles nous continuent. Voilà pourquoi je ne veux ni de votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a été fait par nos pères soit défait par vous. Après cette gloire, je ne veux pas de cette honte. (Mouvement prolongé.)

Votre loi est une loi qui a un masque. (Bravo !)

Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté. C’est une confiscation intitulée donation. Je n’en veux pas. (Applaudissements à gauche.)

C’est votre habitude. Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! Quand vous faites une proscription, vous criez : Voilà une amnistie ! (Nouveaux applaudissements.)

Ah ! Je ne vous confonds pas avec l’église, pas plus que je ne confonds le gui avec le chêne. Vous êtes les parasites de l’église, vous êtes la maladie de l’église. (On rit.) Ignace est l’ennemi de Jésus. (Vive approbation à gauche.) Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas. Vous êtes les metteurs en scène de la sainteté. Ne mêlez pas l’église à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions. Ne l’appelez pas votre mère pour en faire votre servante. (Profonde sensation.) Ne la tourmentez pas sous le prétexte de lui apprendre la politique. Surtout ne l’identifiez pas avec vous. Voyez le tort que vous lui faites. M. l’évêque de Langres vous l’a dit. (On rit.)

Voyez comme elle dépérit depuis qu’elle vous a ! Vous vous faites si peu aimer que vous finiriez par la faire haïr ! En vérité, je vous le dis (on rit), elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en repos. Quand vous n’y serez plus, on y reviendra. Laissez-la, cette vénérable église, cette vénérable mère, dans sa solitude, dans son abnégation, dans son humilité. Tout cela compose sa grandeur ! Sa solitude lui attirera la foule, son abnégation est sa puissance, son humilité est sa majesté. (Vive adhésion.)

Vous parlez d’enseignement religieux ! Savez-vous quel est le véritable enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner, celui qu’il ne faut pas troubler ? C’est la sœur de charité au chevet du mourant. C’est le frère de la Merci rachetant l’esclave. C’est Vincent de Paul ramassant l’enfant trouvé. C’est l’évêque de Marseille au milieu des pestiférés. C’est l’archevêque de Paris abordant avec un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix au-dessus de la guerre civile, et s’inquiétant peu de recevoir la mort, pourvu qu’il apporte la paix. (Bravo !) Voilà le véritable enseignement religieux, l’enseignement religieux réel, profond, efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et l’humanité, fait encore plus de chrétiens que vous n’en défaites ! (Longs applaudissements à gauche.)

Ah ! Nous vous connaissons ! Nous connaissons le parti clérical. C’est un vieux parti qui a des états de service. (On rit.) C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. (On rit.) C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, l’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. (Sensation.) Il s’est opposé à tout. (On rit.)

C’est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que les étoiles ne tomberaient pas. C’est lui qui a appliqué Campanella vingt-sept fois à la question pour avoir affirmé que le nombre des mondes était infini et entrevu le secret de la création. C’est lui qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée ; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. (Sensation.) Découvrir la loi du ciel, c’était une impiété ; trouver un monde, c’était une hérésie. C’est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. Oh ! Oui, certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et qui êtes le parti clérical, nous vous connaissons. Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu’est-ce que vous me voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain. (Acclamations à gauche.)

Et vous voulez être les maîtres de l’enseignement ! Et il n’y a pas un poète, pas un écrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous acceptiez ! Et tout ce qui a été écrit, trouvé, rêvé, déduit, illuminé, imaginé, inventé par les génies, le trésor de la civilisation, l’héritage séculaire des générations, le patrimoine commun des intelligences, vous le rejetez ! Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! (Oui ! oui !) Convenez-en ! (Mouvement prolongé.)

Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d’un bout à l’autre une émanation supérieure, un livre qui est pour l’univers ce que le coran est pour l’islamisme, ce que les védas sont pour l’Inde, un livre qui contient toute la sagesse humaine éclairée par toute la sagesse divine, un livre que la vénération des peuples appelle le Livre, la Bible ! Eh bien ! Votre censure a monté jusque-là ! Chose inouïe ! Des papes ont proscrit la Bible ! Quel étonnement pour les esprits sages, quelle épouvante pour les cœurs simples, de voir l’index de Rome posé sur le livre de Dieu ! (Vive adhésion à gauche.)

Et vous réclamez la liberté d’enseigner ! Tenez, soyons sincères, entendons-nous sur la liberté que vous réclamez ; c’est la liberté de ne pas enseigner. (Applaudissements à gauche. ― Vives réclamations à droite.)

