Les
conférences du Musée de la Maison d’Ecole
L’action d’Emile COMBES de
1902 à 1905 : débats et enjeux
Conférence d’Alain Mougniotte, salle François Miterrand à Blanzy :
Né
le 25 janvier 1958, Normalien de la Promotion 76/78 de l’Ecole Normale de
Mâcon, Alain Mougniotte a été instituteur de 1978 à 1991. Après avoir été Maître
de Conférences de Sciences de l’Education à l’Université Lumière-Lyon 2, il est devenu Docteur es Sciences de l'Education. Il
est professeur à l'Université de Franche-Comté à partir de 2002, il enseigne à
l'I.U.T. de Belfort-Montbéliard au département Carrières Sociales. Directeur de l'ESPE de Lyon (Ecole Supérieure du Professorat et de l'Education), chargé
d’enseignement et de recherche, Il
est président du Centre Lyonnais d'Etudes et de Recherches en Sciences de
l'Education.
Le propos :
« Le centenaire de la loi du 9 décembre 1905,
relative à la séparation des Eglises et de l’Etat, offre l’occasion d’évoquer
certains des hommes politiques qui ont été liés à son élaboration, à son
adoption et à son application. Parmi eux, bien sûr, figure Emile Combes, dont
le nom lui est comme spontanément associé. C’est donc de lui que nous nous
entretiendrons ce soir.
Avant d’entrer dans le sujet, j’énoncerai deux
préambules :
1 / : Le rôle de Combes en la
matière et son souvenir demeure l’objet de visions très opposées et de
polémiques vigoureuses. Il fut et reste aussi exalté par les uns que détesté
par les autres. Face à cela, mon propos refusera délibérément de se situer au
sein de ces controverses ou de s’inscrire parmi celles que réactive cet
anniversaire. Il voudrait, autant que faire se peut, s’efforcer de demeurer
descriptif, comme indépendant de toute histoire plus ou moins officielle.
2 / : Il
m’a paru opportun de ne pas adopter une approche chronologique, qui
présenterait de manière successive les épisodes de son activité politique. Il
m’a semblé préférable de retenir une démarche thématique, qui exposera les
principaux domaines dans lesquels, entre 1902 et 1905, s’est déployée son
activité législative, ordonnée à sa lutte contre l’Eglise catholique puisque,
ainsi que le rappela l’un de ses historiens, il déclara lui-même, lors d’un débat
à la Chambre, à Alexandre Ribot : « je n’ai pris le pouvoir que pour
cela ». De même, lors d’un Conseil des Ministres où se posait une question
de politique extérieure, il réagit en disant : « laissons
cela », pour revenir à ce qui lui paraissait l’essentiel, combattre
l’Eglise. De fait, c’est ce qu’il fera, avec passion et détermination selon ses
partisans, avec fanatisme et sectarisme selon ses adversaires. Ainsi, après
avoir situé l’homme d’un point de vue biographique, nous irons de ses objectifs
les plus particuliers (les écoles et les congrégations) aux plus globaux, le
concordat et la séparation entre les Eglises et l’Etat.
Émile Combes est né le 6 septembre 1835 à
Roquecourbe, bourgade de 2500 habitants à proximité de Castres. Sixième d’une
famille de 10 enfants, il est baptisé le jour même de sa naissance. Sa famille
est pauvre ; son père est tailleur et, faute de clientèle, il devient
tisserand de bonnets de laine. Dans ses notes autobiographiques, il évoque son
enfance comme une période « de souffrances et privations ». Grâce à
un oncle prêtre, il est admis en 1847 au petit séminaire de Castres où il
obtient d’excellents résultats et, semble-t-il sous l’influence de la lecture
du Père Lacordaire, restaurateur de l’Ordre dominicain en France, il décide de
devenir prêtre.
En 1852, il entre au grand séminaire des Carmes à
Paris, (futur séminaire universitaire de l’Institut Catholique de Paris après
1875) et, simultanément, suit des cours à la Sorbonne, où il acquiert un
certain esprit critique et commence à éprouver quelque scepticisme vis-à-vis de
tel ou tel aspect de la dogmatique catholique. Pour des raisons d’ordre
financier, il revient à Castres, puis entre au grand séminaire d’Albi, où il
bénéficie d’un régime particulier de sorties et de fréquentation des
bibliothèques, pour la préparation des thèses de Docteur qu’il commence à
envisager. Il est tonsuré le 17 mars 1856, donc devient clerc. Mais le
Supérieur du grand séminaire refuse ensuite de l'admettre aux Ordres mineurs,
en raison de son orgueil et de son manque de piété. Il quitte donc
l’institution le 13 mai 1857, et il le regrette vivement. Il essaya même d’y
revenir, en sollicitant une intervention du vicaire général. Le Supérieur crut
devoir maintenir sa décision. Émile Combes effectua néanmoins encore quelques
démarches ultérieures pour tenter d’être ordonné. Aussi bien, il n’a cessé de
se déclarer spiritualiste et d’adhérer à certains articles de la foi
chrétienne.
