jeudi 13 mars 2025

Le traumatisme de la guerre de 1870. L'école instrumentalisée.

 

Le traumatisme de 1870

L’instrumentalisation de l’école (première partie)

« Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », chanson de Villemer et Nazet, 1871 (wikipedia)

« Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine »

Il convient d’être prudent avec le regard que nous avons l’habitude de porter sur cette période d’après la guerre de 1870 qui aurait induit tous les cataclysmes provoqués par la perte de l’Alsace et d'une partie de la Lorraine. Même lorsque Charles Péguy, en 1913, nous parle de ses maîtres, ces « hussards noirs de la République », normaliens des années 1880 chers à son cœur, c’est avec nostalgie qu’il nous parle de ce temps où il était écolier. Lorsqu’il décrit l’engagement des maîtres dans un enseignement national patriotique, c’est déjà un passé qu’il regrette. Dans les faits, les images véhiculées dans les écoles de la toute jeune Troisième république, juste après le conflit de 70, sont des images guerrières et revanchardes s’il en est. Mais, ont-elles perduré ? Introduisons quelques nuances et penchons-nous un instant sur les représentations proposées aux écoliers durant la période 1870-1890.

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Avant la Grande Guerre, l’enseignement de la Patrie a beaucoup fonctionné avec nostalgie, cette mécanique qui consiste à dire que le rapport à la Patrie était meilleur autrefois. Toutefois, une ambivalence était née dans l’esprit des maîtres : enseigner la Patrie ne devait pas signifier promouvoir la guerre ou l’enseignement patriotique guerrier, de même que prôner la paix ne devait pas signifier ne pas instruire les enfants dans la possibilité d’avoir un jour à faire la guerre. L’écolier est un futur citoyen et s’il faut combattre, il le fera par devoir. En clair : dans l’école républicaine d’après 1870, on n’apprend pas aux enfants à faire la guerre. L’école n’est pas militarisée, tout du moins pas au début… mais en revanche, on apprend à l’écolier qu’il doit être capable de se transformer en soldat pour défendre la Patrie, héritage de la Révolution et de la République en danger. À devoir civique, enseignement civique et patriotique. On retrouvera cette ambivalence en 1939, et, comme en 1914, les instituteurs et leurs anciens élèves répondront présents, malgré les discours pacifistes enflammés de l’entre-deux guerres.


L’Oublié ! Émile Betsellère, 1872, détail (musée Bonnat-Helleu)

De nos jours, cette guerre de 1870 est particulièrement méconnue, cependant il faut savoir que les républicains de l’époque, dont Péguy, en avaient une très bonne connaissance, ainsi que de ses conséquences financières et territoriales : dette de guerre faramineuse et perte de l’Alsace et d'une partie de la Lorraine.


Image d’Épinal « L’ex-Empereur Napoléon III se fait prendre et livre aux Prussiens une armée française de 80 000 hommes » (Paris Musées Collections)

Va-t’en guerre ou pacifiste ? Les esprits des maîtres se brouillent, chez Péguy comme chez Pergaud (1)… La donne va changer avec les lois Ferry et les écrits pédagogiques de Lavisse ou de Ferdinand Buisson dans le Dictionnaire pédagogique. Ernest Lavisse, pape du roman national, y avait signé un article qui concluait : « Pour tout dire, si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales ; s’il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de bataille pour des nobles causes ; s’il n’a point appris ce qu’il a coûté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre Patrie, et dégager ensuite du chaos de nos institutions vieillies les lois qui nous ont faits libres ; s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil, l’instituteur aura perdu son temps. Voilà ce qu’il faut que dise aux élèves en maître le professeur d’histoire à l’École Normale comme conclusion de son enseignement. »



(collection musée)

Cette nouvelle orientation plus « guerrière » va se concrétiser, dès juillet 1882, par la création des bataillons scolaires, contre l’avis de Paul Bert, ministre de l’Instruction publique.  On peut alors parler de tentative de militarisation de l’école et l’idée de revanche face à l’Allemagne ressurgit. Les supports pédagogiques, dont le principal outil est le cahier, vont se couvrir d’images marquant les jeunes esprits de cette empreinte guerrière.


« Art. 1er. Les fusils scolaires, destinés aux exercices scolaires et mis en service en raison de trois par école (..) Art. 2. Ces armes ne seront délivrées que les jours des exercices préparatoires ayant pour but de démontrer le maniement du fusil devant la cible, le pointage et les positions du tireur. » (loi du 6 juillet 1882)

Les séries de protège-cahiers en question

Ces séries renvoient directement aux programmes conçus par Ernest Lavisse : « faire aimer la Patrie par le vivant souvenir des gloires nationales ». La mémoire de la guerre de 1870 prend place aux côtés des personnages héroïques ramenés sur le devant de la scène par la Troisième République : Clovis, Charlemagne, Jeanne d’Arc, Bonaparte (2) … Elle est cependant présentée en exclusivité de tout autre sujet dans 4 d’entre elles qui semblent les plus caractéristiques : Épisodes de la guerre de 1870, collection Pierre Varin-éditeur, vers 1890 (14 protège-cahiers retrouvés sur 15) ; Récits patriotiques sur la guerre de 1870-1871, collection Garnier frères et H. Lebrun, 1890 (18 protège-cahiers sur 25) ; Épisodes de la guerre de 1870, collection Leclanché frères, vers 1890 (18 protège-cahiers sur ?) ; Anecdotes militaires, 3 couvertures des Papeteries du Souche, 1890, nouveau titre repris en 1900 par Georges Dascher et Albert Fernique Nouvelles anecdotes militaires (20 protège-cahiers sur 20).    