Ah ! Vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruire ! Fort bien. ― Voyons vos élèves. Voyons vos produits. (On rit.) Qu’est-ce que vous avez fait de l’Italie ? Qu’est-ce que vous avez fait de l’Espagne ? Depuis des siècles vous tenez dans vos mains, à votre discrétion, à votre école, sous votre férule, ces deux grandes nations, illustres parmi les plus illustres ; qu’en avez-vous fait ? (Mouvement.)

Je vais vous le dire. Grâce à vous, l’Italie, dont aucun homme qui pense ne peut plus prononcer le nom qu’avec une inexprimable douleur filiale, l’Italie, cette mère des génies et des nations, qui a répandu sur l’univers toutes les plus éblouissantes merveilles de la poésie et des arts, l’Italie, qui a appris à lire au genre humain, l’Italie aujourd’hui ne sait pas lire ! (Profonde sensation.)

Oui, l’Italie est de tous les états de l’Europe celui où il y a le moins de natifs sachant lire ! (Réclamations à droite. — Cris violents.)

L’Espagne, magnifiquement dotée, l’Espagne, qui avait reçu des romains sa première civilisation, des arabes sa seconde civilisation, de la providence, et malgré vous, un monde, l’Amérique ; l’Espagne a perdu, grâce à vous, grâce à votre joug d’abrutissement, qui est un joug de dégradation et d’amoindrissement (applaudissements à gauche), l’Espagne a perdu ce secret de la puissance qu’elle tenait des romains, ce génie des arts qu’elle tenait des arabes, ce monde qu’elle tenait de Dieu, et, en échange de tout ce que vous lui avez fait perdre, elle a reçu de vous l’inquisition. (Mouvement.)

L’inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd’hui de réhabiliter avec une timidité pudique dont je les honore. (Longue hilarité à gauche. — Réclamations à droite.) L’inquisition, qui a brûlé sur le bûcher ou étouffé dans les cachots cinq millions d’hommes ! (Dénégations à droite.) Lisez l’histoire ! L’inquisition, qui exhumait les morts pour les brûler comme hérétiques (C’est vrai !), témoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L’inquisition, qui déclarait les enfants des hérétiques, jusqu’à la deuxième génération, infâmes et incapables d’aucuns honneurs publics, en exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrêts, ceux qui auraient dénoncé leur père ! (Long mouvement.) L’inquisition, qui, à l’heure où je parle, tient encore dans la bibliothèque vaticane les manuscrits de Galilée clos et scellés sous le scellé de l’index ! (Agitation.) Il est vrai que, pour consoler l’Espagne de ce que vous lui ôtiez et de ce que vous lui donniez, vous l’avez surnommée la Catholique ! (Rumeurs à droite.)

Ah ! Savez-vous ? Vous avez arraché à l’un de ses plus grands hommes ce cri douloureux qui vous accuse : « J’aime mieux qu’elle soit la Grande que la Catholique ! » (Cris à droite. Longue interruption. — Plusieurs membres interpellent violemment l’orateur.)

Voilà vos chefs-d’œuvre ! Ce foyer qu’on appelait l’Italie, vous l’avez éteint. Ce colosse qu’on appelait l’Espagne, vous l’avez miné. L’une est en cendres, l’autre est en ruine. Voilà ce que vous avez fait de deux grands peuples. Qu’est-ce que vous voulez faire de la France ? (Mouvement prolongé.)

Tenez, vous venez de Rome ; je vous fais compliment. Vous avez eu là un beau succès. (Rires et bravos à gauche.) Vous venez de bâillonner le peuple romain ; maintenant vous voulez bâillonner le peuple français. Je comprends, cela est encore plus beau, cela tente. Seulement, prenez garde ! C’est malaisé. Celui-ci est un lion tout à fait vivant. (Agitation.)

À qui en voulez-vous donc ? Je vais vous le dire. Vous en voulez à la raison humaine. Pourquoi ? Parce qu’elle fait le jour. (Oui ! oui ! Non ! non !)

Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune ? C’est cette énorme quantité de lumière libre que la France dégage depuis trois siècles, lumière toute faite de raison, lumière aujourd’hui plus éclatante que jamais, lumière qui fait de la nation française la nation éclairante, de telle sorte qu’on aperçoit la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l’univers. (Sensation.) Eh bien, cette clarté de la France, cette lumière libre, cette lumière directe, cette lumière qui ne vient pas de Rome, qui vient de Dieu, voilà ce que vous voulez éteindre, voilà ce que nous voulons conserver ! (Oui ! oui ! — Bravos à gauche.)

Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu’elle confisque l’enseignement primaire, parce qu’elle dégrade l’enseignement secondaire, parce qu’elle abaisse le niveau de la science, parce qu’elle diminue mon pays. (Sensation.)

Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de cœur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, pour une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution de territoire, comme par les traités de 1815, ou une diminution de grandeur intellectuelle, comme par votre loi ! (Vifs applaudissements à gauche.)

Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d’adresser ici, du haut de la tribune, au parti clérical, au parti qui nous envahit (Écoutez ! écoutez !), un conseil sérieux. (Rumeurs à droite.)

Ce n’est pas l’habileté qui lui manque. Quand les circonstances l’aident, il est fort, très fort, trop fort ! (Mouvement.) Il sait l’art de maintenir une nation dans un état mixte et lamentable, qui n’est pas la mort, mais qui n’est plus la vie. (C’est vrai !) Il appelle cela gouverner. (Rires.) C’est le gouvernement par la léthargie. (Nouveaux rires.)

Mais qu’il y prenne garde, rien de pareil ne convient à la France. C’est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement entrevoir, à cette France, l’idéal que voici : la sacristie souveraine, la liberté trahie, l’intelligence vaincue et liée, les livres déchirés, le prône remplaçant la presse, la nuit faite dans les esprits par l’ombre des soutanes, et les génies matés par les bedeaux ! (Acclamations à gauche. — Dénégations furieuses à droite.)

C’est vrai, le parti clérical est habile ; mais cela ne l’empêche pas d’être naïf. (Hilarité.) Quoi ! Il redoute le socialisme ! Quoi ! Il voit monter le flot, à ce qu’il dit, et il lui oppose, à ce flot qui monte, je ne sais quel obstacle à claire-voie ! Il voit monter le flot, et il s’imagine que la société sera sauvée parce qu’il aura combiné, pour la défendre, les hypocrisies sociales avec les résistances matérielles, et qu’il aura mis un jésuite partout où il n’y a pas un gendarme ! (Rires et applaudissements.) Quelle pitié !

Je le répète, qu’il y prenne garde, le dix-neuvième siècle lui est contraire. Qu’il ne s’obstine pas, qu’il renonce à maîtriser cette grande époque pleine d’instincts profonds et nouveaux, sinon il ne réussira qu’à la courroucer, il développera imprudemment le côté redoutable de notre temps, et il fera surgir des éventualités terribles. Oui, avec ce système qui fait sortir, j’y insiste, l’éducation de la sacristie et le gouvernement du confessionnal… (Longue interruption. Cris : À l’ordre ! Plusieurs membres de la droite se lèvent. M. le président et M. Victor Hugo échangent un colloque qui ne parvient pas jusqu’à nous. Violent tumulte. L’orateur reprend, en se tournant vers la droite :)

Messieurs, vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberté de l’enseignement ; tâchez de vouloir un peu la liberté de la tribune. (On rit. Le bruit s’apaise.)

Avec ces doctrines qu’une logique inflexible et fatale entraîne, malgré les hommes eux-mêmes, et féconde pour le mal, avec ces doctrines qui font horreur quand on les regarde dans l’histoire… (Nouveaux cris : À l’ordre. L’orateur s’interrompant :)

Messieurs, le parti clérical, je vous l’ai dit, nous envahit. Je le combats, et au moment où ce parti se présente une loi à la main, c’est mon droit de législateur d’examiner cette loi et d’examiner ce parti. Vous ne m’empêcherez pas de le faire. (Très bien !) Je continue.

Oui, avec ce système-là, cette doctrine-là et cette histoire-là, que le parti clérical le sache, partout où il sera, il engendrera des révolutions ; partout, pour éviter Torquemada, on se jettera dans Robespierre. (Sensation.) Voilà ce qui fait du parti qui s’intitule parti catholique un sérieux danger public. Et ceux qui, comme moi, redoutent également pour les nations le bouleversement anarchique et l’assoupissement sacerdotal, jettent le cri d’alarme. Pendant qu’il en est temps encore, qu’on y songe bien ! (Clameurs à droite.)

Vous m’interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix. Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnête homme ! (Écoutez ! écoutez !) Ah çà, messieurs, est-ce que je vous serais suspect, par hasard ?

Cris à droite. — Oui ! Oui !