Toutefois, le Supérieur,
ne voulant évidemment pas le laisser sans moyens, lui trouva un poste de
professeur au Collège de l’Assomption de Nîmes, que le Père d’Alzon, alors
vicaire général du diocèse et futur fondateur des Assomptionnistes, avait
restauré en 1844 et que dirigeait le célèbre chanoine de Cabrières, futur cardinal
évêque de Montpellier et bien connu comme légitimiste. C’est à cette période
que Combes prépara ses deux thèses de doctorat d’Etat es lettres, soutenues en
philosophie en décembre 1868 à Rouen. Sa thèse principale portait sur la
psychologie de Saint Thomas d’Aquin et sa thèse secondaire, en latin selon la
réglementation de l’époque, traitait des relations entre Saint Bernard et
Abélard. Les deux thèses furent considérées comme convenables, y compris par
des thomistes reconnus, pour qui cependant il n’avait pas toujours compris
complètement la pensée de Saint Thomas.
Quelques mois auparavant, il
avait obtenu fortuitement un poste de professeur mieux rémunéré, au Collège
catholique de Pons, en Charente. Il devait y demeurer plusieurs années. C’est
là d’ailleurs qu’il se maria avec la fille, très croyante, d’un négociant. Cela
lui fit désirer une ascension sociale, qui le décida à entreprendre à Paris des
études de médecine avec son frère Pierre, lequel venait de quitter, faute d’une
santé suffisante, l’Ordre des frères mineurs capucins. Soutenant sa thèse de
médecine en 1880, il ouvrit un cabinet à Pons, et c’est là que peu à peu il
s’engagea en politique, sous l’influence de notables locaux qui l’en
sollicitèrent. Devenu Maire de Pons, il allait le rester pendant plus de 40
ans. En même temps, il fut élu successivement Conseiller Général, Président du
Conseil Général de la Charente inférieure, puis Sénateur, vice-président du
Sénat, ensuite Ministre (1895-96) de l’Instruction Publique des Beaux-Arts et
des Cultes dans le ministère Léon Bourgeois.
En 1901, il est élu
président de la commission sénatoriale qui examine le projet de loi de
Waldeck-Rousseau sur les associations. Et c'est alors que, le 7 juin 1902, il
devint, à sa surprise, Président du Conseil et Ministre de l’Intérieur. Il dût
ce choix, après la victoire du bloc des gauches aux élections générales de mai
1902, à la pression exercée sur le Président de la République, Emile Loubet,
par Waldeck-Rousseau, Président du Conseil sortant, qui refusa d’être reconduit
en raison de sa santé. Loubet était cependant réticent car il se méfiait de la
violence de l'anticléricalisme de Combes, alors que lui-même souhaitait un
apaisement. Il entreprit dès lors son combat anticlérical, que nous étudierons
maintenant par extension et élargissement progressif des objectifs visés.
La lutte contre les écoles
catholiques : le 27 juin 1902, donc 20 jours après être devenu Président du Conseil,
il fit prendre un décret qui retirait le droit d’enseigner à tous les
établissements ouverts depuis le 1er juillet 1901 par les
congrégations autorisées. Cela visait environ 135 écoles de filles. Quelques
mois plus tard, il s’efforça de provoquer la fermeture des écoles privées
ouvertes avant la loi de 1901 par les congrégations non autorisées. Cette
initiative appelle une précision et un retour en arrière. À la fin de 1901,
Waldeck-Rousseau avait indiqué qu’une école congréganiste était légale dès lors
que le directeur déclaré n’était pas lui-même congréganiste. Certes, le Conseil
d’Etat avait pris une position différente, mais le Conseil des Ministres avait
décidé de s’en tenir à la parole de Waldeck-Rousseau. Combes prit la position
inverse et ordonna de fermer dans un délai de 8 jours les 3000 établissements
qui se trouvaient dans cette situation. La plupart furent forcés d’obtempérer,
malgré de véhémentes protestations, émanent notamment de la minorité
parlementaire et des défenseurs de la liberté de l’enseignement. L’opposition
fut particulièrement forte dans les diocèses bretons, où l’on vit parfois
intervenir la gendarmerie et l'armée. Mais la réplique de Combes fut très dure.