Première série : la collection Pierre Varin















Deuxième série : collection Garnier frères et H. Lebrun



















La tentative de militarisation de l’école des années 1882 réussira-t-elle, sera-t-elle suivie d’effet au de-là de 1890 ? Réponse dans un prochain article qui dévoilera les deux dernières séries de protège-cahiers…

Sources  et bibliographie :

-       Archives et collections du Musée de la Maison d’École.

-       Articles de Péguy dans Cahiers de la Quinzaine, 1913, repris dans son livre L’argent.

-       Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, Ferdinand Buisson, 1878-1887 (https://histoire-education.revues.org/1233)

-       Question d’enseignement national, Ernest Lavisse, 1885.

-       La France à l’école, Yves Gaulupeau, 2004.

-       Actes du colloque : La perception de la guerre et son impact, 1870, de la guerre à la paix. Strasbourg-Belfort, 2013.

-       Les Instituteurs écrivains, Pierre Labracherie, n° spécial Le Crapouillot, n° 51, 1961.

-       Numérisations CANOPE.

Patrick PLUCHOT

(1) :


Louis Pergaud : de la Guerre des Boutons à la vraie guerre (© Maison Louis Pergaud)

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En 1910, en couronnant, Louis Pergaud, instituteur et coureur des bois, pour son livre De Goupil  à Margot, l’Académie Goncourt a consacré un maître d’école-écrivain occupé à cultiver son coin de littérature rustique, loin des courbettes et ronds de jambes des arrivistes spécialistes de la stratégie littéraire. Il avait hérité de son père, premier instituteur issu d’une lignée d’agriculteurs, le goût pour la chasse et l’observation des gens. Son éducation avait forgé en lui cette liberté de pensée qui lui sera tant reprochée. Entré 2e à l’École Normale de Besançon, il fut nommé, plus tard, à Landresse (en Franche-Comté, département du Doubs) où il remplit avec honnêteté ses devoirs professionnels. Arrivé dans ce village isolé en 1905, la population regarda de travers ce nouvel instituteur précédé de sa réputation de mécréant et de libre penseur. Cette année-là, la loi de séparation de l’Église et de l’État avait divisé cléricaux et anticléricaux. Les « notables » dénoncèrent l’enseignement pernicieux de Pergaud dans une pétition adressée à l’inspecteur primaire. Des pères de familles indignés y  fustigeaient « un maître d’école qui ne s’est même pas marié à l’église »… Il quittera l’enseignement en 1907 pour se consacrer à l’écriture. Après son Goncourt de 1910, arrive, en 1912, La Guerre des boutons, épopée enfantines de gosses francs-comtois. Pergaud déclare alors : « J’ai voulu restituer un instant de ma vie, de notre vie enthousiaste et brutale de vigoureux sauvageons en ce qu’elle eut de franc et d’héroïque, c’est-à-dire libérée de la famille et de l’école. »

Le conflit de 14-18 déclenché, Louis Pergaud, pacifiste convaincu, se rallie néanmoins à l’union nationale et sera un soldat et officier exemplaire, tout en tenant un carnet parmi les plus acerbes et réalistes qui nous ont été légués. Il sera aux premières loges puisqu’il rejoint Verdun le 2e jour de la mobilisation. Pour lui, accepter la guerre ne signifia pas fermer les yeux sur la situation. Il critiquera, dans ses carnets, le commandant de sa division qui cherche à gagner ses trois étoiles au prix du sacrifice de quelques centaines d’hommes… Voici un extrait d’une de ses dernières lettres à sa femme le 30 mars 1915 : « à deux reprises nous avons attaqué les tranchées ennemies devant nous. La première fois, c’était le 18 et la dernière fois le 27. Résultat : néant ; 700 poilus hors de combat, dont 250 morts, 350 blessés et environ 100 disparus. Ça a été une opération ridicule, d’autant que nous sommes à la pointe extrême du front, que la position que l’état-major de la division voulait conquérir n’offre aucun intérêt stratégique et qu’il est impossible de s’y maintenir. »

Dans la nuit du 7 au 8 avril 1915, Louis Pergaud tombait à la tête de sa section, dans la Woëvre, en se portant à l’attaque du village de Marcheville. Son corps ne fut jamais retrouvé. Paradoxe : Pergaud, maître d’école républicain, formé par l’esprit de Michelet et de Ferry, était parti se battre pour une France démocratique et pacifique contre une Allemagne féodale et arriérée, dans un esprit de conscription. Laissons-lui la conclusion : « J’ai l’intime conviction que cette guerre est salutaire et qu’elle est la suite des campagnes de la Révolution. »

 (2) : Revoir les articles :

Le roman national, toute une histoire : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2021/04/leroman-national-touteune-histoire.html#more

Vercingétorix dans le roman national : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2021/10/vercingetorix-dans-le-roman-national.html#more

Chronique des héros du roman national : Clovis : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2022/12/chronique-des-heros-du-roman-national.html#more

Chronique des héros du roman national : Charlemagne : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2021/07/chronique-des-heros-du-roman-national.html#more

Jeanne d’Arc dans le roman national : https://musee-ecole-montceau-71.blogspot.com/2021/12/jeanne-darc-dans-le-roman-national.html#more


1 commentaire:

  1. Une formidable galerie d'images scolaires sur la guerre de 70 qui devrait inviter à lire et relire les ouvrages consacrés aux républicains, héros de cette période: Gambetta, Clemenceau, Barodet etc.

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