M. Victor Hugo. — Quoi ! Je vous suis suspect ! Vous le dites ?

Cris à droite. — Oui ! Oui !

(Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se lève et interpelle l’orateur impassible à la tribune.)

Eh bien ! Sur ce point, il faut s’expliquer. (Le silence se rétablit.) C’est en quelque sorte un fait personnel. Vous écouterez, je le pense, une explication que vous avez provoquée vous-mêmes. Ah ! Je vous suis suspect ! Et de quoi ?

Je vous suis suspect ! Mais l’an dernier, je défendais l’ordre en péril comme je défends aujourd’hui la liberté menacée ! Comme je défendrai l’ordre demain, si le danger revient de ce côté-là. (Mouvement.)

Je vous suis suspect ! Mais vous étais-je suspect quand j’accomplissais mon mandat de représentant de Paris, en prévenant l’effusion du sang dans les barricades de juin ? (Bravos à gauche. Nouveaux cris à droite. Le tumulte recommence.)

Eh bien ! Vous ne voulez pas même entendre une voix qui défend résolument la liberté ! Si je vous suis suspect, vous me l’êtes aussi. Entre nous le pays jugera. (Très bien ! très bien !)

Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-être un de ceux qui ont eu le bonheur de rendre à la cause de l’ordre, dans les temps difficiles, dans un passé récent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu les oublier, je ne les rappelle pas. Mais au moment où je parle, j’ai le droit de m’y appuyer. (Non ! Non ! — Si ! Si !)

Eh bien ! Appuyé sur ce passé, je le déclare, dans ma conviction, ce qu’il faut à la France, c’est l’ordre, mais l’ordre vivant, qui est le progrès ; c’est l’ordre tel qu’il résulte de la croissance normale, paisible, naturelle du peuple ; c’est l’ordre se faisant à la fois dans les faits et dans les idées par le plein rayonnement de l’intelligence nationale. C’est tout le contraire de votre loi ! (Vive adhésion à gauche.)

Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberté et non la compression, la croissance continue et non l’amoindrissement, la puissance et non la servitude, la grandeur et non le néant ! (Bravo ! à gauche.) Quoi ! Voilà les lois que vous nous apportez ! Quoi ! Vous gouvernants, vous législateurs, vous voulez vous arrêter ! Vous voulez arrêter la France ! Vous voulez pétrifier la pensée humaine, étouffer le flambeau divin, matérialiser l’esprit ! (Oui ! Oui ! Non ! Non !) Mais vous ne voyez donc pas les éléments mêmes du temps où vous êtes. Mais vous êtes donc dans votre siècle comme des étrangers ! (Profonde sensation.)

Quoi ! C’est dans ce siècle, dans ce grand siècle des nouveautés, des avènements, des découvertes, des conquêtes, que vous rêvez l’immobilité ! (Très bien !) C’est dans le siècle de l’espérance que vous proclamez le désespoir ! (Bravo !) Quoi ! Vous jetez à terre, comme des hommes de peine fatigués, la gloire, la pensée, l’intelligence, le progrès, l’avenir, et vous dites : C’est assez ! N’allons pas plus loin ; arrêtons-nous ! (Dénégations à droite.) Mais vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s’accroît, se transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous, au-dessous de vous ! (Mouvement.)

Ah ! Vous voulez vous arrêter ! Eh bien ! Je vous le répète avec une profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les écroulements, je vous avertis la mort dans l’âme (on rit à droite), vous ne voulez pas du progrès ? Vous aurez les révolutions ! (Profonde agitation.) Aux hommes assez insensés pour dire : l’Humanité ne marchera pas, Dieu répond par la terre qui tremble !

(Longs applaudissements à gauche. L’orateur, descendant de la tribune, est entouré par une foule de membres qui le félicitent. L’assemblée se sépare en proie à une vive émotion.) »

La loi Falloux, coécrite par Montalembert, l’abbé Dupanloup et Thiers est adoptée le 15 mars 1850 par 399 voix contre 237, consacrant ainsi la liberté de l’enseignement dans le secondaire et le primaire et suspendant le monopole de l’Université sur les écoles. Rappelons que le « parti de l’ordre », dominé par les conservateurs, avait obtenu la majorité aux élections législatives de mai 1849, adoptant dans la foulée des lois restreignant la liberté de la presse. Juste après le vote de la loi Falloux, les députés vont limiter le droit de vote, en ramenant, le  31 mai 1850, le corps électoral de près de 10 millions de votants, à 7 millions.

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