Ainsi, il fit traduire en Conseil de Guerre les officiers qui, par scrupule de
conscience, avaient refusé de prêter leur concours à la fermeture de ces écoles.
De la même manière, il chercha à empêcher que la prédication et le catéchisme
soient assurés en langue bretonne et fit supprimer le traitement des prêtres
qui continuaient à l’utiliser, comme de certains évêques qui avaient protesté
publiquement et tenté d’entraîner leurs confrères.
La volonté de résister aux
oppositions croissantes qu’il soulevait amena Combes à renforcer ses
dispositions. Ainsi, il tenta de faire voter par la Chambre l’interdiction aux
congrégations d’enseigner, pendant les trois années à venir, dans la ou les
communes où se trouvaient leurs établissements. Cependant, Waldeck-Rousseau
combattit cette exigence qui lui paraissait abusive, bien que le bon accueil
reçu par Combes à Tréguier, où il était venu inaugurer le monument de Renan,
ait renforcé sa combativité. Mais Waldeck-Rousseau et d’autres parlementaires
soulevèrent aussi des objections d'ordre financier : s’il fallait bâtir
des écoles et recruter en nombre suffisant des enseignants susceptibles de
remplacer ceux qui étaient frappés d’interdiction, quel serait le coût ?
De ce fait, la loi de mars 1904 comporta des atténuations ; elle consentit
un délai de 10 ans aux écoles congréganistes pour se fermer et elle ne
s’appliqua pas aux établissements visant à former un personnel destiné à
enseigner à l’étranger et dans les colonies.
À travers les écoles, c’étaient néanmoins surtout
les congrégations qui étaient visées. En effet, la loi de 1901 sur les
associations comportait deux aspects. Pour les individus, singulièrement
considérés, elle restreignait les formalités d’ouverture et de création d’une
association ; il suffisait d’une déclaration et du dépôt de leurs
statuts ; elle s’avérait donc très libérale. En revanche, pour les congrégations
religieuses, cette loi suspendait leur existence civile à un vote du
Parlement. En outre, l’ouverture d’un établissement nouveau par une
congrégation autorisée était soumise à un décret pris en Conseil d’Etat.
L’appartenance à une congrégation ou à un établissement non autorisé
constituait un délit. De plus, nul congréganiste n’était autorisé à diriger un
établissement. Se conformant à cette loi, 615 congrégations avaient déposé une
demande d’autorisation, mais des pressions très fortes s’exerçaient pour que
les autorisations sollicitées soient refusées. Un texte du 4 décembre 1902
édictait des sanctions pénales contre les responsables d’établissements
congréganistes non autorisés.
Combes présenta une classification des
congrégations en 3 séries, sur chacune desquelles un vote du Parlement devait s’effectuer.
Un vote du 18 mars 1903 rejette toutes les demandes des congrégations
enseignantes, puis, le 24 mars, toutes celles des congrégations prédicantes et,
en juin, toutes celles des congrégations féminines. Au total, 4 congrégations
seulement sont autorisées :
- Les hospitaliers de Saint Jean de Dieu, parce
qu’ils tiennent des établissements hospitaliers, notamment psychiatriques, dont
la loi exigeait l’existence dans chaque département. Il était difficile, voire
impossible, de les remplacer.
- Les missionnaires de Notre
Dame d’Afrique, communément appelés Pères Blancs, parce que leur fondateur
était le Cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger et promoteur, à l’initiative du
Pape Léon XIII, du Ralliement à la République en 1893. De plus, la Princesse Anne
Bibesco, alors prieure du Carmel d’Alger, entretenait avec Combes une
correspondance proprement sentimentale et usa de son influence pour la
reconnaissance des missionnaires.
- Les Missions Africaines de
Lyon, car le gouvernement espérait en faire des agents du colonialisme français
en Afrique
- Enfin, les Cisterciens
Réformés de Lérins et les Cisterciens de la Stricte Observance, c’est-à-dire
les trappistes, ont sans doute été sauvés en raison d’une intervention forte de
Clemenceau, qu’une amitié apparemment paradoxale liait à Dom Chautard, le
célèbre abbé de la Trappe de Sept Fons (Allier – Digoin) qui fit valoir le rôle
civilisateur de ces monastères dans les campagnes les plus reculées.
En définitive, 430 ordres religieux furent dissous
par le Parlement. 14 000 écoles fermées et 30 000 religieux s’exilèrent. La
possibilité leur était donnée soit de se séculariser, soit de quitter le
territoire ; les choix varièrent selon les congrégations et selon les
personnes. 3040 religieux se virent également interdit de prêcher.
Le Concordat : en décidant la fermeture des
écoles congréganistes, Combes s’attaquait seulement à des institutions
catholiques contingentes. En suscitant l’interdiction des congrégations, il
marginalisait seulement des acteurs pastoraux, parmi d’autres. En revanche, par
la manière dont il allait gérer le Concordat, il visait un objectif beaucoup
plus important, celui de l’organisation de la hiérarchie épiscopale. Par-là, il
touchait à la structure même de l’Eglise. En effet, le Concordat conclu en 1801
entre Pie VII et Bonaparte demeurait depuis lors en vigueur. Il prévoyait, pour
l’essentiel de ses stipulations, que l’Etat français avait l’initiative de la
nomination et de la destitution des évêques résidentiels, c’est-à-dire
titulaires d’un siège en métropole ou, ultérieurement, dans les colonies et
pays sous protectorat. Le Pape conférait aux évêques ainsi nommés l’investiture
canonique. Mais il est évident que le Saint Siège n’avait accepté ces clauses
qu’en raison de la contrainte exercée sur lui par Bonaparte. Cette disposition
ne lui offrait en effet aucune garantie pour vérifier l’orthodoxie doctrinale
et la capacité pastorale des prélats. Par ailleurs, il donnait à l’Etat le
pouvoir de faire accéder à l’épiscopat des prêtres dont la caractéristique
majeure était d’être acquis au régime politique en vigueur. C’est pourquoi, peu
à peu, et surtout depuis 1871, la pratique s’était assouplie. Il s’était
instauré la procédure de « l’entente préalable ». Cela signifie que
l’Etat proposait au nonce des candidats, sur la qualification desquels
s’ouvrait une discussion. Le Saint Siège pouvait présenter des objections,
voire refuser les propositions. D’où la formule de la bulle de nomination, qui
était devenue usuelle : « Nobis Nominavit », c’est-à-dire
« l’Etat nous a présenté » ou « nous a désigné ». C’est
cette formule qui allait être à l’origine des difficultés ultérieures. En
effet, Combes ne désirait nullement abroger le Concordat. Il en souhaitait au
contraire le maintien, car il savait bien que cela donnait au gouvernement la
possibilité de choisir exclusivement des prêtres acquis au régime républicain.
C’est pourquoi sa volonté était de revenir à la lettre même du Concordat,
c’est-à-dire de restreindre, et même de supprimer, la procédure de la
discussion et de l’entente préalable. Aussi, en novembre 1902, demanda-t-il la
suppression du mot « Nobis » et le maintien exclusif de
« Nominavit », pour signifier que le gouvernement nommait et ne se
contentait pas seulement de proposer. Dans un souci d’apaisement, le Pape Léon
XIII se résigna, non sans protester, à la suppression du « Nobis ».
Dès décembre, Emile Combes notifia trois nominations épiscopales et les publia
sans aucune discussion préalable. Mais, le Saint Siège refusa d’emblée ces
nominations, et cela envenima le conflit. Combes, cependant, ne souhaitait
toujours pas l’abrogation du Concordat, puisqu’en janvier 1903 il défendit à la
Chambre le vote des crédits qui lui étaient affectés.
Sans entrer dans le détail des conversations
diplomatiques qui s’ensuivirent, notons seulement que la polémique fut
suspendue en juillet 1903, lors de la mort de Léon XIII. Mais, très vite, elle
devait reprendre après l’élection du Pape Pie X et la nomination du Cardinal
Merry-Del-Val comme Secrétaire d’Etat, c’est-à-dire Premier Ministre du Saint
Siège. Pie X a maintenu le refus de Léon XIII et, en mars 1904, Combes, pour la
première fois, menaça, d’une part, de dénoncer le Concordat et, d’autre part,
de bloquer toutes les nominations épiscopales à venir, donc de laisser les
sièges vacants. La situation fut aggravée encore par la visite
d’Etat du président Loubet à Rome. Les usages diplomatiques prévoyaient en
effet que les chefs d’Etat ou souverains reçus par le roi d’Italie devaient
aussi rendre une visite au Pape. Mais, dans le contexte, il fut impossible de
trouver un terrain d’entente et le Cardinal Merry-Del-Val fit savoir que ce
voyage constituait une incorrection par rapport au Pape. En définitive, le 30
juillet 1904, la rupture des relations diplomatiques avec le Saint Siège fut
décidée et Combes considéra que le Concordat était désormais sans objet.
La séparation de l’Eglise (des Eglises) et de
l’Etat : les controverses relatives à la nomination
des évêques et au Concordat sont indissociables d’un autre débat qui se déroula
en même temps mais qu’il faut analyser à part pour la clarté de l’exposé.
L’éventualité d’une séparation entre l’Etat et les Eglises était déjà posée par
les socialistes et par un certain nombre de radicaux. Et c’est ainsi que, le 11
juin 1903, la Chambre nomma une commission chargée spécialement d’étudier ce
problème. Elle comprenait 33 membres, dont 17 partisans et 16 adversaires de la
séparation. Le rapporteur et largement maître d’œuvre en étaient Aristide
Briand. Là encore, Combes était très partagé et ambigu. Au fond, il ne tenait
pas tellement à la séparation car il redoutait qu’elle ne libère l’Eglise dans
ses initiatives et empêche tout contrôle de l’Etat sur elle. On pourrait dire
qu’il s’y est peu à peu résigné, au fur et à mesure que le débat sur le
Concordat débouchait sur son abrogation. C’est pourquoi, le 20 mai précédent,
il avait indiqué que l’attitude de l’Eglise menait à la séparation. Par-là, il
voulait en quelque manière imputer aux évêques et au Saint Siège, et non pas à
lui, une dynamique qu’il sentait irrésistible sans qu’il en soit pleinement
heureux.
Quoi qu’il en soit, à partir du moment où la
commission fut instaurée, Waldeck-Rousseau étant mort entre temps, il chercha
plutôt à accélérer le processus, à la fois pour le mener à bien avant de
quitter le pouvoir et, peut-être plus encore, pour ne pas en laisser à Briand
le bénéfice politique. C’est ce que signifie sans doute son célèbre discours
d’Auxerre, du 4 septembre 1904 où il dit « la seule voie restée libre aux
deux pouvoirs en conflit, c’est la voie ouverte aux époux mal assortis :
le divorce et, de préférence, le divorce par consentement mutuel ». En
laissant de côté les péripéties successives, on notera seulement que la marche
vers la séparation fut extrêmement difficile car elle se heurtait à des
oppositions très fortes, à droite bien sûr, mais aussi chez certains membres du
bloc des gauches, et les manifestations antagonistes dans l’opinion étaient
également très vives. En revanche, certains lui reprochaient d’aller trop
lentement. Quoi qu’il en soit, la volonté de ne pas laisser le terrain libre à
Briand et aux socialistes fut la plus forte, et Combes déposa un projet de loi
de séparation.
Cependant, son ministère présentait de plus en plus
de signes d’usure. Le bloc des gauches avait tendance à se dissocier. Les
socialistes réclamaient des réformes d’ordre social et beaucoup reprochaient à
Combes de consacrer toute son énergie à la lutte contre la religion et de
négliger d’autres réformes, notamment d’ordre militaire, fiscal ou économique.
Des grèves, en particulier celle des mineurs, contribuèrent à l’affaiblir.
Mais, surtout, il fut attaqué violemment à propos des attitudes du ministre de
la guerre, le Général André, accusé d’avoir introduit un système de fiches,
c’est-à-dire d’encourager la délation des officiers suspectés de ne pas être
républicains ou d’être catholiques. En définitive, Combes fut amené à
démissionner le 18 janvier 1905 et fut remplacé à la Présidence du Conseil par
Rouvier.
La discussion du projet de loi de séparation
s’ouvrit à la Chambre le 21 mars, où il fut voté le 3 juillet, puis le 6
décembre par le Sénat. La loi fut promulguée le 9 décembre. Ce n’est donc pas
sous le ministère Combes qu’elle fut votée, même si, pour l’essentiel, c’est
son projet qui fut adopté.
Bien entendu, les clauses de cette loi valent aussi
pour les Eglises issues de la Réforme et les Communautés juives. Mais la
situation, pour elles, se présente d’une manière assez substantiellement
différente. D’une part, les milieux protestants avaient globalement bien
accepté, dans les décennies antérieures, la législation Ferry sur la laïcité
des écoles publiques et n’avaient guère ouvert ou maintenu d’écoles
confessionnelles. Ils se trouvaient d’autant plus à l’aise dans ces textes que beaucoup de leurs auteurs
étaient, à des titres divers, liés à des Eglises issues de la Réforme :
Ferdinand Buisson, Félix Pécaut, Jules Steeg, Octave Gréard, Pauline Kergomard
et bien d’autres. D’autre part, il est clair que les résistances émanant
surtout des milieux catholiques, beaucoup de réformés voyaient dans leur
adoption l’occasion de diminuer la puissance de l’Eglise romaine et d’acquérir
au sein de la société française un statut plus égalitaire. Aussi bien, le
climat de l’époque ne portait guère à l’œcuménisme. Au total, beaucoup de
pasteurs des Eglises réformées étaient plutôt favorables à la séparation. On
peut cependant dire, de manière plus nuancée, que les Protestants se répartissaient entre ceux
qui voyaient dans ces événements une occasion de restreindre la puissance
catholique, et ceux qui néanmoins contestaient les abus de ce qui leur
paraissait mesquin ou persécutoire. Ainsi, Gabriel Monod protesta contre le
risque que le combat contre les écoles et les congrégations faisait, à ses
yeux, courir à la liberté en tant que telle, et à la liberté religieuse en
particulier.
Au moment de conclure, on se gardera, comme nous
l’avons indiqué en commençant, de tout jugement de valeur sur le fond. Sans
doute est-il néanmoins permis de s’interroger sur les effets de la politique
d’Emile Combes par rapport à ses propres objectifs, c’est-à-dire sur la
pertinence de sa stratégie.
En dépit d’interprétations un peu simplifiantes,
Combes ne voulait sans doute nullement détruire le catholicisme en tant que
tel. En revanche, il cherchait à s’assurer du concours de l’Eglise aux
finalités du pouvoir politique, c’est-à-dire, en la circonstance, à la
consolidation du régime républicain. Mais cela l’a conduit à un comportement
politique foncièrement ambivalent : Il s’efforce d’obtenir et de renforcer
cette collaboration ; mais, à défaut d’y parvenir, vu la résistance d’un
très large partie de l’opinion, des congrégations, de l’épiscopat, et du
Saint-Siège, il entreprend de neutraliser et de marginaliser l’Eglise
catholique. Il ne veut ni supprimer le Concordat, ni promulguer la séparation,
mais il s’y résigne quand il constate qu’il lui est impossible de plier
l’Eglise à ses désirs. Dès lors, il la combat, mais il la combat par défi et
par dépit.
À court terme, il est bien évident qu’il est
parvenu à détruire certains aspects de la puissance institutionnelle de
l’Eglise. Il en a profondément disloqué certaines œuvres, entravé son
apostolat, infligé à ses ministres et à ses fidèles mille tracasseries que nous
n’avons pas analysé ici (Conflits relatifs à la sonnerie des cloches, aux
processions, aux cortèges funèbres, fermetures de chapelles, interdiction de
faire prêcher des religieux de congrégations non autorisées, souffrances de
l’exil et de la sécularisation, pugilats qui allaient entraîner les
inventaires, etc.…)
Mais, à long terme, les choses apparaissent bien
différentes et beaucoup plus complexes. Car il est désormais bien évident, par
exemple, qu’en remettant aux communes la propriété des Eglises, à l’Etat celle
des cathédrales, il libérait les diocèses et les paroisses d’une charge
financière qu’ils ne pourraient assurer. En amenant les milliers de
congréganistes à s’exiler, il a, sans s’en douter, entraîné leur implantation
sur tous les continents et l’expansion mondiale de leur rayonnement ;
beaucoup d’instituts religieux qui ne recrutent plus guère en France lui
doivent donc indirectement non seulement leur survie mais leur essor. En
supprimant le traitement du clergé, il en a appauvri les membres et, sans
doute, raréfié les vocations. Mais, simultanément, il responsabilisait les
fidèles de l’Eglise catholique en les obligeant à assumer personnellement
l’entretien de leurs prêtres par la création du Denier du culte. En abrogeant
le Concordat, il donnait au Pape une liberté de choix des évêques à laquelle il
aspirait depuis longtemps. En faisant adopter la séparation, il donnait à
l’Eglise une liberté d’action et d’apostolat dont le Concile Vatican II allait
théoriser la doctrine. À cet égard, il a suscité l’exact inverse de ce qu’il
souhaitait. Voulant asservir l’Eglise, il l’a d’abord profondément gênée, mais,
au total, il l’a libéré. On pourrait dire que le dépit est un mauvais
conseiller. »
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